Le CDI, présenté par la loi comme « forme normale et générale du contrat de travail », est rendu responsable de nombreuses contraintes qu’il fait peser sur les employeurs. Les réformistes plaident pour un assouplissement du contrat de travail, sensé favoriser la croissance et améliorer la compétitivité des Etats. Mais qu’en est-il des contreparties en échange d’un emploi plus facile à rompre ? Dans une perspective comparée, Jean Louis Dayan questionne pour Metis les contours de la réforme du contrat de travail.
Parmi les réformes salvatrices que l’on reproche à nos gouvernants successifs mais tous pusillanimes d’éluder figure en bonne place celle du contrat de travail. C’est une vieille histoire. Voici plus de trente ans déjà (1984), patronat et syndicats échouaient à conclure un accord national sur la flexibilité de l’emploi, après que le CNPF d’alors ait promis près de 400 000 créations d’emploi en contrepartie de l’instauration d’« emplois nouveaux à contraintes allégées ». Depuis, la question n’a cessé de hanter le débat public et la négociation sociale, avec pas moins de quatre accords nationaux interprofessionnels (ANI) conclus entre patronat et (certains) syndicats avant d’être repris par la loi.
A grands traits, il s’est d’abord agi d’accompagner la suppression du contrôle administratif des licenciements économiques (1986), puis de définir les obligations de reclassement des salariés licenciés (« plan social » de 1989), enfin de « sécuriser » l’employeur en réduisant les sujets de contestation devant les tribunaux (2013). Tout en facilitant notablement la rupture du CDI avec l’introduction de la rupture conventionnelle, l’accord de 2008 a quant à lui enterré pour un temps l’idée du contrat unique en confirmant le CDI comme « forme normale et générale du contrat de travail », CDD et intérim devant faire l’objet, sous le contrôle des institutions représentatives du personnel, d’un usage « responsable », en seule réponse aux « besoins momentanés de main d’œuvre ». La jurisprudence a pris aussi sa part de l’évolution du droit, la Cour de Cassation ayant peu à peu élargi le champ du « motif économique » des licenciements – de la réduction d’activité de l’entreprise à la sauvegarde de sa compétitivité -tout en renforçant le contrôle du juge sur sa réalité.
Pourtant, au dire des détracteurs du contrat de travail à la française, rien de sérieux n’aurait été fait pour mettre fin à ses méfaits. Que lui reprochent-ils donc ?
De quoi le CDI est-il coupable ?
Directement inspirée par les thèses de l’économie néo-classique contemporaine, la critique du droit du travail met en accusation les contraintes excessives qu’il ferait peser sur l’employeur. Le marché du travail n’est certes pas un marché comme les autres (il s’y achète et s’y vend une marchandise bien particulière), mais il reste un marché. Or, les procédures, délais et indemnités prescrits par la loi et les conventions collectives rendraient aujourd’hui trop coûteuse la rupture du CDI, voire la simple révision de ses clauses (salaire, qualification, temps de travail). D’autant plus qu’à ces coûts certains s’ajoutent, en raison des pouvoirs étendus d’appréciation du juge, ceux d’un litige perdu (dommages et intérêts, plan social à revoir), impossibles à chiffrer d’avance. En décideur rationnel, l’employeur n’aurait d’autre choix que de limiter l’embauche en CDI au minimum nécessaire pour s’assurer le stock de compétences dont il a un besoin permanent ,et pour le reste, recourir à des contrats de travail dont la rupture est réglée d’avance (CDD, intérim), ou encore à une main d’œuvre externe par le biais de contrats commerciaux (sous-traitance, achats de services, tiers employeurs).
Dans l’argumentaire patronal, qui rencontre un écho certain chez les gouvernants, l’insécurité a donc pris le pas sur la rigidité, renversant au passage les responsabilités : ce n’est plus le salarié dont l’emploi est menacé qui aurait le plus besoin de sécurité, mais son employeur, légitimement soucieux de savoir d’avance de ce qu’il lui en coûtera de licencier.
De son côté, surprotégé par les rigueurs du droit, ledit salarié ne serait guère incité à atteindre ses objectifs ni à consentir aux adaptations nécessaires à la rentabilité, voire à la simple survie de l’entreprise. Et s’il finit par perdre son emploi, il risquera d’autant plus le chômage de longue durée ou les petits boulots que les embauches en CDI auront été rendues plus rares par les rigueurs de la loi.
La solide alliance ainsi établie entre économistes néoclassiques et réformateurs libéraux repose sur ce vieil adage selon lequel l’Enfer est pavé de bonnes intentions. Quelle meilleure intention en effet que de protéger le travailleur salarié des aléas de l’économie de marché en lui garantissant un horizon d’emploi prévisible et durable ? Mais avec quels effets pervers aussi : les règles de « protection de l’emploi » porteraient sont coût au-dessus du seuil qui assurerait l’emploi de tous, les moins qualifiés étant les premiers exclus ; elles entraveraient les capacités d’adaptation des entreprises ; elles segmenteraient le marché du travail entre emplois durables et protégés d’un côté, emplois précaires et récurrents de l’autre, l’accès au premier segment devenant toujours plus étroit. D’où un marché du travail moins performant, la législation freinant la réallocation de la main d’œuvre entre emplois, entreprises, secteurs et métiers, source permanente de « destruction-créatrice » et avec elle d’innovation et de croissance. Et un marché du travail injuste, qui réserve les emplois durables et de qualité à ceux dont la qualification et l’expérience rendent l’embauche en CDI rentable, et relègue les autres sur le marché « secondaire » des emplois précaires et mal rémunérés.
Pour autant, sauf exception jusqu’au-boutiste, il ne s’agit pas pour ses détracteurs de remplacer le CDI par une relation d’emploi entièrement précaire, c’est-à-dire résiliable à tout moment et sans condition par chacune des parties. Ils reconnaissent également à la protection de l’emploi quelques vertus, pour les salariés à qui elle garantit un minimum de continuité professionnelle, mais aussi – surtout, de leur point de vue – pour leurs employeurs et l’économie: sous certaines conditions, fidéliser la main-d’œuvre est un investissement rationnel qui développe les compétences et les capacités d’adaptation internes (apprentissage au travail, gestion prévisionnelle des compétences, formation continue, mobilité) et donc la compétitivité des entreprises.
Aussi leur objectif n’est-il pas tant de réduire la protection de l’emploi dans l’absolu que de la rapprocher en France de la moyenne des pays comparables, qui sont aussi ses principaux concurrents. Leur plaidoyer prend d’autant plus de force que ces pays procèdent eux-mêmes – ou ont déjà procédé – à une telle réforme (l’Italie dernière en date avec son « Jobs Act »). De fait, l’assouplissement du contrat de travail est l’une des mesures phares des stratégies compétitives nationales – du dumping social entre états si l’on préfère – particulièrement depuis la crise de 2008 et ses effets ravageurs sur l’emploi. Prôné avec constance par l’OCDE puis par l’Union européenne dès les années 1990, le CDI allégé a désormais rang de norme universelle pour les dirigeants économiques et la plupart des partis de gouvernement.
En France, maintenant que la rupture amiable, reconnue par le droit, est devenue pratique courante, c’est le fondement juridique de la rupture unilatérale par l’employeur qui est dans le collimateur des réformistes.
• S’agissant du licenciement économique, le contrôle de son motif par le juge est dénoncé comme atteinte abusive au pouvoir de direction de l’employeur, qui serait la seule instance légitime pour juger du bien-fondé des suppressions d’emploi (cf. rapport cosigné en 2003 par Jean-Tirolle, Prix Nobel d’économie 2014)). Indemnité forfaitaire de départ et cotisation patronale modique pour financer l’aide publique au reclassement sont recommandées en contrepartie de sa suppression.
• Mais au cours des années 2000, l’offensive s’est élargie à l’ensemble des licenciements, que leur motif soit économique ou personnel, avec la remise en cause de « la cause réelle et sérieuse » – consacrée par la loi en 1973 – sans laquelle la rupture à l’initiative de l’employeur est abusive et peut donner lieu à réparation.
• Assouplir de la sorte le CDI serait faire œuvre d’efficacité, mais aussi de justice, en atténuant la segmentation des emplois. D’où la récurrence d’une proposition jouant sur les deux tableaux, le « contrat unique ». Si l’on admet que l’explosion des embauches en CDD et autres contrats courts traduit la fuite des employeurs devant le CDI, quelle meilleure issue que d’abolir la frontière entre durée déterminée et indéterminée en posant des conditions de rupture très souples à l’embauche (pas de cause réelle et sérieuse, pas de préavis ni d’indemnité) puis en les renforçant au fur et à mesure que le contrat dure, s’il dure (cf. rapport de P. Cahuc et F. Kramarz en 2005) ? Les réformes avortées du CNE (Contrat nouvelles embauches, 2005) puis du CPE (Contrat première embauche, 2006) s’en sont directement inspirées, à ceci près qu’ils n’avaient rien d’« unique » mais se superposaient aux contrats de droit commun pour des catégories particulières (salariés des TPE, jeunes).
La cause est-elle si bien entendue ?
Le réquisitoire anti-CDI ne manque pas de cohérence, mais aussi étonnant que cela puisse paraître au vu de ses prestigieuses cautions académiques, il repose sur des fondements empiriques bien fragiles.
Il y a d’abord quelque chose de circulaire dans l’argumentation. On commence par poser en principe que les recrutements sont principalement déterminés (dans leur volume comme dans leur forme juridique, CDI ou CDD) par les coûts d’embauche et de rupture occasionnés par le droit. Puis on teste à l’aide de ce modèle l’effet d’un « choc » réformateur qui les réduirait : sans surprise, il en résulte plus d’embauches, et parmi elles plus de CDI (assouplis). Rien ne garantit pour autant que ledit modèle prédise correctement les comportements d’embauche dans la vraie vie.
Mieux vaut donc le soumettre à l’épreuve des faits. Ce que fait l’OCDE en testant chez ses membres la corrélation statistique entre protection de l’emploi et état du marché du travail. Une démarche rigoureuse, mais qui laisse la question ouverte:
• Il faut d’abord pouvoir traduire en chiffre les droits du travail nationaux ; l’OCDE a construit à cette fin un indicateur de « rigueur de la LPE » sur la base de 18 indicateurs élémentaires donnant chacun lieu à l’attribution d’un score. Chaque pays est ainsi positionné sur une échelle chiffrée unique selon la rigueur de sa « LPE ». La France s’en sort bien notée, donc mal classée (plus la LPE est contraignante, plus le score est élevé), mais elle le doit plus à son droit du CDD et de l’intérim (3ème position en Europe) qu’à celui des licenciements (6ème derrière l’Allemagne, la Suède et les Pays-Bas). Sans surprise USA et Grande-Bretagne, champions de l’emploi flexible, sont bons derniers. Rigoureux, l’exercice a ses limites : il se fonde sur les règles et non sur les pratiques, qui peuvent substantiellement s’en écarter ; il prend mal en compte les règles conventionnelles qui se superposent aux normes légales.
• Prenons pourtant l’indicateur de l’OCDE pour argent comptant : la comparaison entre pays ne fait apparaître aucune corrélation probante entre rigueur de la LPE et taux d’emploi ou de chômage. Ce sont les flux d’emploi qui semblent corrélés à la législation : plus elle est contraignante et moins ils sont intenses. Mais cela vaut pour les entrées (les embauches) autant que pour les sorties (les fins de contrat), si bien que l’effet final de la LPE est a priori indéterminé. Un droit de l’emploi moins contraignant encouragerait autant la création que la suppression d’emplois, sans qu’on puisse en déduire laquelle des deux l’emporte. Sa vraie vertu serait plutôt de laisser plus libre cours à la « destruction-créatrice » et à la réallocation de main d’œuvre, comme semble le confirmer la corrélation inverse qu’établit l’OCDE entre rigueur de la LPE et gains de productivité. Enseignement utile, mais loin de l’idée simpliste selon laquelle le droit du travail détruit forcément des emplois.
• Enfin, les statistiques globales sur les licenciements économiques sont imprécises mais leur ordre de grandeur- de 100 000 à 150 000 par an, soit moins de 1 % des effectifs du secteur concurrentiel et 5 % seulement du total des ruptures de CDI – est sans commune mesure avec leur prépondérance dans les débats sur la protection de l’emploi. Même disproportion pour leur contentieux : seuls 3 % d’entre eux feraient l’objet d’un recours aux prud’hommes et 7 % des plans de sauvegarde de l’emploi seraient contestés. De quoi enlever du poids à l’argument de l’insécurité juridique patronale.
Et si le problème était ailleurs ?
Dire que la critique du droit du travail est forte de son audience auprès des décideurs et d’une partie de l’opinion, mais faible dans ses fondements empiriques, n’est pas défendre aveuglément le statu quo ni l’âge d’or (au demeurant fantasmatique) du CDI triomphant.
Bien des facteurs se conjuguent pour battre en brèche le système socio-productif auquel répondait la trilogie CDI-CDD-Intérim: l’instabilité croissante des structures productives et des liens interentreprises dilue la notion même d’employeur permanent; en mettant en concurrence directe des régimes salariaux et sociaux nationaux extrêmement disparates, l’extrême mobilité du capital pousse aux démantèlement des normes les plus favorables, qui, elles, demeurent territorialisées ; à la financiarisation de l’économie répond la préférence pour la liquidité des actifs, et l’emploi est un de ces actifs, qu’il faut gérer comme les autres en flux tendus; en percutant les repères traditionnels des classifications et des métiers, le bouleversement des techniques (et des organisations) fait de l’accès au CDI un processus beaucoup plus long et sélectif. Last but not least, l’ombre du chômage de masse compromet le pouvoir de négociation des candidats à l’embauche et exerce une lourde pression sur les salariés à durée déterminée.
En ce sens, faire sauter le verrou du motif réel et sérieux, réduire le pouvoir d’appréciation du juge (par exemple en fixant un montant forfaitaire à l’indemnité pour licenciement abusif, comme le prévoit la loi Macron), ou encore adopter le contrat unique, revient à aligner le droit sur les tendances lourdes de l’économie. Serait-ce, comme l’assure le front des réformateurs, au bénéfice de la croissance et de l’emploi (voir par exemple le manifeste récemment paru dans Les Echos). Rien n’est moins sûr si l’on en juge par les évolutions qui s’observent là où le droit de l’emploi est traditionnellement moins exigeant (Etats-Unis, Royaume-Uni) ou bien a fait l’objet d’assouplissements récents (Allemagne, Espagne). La progression des inégalités de salaires, des emplois précaires et de la proportion de travailleurs pauvres est certes une tendance partagée entre pays riches, et qui ne tient pas aux seules réformes du marché du travail. Mais celles-ci ne l’ont pas contrecarrée, bien au contraire : elles l’ont au moins accompagnée, sinon alimentée (cf. pour le cas des USA la note récente « Trésor Eco ») en grossissant une précarité qui pèse sur la demande interne et gonfle la dette des ménages. Réciproquement, si la France a subi ces tendances de façon atténuée, ne le doit-elle pas justement , outre la résilience de sa protection sociale, à son dispositif de protection de l’emploi ?
On objectera que c’est au prix d’un chômage plus élevé, et de l’explosion des contrats précaires. Mais les emplois courts et/ou à temps incomplet explosent aussi, même si c’est sous d’autres formes juridiques (par exemple les contrats « zéro heure » au Royaume-Uni), dans les pays où le CDI est plus souple ; la vraie différence est sans doute à chercher du côté des institutions (assurance-chômage, assistance) et des traits culturels qui commandent dans chaque pays le degré de consentement à la précarité.
Au fond, tout revient à cette question : tout vaut-il mieux que le chômage ? Faut-il organiser le recul, sinon le démantèlement, des normes d’emploi construites au temps de la prospérité parce que ce serait le prix à payer pour sortir du chômage de masse – sans pour autant enrayer l’appauvrissement d’une part croissante de la population, ni encore moins jeter les bases d’un nouveau modèle de développement durable ?
C’est pourquoi l’argument-massue selon lequel il est urgent de faire comme les autres sous peine d’être définitivement distancé ne convainc pas : rien ne dit que les autres fassent autre chose que tirer chacun pour un temps son épingle du jeu, dans une fuite en avant qui ne conduit à aucun équilibre durable, ni commun. L’issue raisonnable ne serait-elle pas plutôt de réfléchir sérieusement aux contours d’une norme d’emploi qui réponde autant aux craintes et aspirations légitimes des citoyens travailleurs qu’aux tendances lourdes de l’économie mondiale ? Une gageure certes, mais qui n’est pas hors de portée ; après tout ce programme ne ferait que reprendre les prémisses du projet naguère en vogue de « flexicurité ». Mais en se montrant cette fois plus ambitieux quant aux sécurités qui devraient contrebalancer les progrès de la flexibilité, pour faire de la réforme du contrat de travail un projet mobilisateur plutôt qu’un leurre, ou un épouvantail.
La question principale devient alors celle des contreparties à construire en échange d’une relation bilatérale d’emploi plus facile à rompre. Celles que prônent les promoteurs du contrat unique ou de la neutralisation du juge ne sont manifestement pas à la hauteur de l’enjeu : elles renvoient la sécurisation des salariés licenciés à la seule responsabilité du service public de l’emploi (le cas échéant complété d’une agence nationale de formation professionnelle), dont on sait qu’au mieux il ne peut qu’à la marge, fût-il mieux doté, améliorer à conjoncture donnée les chances individuelles de retour à l’emploi.
Si l’on prend vraiment la « sécurité sociale professionnelle » au sérieux, c’est comme un régime cohérent et durable de continuité des parcours professionnels qu’il faut la comprendre, et la construire, en mettant sur pied, à partir des fragments existants (assurance-chômage, compte personnel de formation et bientôt d’activité…) un ensemble capable de maintenir dans la durée le statut et le revenus de ses adhérents sans freiner les nécessaires adaptations du tissu productif. Ce n’est donc pas à l’extérieur du contrat de travail qu’il faut aller le chercher, mais plutôt dans un contrat de travail élargi où l’employeur du moment serait supplanté par une entité tierce capable de mutualiser les risques d’emploi sans obérer les coûts des entreprises. Il peut s’agir d’une multiplicité d’institutions « tiers employeurs » – associations, sociétés de portage, agences d’emploi, coopératives de salarié – tenues à l’équilibre financier et régies par un statut générique commun, prémunissant notamment contre tout risque de commerce de main d’œuvre. Au passage, la difficile question des marges du salariat ou de la vraie-fausse indépendance (cf. le débat actuel à propos des auto-entrepreneurs) pourrait aussi y trouver des réponses nouvelles.
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