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par Jeremy Myerson, Claude Emmanuel Triomphe, Albane Flamant

Le monde du travail est un environnement complexe et mystérieux. Pour Jeremy Myerson, le meilleur moyen d’en percer les secrets est d’analyser la façon dont se conçoit un lieu de travail. Le type d’espace offert aux salariés, les meubles qui le décorent… tous ces éléments peuvent être utilisés pour mieux comprendre les dynamiques au sein de l’entreprise. En tant que directeur du Helen Hamlyn Center for Design au Royal College of Art, le professeur Myerson a partagé avec Metis ses impressions sur l’évolution du lieu de travail dans la culture occidentale.

 

Jeremy Myerson

Comment la conception du lieu de travail a-t-elle évolué au cours des 150 dernières années ?

A mon sens, il y a eu trois grandes vagues de changement, et chacune d’entre elles influence encore aujourd’hui la façon dont nous travaillons. A la fin du 19ème siècle, nous avons vu apparaître le bureau « tayloriste » (en référence à Frederick Taylor) en complément à la vie de l’usine, qui était au centre du système de production. Il s’agissait d’une période riche en progrès technologiques, avec d’un côté des inventions telles que la machine à écrire, l’ampoule et le téléphone qui ont complètement révolutionné le travail de bureau, et de l’autre l’apparition de nouvelles méthodes et matériaux de construction (comme par exemple l’acier) qui ont changé la donne pour les architectes. Toutes ces innovations ont contribué à remodeler le lieu de travail autour d’un seul concept : l’efficacité. Le bureau était devenu une sorte de machine qui pouvait être ajustée afin de produire de meilleurs résultats.

 

Cette approche était peut être appropriée au temps où les travailleurs n’accomplissaient principalement que des tâches routinières, mais elle reste toutefois très présente dans le lieu de travail contemporain : aux yeux des entreprises, l’organisation tayloriste du lieu de travail est très attrayante en raison du contrôle qu’elle permet d’avoir sur le travail des salariés, même s’il n’existe aucune preuve laissant supposer qu’il s’agit d’une meilleure façon de travailler.

 

La deuxième vague de changements a eu lieu après la deuxième guerre mondiale dans un mouvement mené par les pays scandinaves en réaction au fascisme, et qui s’est ensuite étendu à l’Allemagne et aux Pays-Bas. Dans cette période de plein emploi, les entreprises étaient en concurrence les unes avec les autres pour recruter des salariés, et c’est de cette campagne de charme qu’a finalement émergé le bureau « social-démocrate ». Plutôt que de proposer des salaires plus élevés, les employeurs avaient décidé de se concentrer sur l’amélioration des conditions de travail dans leur ensemble. Les salariés avaient à présent un rôle à jouer dans la conception de leur lieu de travail, qui est progressivement devenu plus collégial et plaisant avec une dynamique visant à promouvoir des relations plus informelles. C’était une période d’expérimentation, avec des mouvements tels que le Bürolandschaft (bureau paysagé) dans l’Allemagne des années 50 : ses architectes avaient dessiné un bureau ouvert dont l’organisation spatiale antihiérarchique était sensée promouvoir la communication et la collaboration. De nombreuses entreprises ont d’ailleurs profité de cette tendance sociale-démocrate pour construire de véritables « cathédrales ». Ainsi, à la fin des années 80, Scandinavian Airlines avait dessiné le bâtiment qui abriterait son quartier général avec une rue centrale bordée d’arbres ainsi qu’un bar-cappucino et une piscine.

 

Cependant il est clair que ce modèle était loin d’être parfait, et les critiques ne manquaient pas de dénigrer ses tendances paternalistes : le lieu de travail était en fait dessiné pour que les travailleurs veuillent y passer plus de temps. De plus, pour avoir l’espace nécessaire à leurs grands projets de construction sociaux-démocrates, les employeurs avaient déplacé leurs bureaux en dehors des centres-villes pour créer les parcs industriels que nous connaissons aujourd’hui.

 

Et quelles sont les tendances actuelles ?

L’avènement des nouvelles technologies telles que les smartphones et le cloud computing ont lancé une troisième vague de changement qui a donné ce que j’appelle le « bureau connecté », où l’espace est perçu comme une commodité, et où il existe une désolidarisation croissante entre le travail et le bureau traditionnel. Dans ce modèle, ce dernier est perçu comme un lieu propice au tutorat, à la formation et éventuellement à l’innovation, alors que la majorité du travail plus classique se fait à présent en dehors du siège de l’entreprise. En effet, de nombreuses études démontrent que les deux-tiers des tâches quotidiennes des salariés de la nouvelle économie du savoir se font sans aucune interaction avec leurs collègues ! Il y a donc de nombreuses expériences en cours sur la façon de mieux gérer ce type de salariés (programmeurs, para légaux, analystes, etc.) à distance. On voit également émerger de nouvelles pratiques, telles que par exemple le partage des postes de travail, qui sont à présent conçus de la même façon qu’une chambre d’hôtel afin de pouvoir accueillir plusieurs personnes au cours d’une même journée. Certaines entreprises se débarrassent même de leurs bureaux physiques et paient à leurs salariés un abonnement à un espace de coworking généralement plus proche de leur domicile ou du centre-ville, et qui répond mieux aux attentes de ces derniers. Cela fait partie d’une tendance générale qui va vers un « amincissement » du lieu de travail où il y a de moins en moins de câbles, de moins en moins de meubles, de moins en moins de gros ordinateurs ou de serveurs imposants et de moins en moins de division hiérarchique, alors que d’autre part les services (sécurité, nettoyage) sont de plus en plus sous-traités.

 

Il existe en fait à différents degrés des exemples de chacun de ces bureaux dans le monde entier. De manière paradoxale, le modèle social-démocrate est encore très présent dans la mentalité de grandes entreprises technologiques comme Google par exemple. Il est également important de souligner le fait que même si les bureaux tayloristes étaient très centralisés et contrôlés, le travail en lui-même était physiquement confiné au temps passé par le travailleur dans les locaux de l’entreprise. Pour la plupart des métiers de l’époque, il était tout simplement impossible au salarié de travailler de chez lui le soir ou pendant le week-end : la journée de travail avait un début et une fin définis. A l’inverse, dans le bureau connecté, le travail est fragmenté (voire sous-traité quand c’est possible) mais il est également très contrôlé grâce à toutes les nouvelles façons qu’il existe de mesurer certains de ses aspects. Un manager peut ainsi déterminer exactement combien de temps un employé a passé sur les réseaux sociaux sur les ordinateurs de l’entreprise, ou l’heure à laquelle il commence chaque jour à travailler.

 

Si l’on part de l’idée que le modèle social-démocrate a été influencé par le contexte sociologique d’après-guerre, quel rôle jouent aujourd’hui les concepts néolibéraux dans la conception du lieu de travail ?

Si l’on conçoit le lieu de travail comme un endroit où s’affrontent le travail et le capital, on peut voir que la relative pénurie de main d’œuvre de l’après-guerre avait placé les salariés en meilleure position pour négocier leurs conditions de travail. Aujourd’hui, cette relation est totalement asymétrique du fait des emplois détruits suite aux innovations numériques et à la crise économique. Les valeurs néolibérales dominent notre société, comme le révèle une analyse plus poussée de la façon dont est conçu le lieu de travail : les architectes qui le dessinent parlent aux managers ou aux propriétaires de l’entreprise, mais ont très peu de contact avec les utilisateurs réels qui se trouvent en bas de l’échelle hiérarchique. J’ai récemment participé à une conférence où des dirigeants d’entreprise se sont vus poser cette question précise. Ils ont répondu qu’ils consultaient en effet le staff, « mais pas de façon significative ».

 

Cette approche pourrait pourtant bientôt changer du fait de la place croissante qu’occupent les espaces de coworking dans le monde du travail. Leur offre de services va aujourd’hui bien au-delà d’un simple endroit où brancher son ordinateur : ils proposent des espaces de réunions, des programmes de tutorat, de formation… et contrôlent progressivement une part grandissante des processus intellectuels qui régissent le travail. Certains de ces centres de coworking établissent même des fonds de capital-risque pour investir dans de nouvelles entreprises ! Ce sera peut être une façon d’impliquer les utilisateurs dans des formules de conception participative du lieu de travail, puisque le but des entreprises de coworking est de satisfaire les besoins de leurs utilisateurs directs.

 

Comment ces transformations ont-elles modifié le travail des syndicats ?

Cette nouvelle organisation du lieu de travail change considérablement la donne pour les syndicats : par exemple, les agents d’entretien et les gardiens de sécurité qui travaillaient pour des grandes entreprises bénéficiaient auparavant des droits sociaux négociés pour l’ensemble des salariés. Du fait de la fragmentation du travail, les syndicats ont beaucoup plus de mal à défendre les droits de cette catégorie de travailleurs.

 

En règle générale, les syndicats ont toujours eu du mal à s’impliquer dans les débats autour de la conception du lieu de travail, à l’exception peut être des régulations qui protègent la santé des travailleurs : ça a été récemment le cas au Danemark par exemple, où les syndicats locaux ont été très impliqués dans un texte législatif visant à procurer aux salariés des tables de travail qui puissent être ajustées en position assise ou debout. Historiquement, ils ont aussi joué un rôle important dans la régulation de l’éclairage sur le lieu de travail. Aujourd’hui les syndicats essaient surtout d’alerter l’opinion publique sur le glissement vers le télétravail, qui est à leur sens une tentative des entreprises de réduire leurs coûts aux dépens des travailleurs.

 

Dans un monde du travail fragmenté et globalisé dans lequel la location physique est de moins en moins importante, il est difficile de préserver les droits syndicaux traditionnellement liés au site de l’entreprise.

 

Traduit de l’anglais par Metis

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