Sujet sensible s’il en est, et beaucoup plus encore en France que dans d’autres pays européens, les restructurations renvoient à des mesures extrêmement diverses. Tout commence par un problème de définition : de quoi parle-t-on ? S’agit-il de réductions d’effectifs, de plans sociaux, de fermetures d’entreprises comme l’entend généralement l’opinion publique ? Mais quid des fusions-acquisitions ou bien encore des refontes de processus, des réorganisations internes ? Que faire de l’introduction de méthodes ou de technologies nouvelles ? Le caractère protéiforme des restructurations entraîne alors des définitions qui deviennent, à l’instar de celle proposées par la Commission Européenne, si larges qu’elles englobent la quasi-totalité des « changements » organisationnels. Comment alors les mesurer et pour quoi faire?
Mesure des restructurations : la grande diversité des possibles
Puisqu’il s’agit de modifications de la structure des entreprises, les premiers réflexes voudraient que l’on s’intéresse aux indicateurs susceptibles de les refléter : démographie et taille des entreprises, constitution de réseaux et de groupes, changements dans la composition du capital ou dans les organisations managériales etc.. Or les données en la matière sont fragmentaires et, pour beaucoup, non récurrentes. Si les statistiques relatives aux créations, aux défaillances et à la taille des entreprises sont à la fois communes et très répandues en Europe, il en va beaucoup moins de tout ce qui touche à leurs dynamiques d’une part et à tout ce qui a trait à la manière dont le tissu économique se structure. Prenons l’exemple de ces galaxies, devenues pourtant très courantes, que sont les groupes et réseaux : doit-on qualifier un groupe au prisme du contrôle du capital et si oui, à quel niveau mettre la barre ? Doit-on aussi prendre en autres d’autres techniques comme celle des licences, des franchises, de la propriété intellectuelle ou, de plus en plus, du contrôle des usages ? L’on se heurte ici à des questions juridiques et techniques qui conduisent à méconnaître la réalité.
Cela n’empêche pas l’INSEE en France de lancer parfois des études originales. L’une d’elle, non reconduite, notait par exemple que la France avait assisté depuis le début des années 1990 à une explosion du nombre des groupes. Ainsi, en 2008, l’institut recensait plus de 40 000 groupes sur le territoire français qui employaient près de huit millions et demi de personnes. Et contrairement aux idées reçues, les grands groupes ne sont pas les plus nombreux : ainsi, plus de 95 % des groupes emploient moins de 500 salariés, on parle alors de microgroupes.
Corolaire de ces évolutions, le recours à la sous-traitance qui pose lui aussi un problème de taille : la définition du phénomène est tout sauf calée à l’échelon européen ou international et, vu la globalisation actuelle des chaînes de valeur, cela constitue un obstacle considérable à son évaluation. Pourtant certains travaux empiriques s’y sont risqués et montreraient que ce type de prestation qui ne concernait « que » 60% des entreprises au milieu des années 80 serait passé à plus de 85% depuis le début des années 2000.
D’autres travaux ont voulu mesurer l’importance des délocalisations /relocalisations et ont montré que le phénomène, bien qu’en accélération depuis le début des années 2000, était beaucoup moins important que celui décrit par les médias et largement relayé par la classe politique.
Enfin nous disposons d’indicateurs qui s’attachent à rendre compte des transformations sectorielles ou territoriales sous l’angle de l’emploi. C’est ainsi que l’on a pu constater que depuis la fin des années 90 , la composition de l’emploi avait beaucoup évolué, certains secteurs comme le commerce, les transports, les activités financières, les services aux entreprises ou les services de santé voyant leur part augmenter alors que d’autres comme les industries des biens intermédiaires et des services aux entreprises ont vu leur quote-part baisser.
Restructurations et emploi
Pourtant, quelle que soit l’importance, souvent majeure de ces indicateurs, ce n’est pourtant pas ceux-là qui sont en général dans notre viseur. Celui-ci ci privilégie en effet les impacts humains, et en tout premier lieu ceux sur l’emploi, ce qui à première vue semble légitime. Et pourtant ses conséquences sont à bien des égards discutables.
En matière d’emploi, le paradoxe est de disposer à la fois de trop de mesures mais aussi de manquer d’indicateurs fiables. Trop, car pêle-mêle nous disposons d’indicateurs sur les licenciements économiques, sur les licenciements collectifs, les plans sociaux, sur les créations d’emplois, sur les mouvements de main d’œuvre et j’en passe. Pas assez pour deux grandes séries de raisons : d’une part nombre de ces mêmes indicateurs sont peu fiables – par exemple l’annonce de réductions d’emplois est mal corrélée par le nombre de suppression effectives, d’autre part, la multiplication de motifs de rupture – comme en France la rupture conventionnelle – ou des fins de contrats courts rend de plus en plus malaisée la saisie des pertes d’emplois par le biais des licenciements économiques. Et si nous passons au niveau européen, le seul indicateur existant est celui d’Eurofound qui ne décompte que les suppressions/créations d’emplois d’une certaine ampleur annoncées par voie de presse ! Et tout cela ne nous dit rien sur les pertes ou les acquisitions de compétences..
Enfin peut-on réduire les impacts humains aux impacts sur l’emploi ? Troubles sanitaires et risques psycho sociaux comme ceux mis en évidence par le rapport HIRES, pertes de revenus, déstabilisations sociales et familiales ne font l’objet d’aucun indicateur sérieux ; et, à ce jour seule une étude suédoise du début des années 2000 a tenté, pour les seules fermetures d’entreprises, de rendre compte de ce halo.
Mesure des restructurations : la pauvreté des indicateurs et ses conséquences
Cette question des indicateurs, est donc tout sauf une question technique. La manière dont on mesure témoigne de la manière dont on perçoit et de la manière dont on agit ou veut agir. L’absence d’indicateur fiable au niveau européen, ne serait que sur les licenciements collectifs – et ce alors qu’une directive, non respectée, oblige tous les Etats membres à mettre en place leur suivi – est le signe patent d’un phénomène que l’on ne veut sans doute pas voir. Parce qu’il est trop douloureux ? Parce que les doctrines libérales privilégient le laisser faire ? Parce que la pensée sociale est restée nationale ? Sans doute un peu des trois.
Mais il y a plus interpellant. Les indicateurs sur l’emploi sont des indicateurs le plus souvent a posteriori ou très peu en amont des décisions annoncées. Se focaliser sur eux empêche la construction de politiques d’anticipation dignes de ce nom. La pauvreté des indicateurs réellement structurels a des tas de conséquences sur le niveau de l’action, publique ou privée, les responsabilités des uns et des autres, les scénarii possibles ou souhaitables. Et cela tant au sein même des entreprises, que sur les territoires, à l’échelon professionnel, national ou international.
Elle aboutit à rendre les entreprises hyper responsables de mutations, qui bien souvent les dépassent. Mais elle satisfait bien des demandes de réparations et d’indemnisations. Certaines tentatives ont pu enrichir ou élargir ces données. Mais elles restent sans commune mesure avec le poids d’indicateurs liés à notre obsession, l’emploi. Cela nous conduit, et la preuve en est apportée tous les jours, à pratiquer la politique de l’ambulance beaucoup plus que celle qui devrait être première en politique, à savoir préparer l’avenir.
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