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Telle est selon Philippe Bigard, directeur de l’Institut du Leadership BPI, la philosophie de l’accord interprofessionnel (ANI) sur la sécurisation de l’emploi signé en janvier dernier. Au cours d’une interview exclusive pour Metis, il analyse l’équilibre général de l’accord, sa contribution à la refondation de notre modèle social, les accords de maintien dans l’emploi et d’autres aspects de ce texte qu’il qualifie d’inespéré.

 

Bigard

L’accord sur la sécurisation de l‘emploi vous paraît-il équilibré ?
La conclusion de cet accord est assez inespérée. Peu auraient parié sur un texte aussi ambitieux : mais il est vrai que le cadrage de la négociation était lui-même très large à la fois multi sujets et multi objets. Je crois qu’il ne faut pas poser la question dans les termes d’un équilibre entre flexibilité pour les entreprises et sécurité pour les salariés. La philosophie de cet Ani n’est pas d’équilibrer, mais de dire que plus de flexibilité pour les entreprises c’est plus de sécurité pour les salariés. Le cœur de l’Ani c’est ça. Quand on traduit cela en droit, ça devient néanmoins beaucoup plus compliqué. Car historiquement toute la construction du droit du travail, c’est de rétablir une certaine égalité du salarié pour faire face à la subordination juridique issue du contrat de travail. On vient de voir d’ailleurs comment le Conseil d’Etat a demandé au gouvernement de revoir une disposition qui prévoyait que le salarié qui refuserait une mobilité pourrait être licencié pour motif personnel : ici le conseil d’Etat a dit non et a exigé que cela soit un licenciement pour motif économique individuel.

 

Cet accord participe t-il d’une refondation de notre modèle social ?
L’Ani prolonge l’effritement du modèle salarial collectif traditionnel, déjà visible avec l’accord de 2008, et dont on peut penser qu’il est inévitable. Il peut être une étape importante dans la refondation d’un modèle social devenu inadapté. Il renforce la négociation dans l’entreprise, alors que celle-ci est déjà très dynamique et que ce mouvement de « décentralisation » est inéluctable. Cela appelle à un changement de posture, à une forme de « révolution culturelle » de la part des directions et des syndicats dans leur façon de négocier. Par exemple sur la consultation autour de la stratégie de l’entreprise. La CGT fait elle-même le constat qu’elle s’était désintéressée du travail réel et qu’il faut y revenir. L’entrée des salariés dans les CA est sans doute une bonne chose mais il faut aller plus loin car l’on continue de gouverner les entreprises comme il y a plusieurs décennies alors que les salariés sont beaucoup plus qualifiés et beaucoup mieux formés. Aujourd’hui certains auteurs vont très loin et proposent d’aller vers un bicamérisme en matière de démocratie sociale dans l’entreprise sur le modèle de la démocratie politique des régimes parlementaires. On devrait profiter du fait qu’on a un gouvernement de gauche pour explorer ces pistes ! Ce qui importe aujourd’hui c’est une réforme du système de représentation. Comment fait-on pour renforcer le syndicalisme dans le pays : instaurer un système de « closed shop » à la française qui ferait que les salariés ne bénéficieraient d’un accord qu’à condition d’être affiliés à l’un des syndicats signataires ? Procéder à une réforme des modes de financement des syndicats ? Il faut trouver des solutions techniques pour renforcer le syndicalisme mais aussi prendre en compte une dimension culturelle et changer les représentations : aujourd’hui se syndiquer en France est encore vu comme un acte qui frise l’insubordination, ou à tout le moins un acte de défiance vis-à-vis de l’employeur.

 

Quelle analyse faites vous de la réforme des PSE et des accords de maintien dans l’emploi ?
S’agissant des plans sociaux, le chef d’entreprise va d’abord chercher par la négociation un accord majoritaire et à défaut obtenir une homologation. L’accord majoritaire va dans le sens du renforcement du dialogue social et appelle à un renouveau de la démocratie sociale. Il ne prend donc tout son sens que si l’on arrive à donner corps à la représentativité des salariés. Cela suppose des négociateurs vraiment représentatifs et ce, des deux côtés ! Car en dépit de la réforme de la représentativité de 2008, c’est quand même problématique de miser sur de tels accords quand on sait quel est le taux de syndicalisation dans le privé (environ 5% en moyenne nationale). On va voir aussi comment va se positionner l’administration au travers des nouvelles homologations et aussi ce que va produire la jurisprudence, administrative cette fois. Concernant les accords de maintien dans l’emploi, il est difficile de ne pas être d’accord ! On vient de voir que des syndicats qui les refusent au niveau confédéral sont prêts à les signer sur le terrain (FO, CGT). Mais ces accords dans le contexte de paupérisation générale du salariat posent une vraie difficulté. Dans le cadre de notre observatoire du travail, quand on interroge les salariés, 25% d’entre eux disent que leur salaire ne leur permet pas de se loger convenablement, 50 % disent ne pas pouvoir partir en congé régulièrement : la question des vraies marges de manœuvre des salariés est donc posée !

 

Voyez vous d’autres avancées dans l’ANI ?
Sur les questions de GPEC, de territoires, de sous-traitance, l’accord va dans le bon sens. C’est bien de se préoccuper des contrats courts, des sous-traitants avec cette notion de filière qui avance. Quant à la notion de territoire, j’espère que l’ANI sera complété avec la nouvelle loi de décentralisation, sur le versant de la formation professionnelle et du rôle des régions. Il y a quand même une question. Le compte personnel de formation mais aussi le droit à un conseil en évolution professionnelle, cela va se passer au niveau des territoires, mais quelle concrétisation ? La mise en œuvre reste floue à ce jour alors que les acteurs ici sont multiples. Par ailleurs, la loi Borloo avait institué une obligation de négocier sur la GPEC, aujourd’hui renforcée par une négociation sur la mobilité et un lien entre GPEC et formation. Le problème de cette approche là c’est que la GPEC reste largement une belle idée difficile à mettre en pratique : les stratégies restent éminemment contingentes, ensuite il y a des éléments confidentiels et on voit que nombre d’accords GPEC se résument à des listes d’outils mais rien ne se fait ou presque pour mettre en œuvre les actions permettant de réduire les écarts identifiés entre compétences actuelles et compétences requises. L’ANI va donc pousser à activer les politiques RH. Quant à la disposition de mobilité volontaire sécurisée, c’est un peu comme quand un couple dit vouloir prendre un temps de réflexion : il est rare qu’ils se réconcilient pour de bon ! Soyons donc réalistes : les salariés qui partiront en mobilité ne reviendront pas dans la une très grande majorité de cas ! C’est là encore une disposition séduisante intellectuellement, mais qui montre bien que pour la plupart les négociateurs sont depuis longtemps éloignés des réalités du terrain.

 

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