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par Marie-Noëlle Auberger

Bien qu’en retrait par rapport au Japon, aux Etats-Unis, à l’Allemagne ou à la France, les entreprises chinoises s’intéressent désormais elles aussi à la RSE. A ce jour, près de 200 d’entre elles ont rejoint Global Compact, le Pacte mondial rassemble les entreprises qui « s’engagent à aligner leurs opérations et leurs stratégies sur dix principes universellement acceptés touchant les droits de l’homme, les normes du travail, l’environnement et la lutte contre la corruption ». Mais cela a-t-il amené une amélioration des conditions de travail ? Réponse dans une note de lecture d’un article de Clément Séhier, publiée par Marie-Noëlle Auberger dans la Missive de Gestion Attentive, et que celle-ci nous a aimablement autorisés à reprendre.

 

Shangai

Clément Séhier constate tout d’abord la forte baisse de la part de la rémunération du travail dans la valeur ajoutée qui, de 1990 à 2005, est passée de 50 à 37% du PIB. Il souligne un autre fait très important, la différence importante de statut et, partant, de rémunération et de protection sociale, existant entre les mingong (paysans migrant en ville où ils ne disposent pas du livret de résidence, le hukou) et les travailleurs permanents des entreprises publiques.

 

Le monde du travail ne connaît ni liberté syndicale ni négociation collective ni droit de grève, et le syndicat est de fait une annexe du département des ressources humaines, ce qui n’empêche pas l’augmentation des « incidents de masse », que l’on peut traduire par « grève sauvage ». Non seulement l’inégalité croissante des revenus constitue un risque pour la stabilité sociale mais elle limite la consommation intérieure et donc la dépendance de l’économie aux exportations. En conséquence, le gouvernement central cherche à augmenter le salaire minimal, sans que ces consignent soient toujours respectées dans les régions.

 

Les firmes multinationales tiennent une place importante dans le développement de l’industrie chinoise ; présentes depuis les années 1970, elles se sont adressées à des sous-traitants dans l’habillement puis ont effectué une certaine montée en gamme dans l’électronique et l’informatique. Les conditions de travail chez ces sous-traitants ayant attiré l’attention des ONG et des médias des pays d’origine de ces firmes, celles-ci ont alors élaboré des codes de conduite et procédé à des audits sociaux.

 

Une RSE chinoise a minima

En 2005, la révision de la loi chinoise sur les entreprises a fait mention de la responsabilité sociale et l’Etat a investi dans la création de centres de recherche et de publications économiques dédiées à la RSE, a apporté son soutien au Global Compact dont une antenne fut créée à la Fédération nationale des syndicats chinois de l’industrie et du commerce. Pour l’auteur, cela signifie que « l’Etat n’entend pas laisser la main dans la régulation du capitalisme, face à la montée des règles privées reposant sur des conventions internationales que la Chine refuse toujours de reconnaître[i] ». Il ajoute « On peut y voir aussi la marque d’un Etat paternaliste cherchant à promouvoir de meilleures conditions de travail dans l’industrie en dehors des canaux traditionnels de règlement des conflits entre le capital et le travail. »

 

Depuis le milieu des années 2000, les grandes firmes chinoises s’engagent dans la RSE. Ainsi, en 2005, une initiative de l’agence China National Textile and Apparel Council (CNTAC), une rémanence du défunt Ministère du Textile, établissait la norme CSC9000T, qui contient des avancées sur le travail des enfants, le temps de travail, l’existence de contrats mais rappelle que la Fédération nationale des syndicats chinois est la seule organisation syndicale légale et ne dit rien du droit de grève. Cette norme est de fait une règle de gestion pour les managers. La norme CSC9000T ignore non seulement la liberté d’association et le droit à la négociation collective mais encore le principe de non-discrimination, celle-ci étant au contraire institutionnalisée, avec le système du hukou qui fait des migrants de l’intérieur des citoyens de seconde zone, et provoque de leur part un fort turn over.

 

L’hypocrisie des firmes multinationales

Les codes de conduite des firmes multinationales ne peuvent pas être appliqués, celles-ci imposant des normes à leurs sous-traitants sans leur donner, en termes de délais ou de prix, les moyens de le faire. Le délégué à l’éthique de la firme multinationale ne dialogue nullement avec les acteurs locaux, considérant les salariés comme des victimes et non comme de possibles acteurs du changement.

 

Ainsi, souligne Clément Séhier, « quinze ans après les premières initiatives, la RSE n’a pas entraîné d’améliorations significatives des conditions de travail ». « Une firme multinationale qui se lancerait seule en quête de sous-traitants vertueux se retrouverait de fait dans une situation défavorable par rapport à ses concurrentes, avec des dépenses supplémentaires en sourcing et par nécessité d’accorder des compensations au sous-traitant pour les efforts fournis (sous la forme de hausse des prix ou d’allongement des délais des commandes) ». De ce fait, la logique des formes multinationales est donc de chercher les coûts les plus bas tout en prenant des dispositions pour éviter d’être inquiétées par les ONG. Ce n’est donc que collectivement que des mesures de RSE pourraient être efficaces. Des initiatives sectorielles ont été prises dès la fin des années 1990, ainsi ICTI-Care pour les jouets, qui rassemble 75% des acteurs du secteur. Cependant, Clément Séhier ne se montre guère optimiste : « Depuis quinze ans, les contrôles imposés par les formes multinationales aux usines ont pris la forme d’un rite visant à dédouaner les grandes marques plutôt qu’à améliorer les conditions de travail ». Et les chambres de commerce étrangères en Chine s’opposent à la construction d’un cadre légal protégeant les travailleurs chinois, en brandissant la menace de délocalisation.

 

Les contradictions du modèle

« La dernière décennie a été marquée par une montée des contradictions au sein du rapport salarial chinois, qui rendent de plus en plus difficilement soutenable le maintien d’une accumulation basée sur l’exploitation de la main d’œuvre migrante ». L’évolution démographique conduit à une pénurie de main d’œuvre et la dépendance aux exportations s’est accrue depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC, les dirigeants chinois sont en conséquence convaincus que la consommation intérieure devra être relancée par l’augmentation des revenus les plus faibles. Ils entendent garder la mainmise sur la représentation des travailleurs mais cherchent un moyen de renouveler les compromis sociaux encadrant le travail. « La tentative de rééquilibrage de la relation salariale par l’élaboration de règles privées au niveau des entreprises, qui aurait pu être complémentaire de cette évolution, n’est pas parvenue à s’imposer » car une norme ne passe dans les faits que si les acteurs se l’approprient, et pour cela elle doit être en rapport avec les pratiques existantes.
Ainsi, les codes de conduite inspirés des normes de l’OIT « s’inscrivent dans un registre éthique visant à « discipliner » les usines sous-traitantes sans pour autant leur donner les moyens de les mettre en place. »

 

Experts et activistes

A la fin des années 2000, dans le contexte de raréfaction de la main d’œuvre et de l’arrivée d’une nouvelle génération plus revendicative rendant nécessaire d’adapter la gestion de la main d’œuvre et l’organisation du procès de travail, un renouvellement des initiatives fut dû à l’arrivée des « experts » et des « activistes ». Les experts recommandés par les firmes multinationales transmirent leur savoir-faire en matière de RH, les programmes visant par exemple à favoriser les gains de productivité par une meilleure communication ou à lutter contre le turn-over en améliorant l’environnement de travail. Mais rien ne dit que les nouvelles normes institutionnelles données par les experts se traduiront en faveur des mingong. Les organisations de défense des travailleurs investissent le mouvement RSE pour promouvoir la participation et la représentation des travailleurs sur leur lieu de travail, par des programmes financés par les entreprises multinationales, en dehors des syndicats officiels. Ceci est particulièrement vrai dans le Guangdong, du fait de la proximité de Hong-Kong et de la densité du tissu industriel de la région. Mais les obstacles sont nombreux : réticence du management, dépendance du financement de la maison mère, importance du turn over de la main d’œuvre, prérogatives restreintes des comités, durée limitée des programmes, contraintes pesant sur les ONG… Ainsi, selon l’auteur « en dépit des avancées, les perspectives d’endogénéisation des mouvements de RSE, qui passerait le relais à des acteurs locaux autonomes, restent à de nombreux égards limitées. »

 

En conclusion, Clément Séhier affirme que : « Entre une vision gouvernementale empreinte de « paternalisme » et celle d’activistes défendant la démocratisation de la représentation des travailleurs, la RSE sera avant tout façonnée par les nouvelles relations entre l’État, les directions d’entreprises capitalistes et les travailleurs, c’est-à-dire par les rapports sociaux structurant le rapport salarial. »

 

[i] Sur les huit conventions fondamentales de l’Organisation internationale du Travail, la Chine a ratifié la N° 100 de 1951 sur l’égalité de rémunération, la n° 111 de 1958 sur les discriminations, la n° 138 de 1973 sur l’âge minimal au travail et la n°182 de 1999 sur les pires formes du travail des enfants. Elle n’a pas ratifié la n° 29 de 1930 sur le travail forcé et la n° 105 de 1957 sur l’abolition du travail forcé mais indiquait en septembre 2008 qu’elle « poursuivait la coopération avec l’OIT » à cet égard ; cependant, la ratification de la n° 87 sur la liberté syndicale et de la n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation de convention collective n’était alors pas du tout à l’ordre du jour.

Pour mémoire, rappelons que si les pays européens ont ratifié les huit conventions et le Japon six d’entre elles, les Etats-Unis n’ont pas ratifié les conventions nos 29, 87, 98, 100, 111 et 138 et que le gouvernement a indiqué en août 2008 « qu’il n’y avait rien de nouveau en ce qui concerne la ratification des conventions fondamentales ».

 

A propos de l’article

Note de lecture parue dans la Missive de Gestion Attentive à propos de l’article publié par Clément Séhier, économiste au Centre lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques, CLERCÉ, Université Lille I, dans la Revue de la Régulation début 2014. Il est aussi l’auteur de l’article « Chine » dans le Dictionnaire critique de la RSE paru aux Presses universitaires du Septentrion.

 

Pour aller plus loin

Aiqing Zheng – Droit des conflits du travail quand la Chine s’éveille (Janvier 2009)

 

Chine bus

Crédit images : CC/Flickr/ESI Design & CC/Flickr/See-ming Lee

 

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