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Plus que jamais, les mouvements contestataires empruntent des voies nouvelles pour réinventer des règles de vie collective où les leaders politiques et les inégalités sociales n’ont pas de place. En manque d’air, la protestation classique animée de meetings et de pétitions se renouvelle et consacre l’occupation prolongée des places. En fers de lance, Internet et les réseaux sociaux sont massivement mobilisés pour contester la légitimité des informations secrètes. Jean Marie Bergère avait livré l’année dernière pour Metis son analyse de cette nouvelle forme de protestation fondée sur l’occupation des places.

 

tahrir 2

Tahrir, Puerta del Sol, Zuccotti, Syntagma, Taksim, Maïdan, Snowden, Assange, Manning, Notre-Dame-des-Landes, Sivens. Ces dernières années, la géographie et les figures de la contestation se sont renouvelées. L’occupation prolongée de places, de parcs ou de « zones à défendre » (ZAD), la divulgation de documents et d’informations secrètes, ont plus changé le cours des choses que les manifestations, meetings, pétitions ou proclamations, formes plus habituelles de la contestation. La violence et la mort se sont plusieurs fois invitées, mais les participants à ces actions n’en portent pas la responsabilité. Le recours à la guerre, fort répandu par ailleurs, ne faisait pas partie des options envisagées, mêmes par les plus radicaux.

 

Internet et les réseaux sociaux ont été à chaque fois mobilisés et si, à l’évidence, ils facilitent la diffusion à large échelle des lieux de rendez-vous et des secrets d’Etat, ils ne sont pas la cause de ces multiples « indignations » et n’en déterminent que marginalement la forme et le fond. Y a-t-il des convergences entre ces mouvements ? Faut-il voir dans leur quasi simultanéité autre chose qu’une coïncidence, un « détail » au regard de l’histoire ? Doit-on y voir au contraire une transformation en profondeur des sociétés et des manières de faire de la politique ? Allons y voir d’un peu plus près.

 

Occupy

 

La mise en cause de ceux qui gouvernent par d’autres moyens que la participation aux élections n’est pas chose nouvelle. Le pouvoir de la rue est une réalité, que les régimes soient démocratiques ou autoritaires. Qu’il se mesure au nombre de manifestants ou à leur détermination, il lui arrive souvent d’obtenir satisfaction, partielle ou totale. Mais en migrant de la rue aux places, de la manifestation à l’occupation, quelque chose change. D’un côté, il s’agit de faire aboutir des revendications élaborées dans les partis, syndicats, églises, ligues, associations. De l’autre, il s’agit de les inventer « sur place » et en direct.

 

Pendant les premiers mois de 2011, ceux qui occupent la Place Tahrir s’organisent en toute autonomie. Les relations entre les mouvements les plus organisés restent informelles. L’essentiel se fait au sein de comités et sous-comités (sécurité, soins médicaux, logistique, ..) et les décisions sont prises en assemblée générale. Les propositions des comités sont « lues au micro et adoptées par acclamation (cheer ou booo) » (Le Guardian, février 2011). « Les manifestants y débattent de la construction de la future Égypte. Comparés à des communards vivant en république autonome, sans chefs, ils préparent en petit l’Égypte qu’ils désirent pour l’avenir. Dès le début, ils s’organisent pour conserver la place vivable : le matin du 29, des volontaires nettoient la place » (Libération, février 2011). 

 

A Madrid, c’est à l’appel d’un collectif « Democratia real Ya ! » et influencé par le pamphlet de Stéphane Hessel « Indignez-vous » que la Place Puerta del Sol est occupée. « Le campement eut bientôt sa bibliothèque, son centre de services informatiques, ses cantines (grâce aux denrées offertes), sa garderie, son potager (la Huerta del Sol). Une équipe se chargeait de la propreté, une autre veillait à l’ordre, une troisième à la sécurité des dormeurs…. À chaque niveau (commission, groupe, sous-groupe), les ordres du jour comme les propositions étaient débattus en assemblée, mais c’est l’assemblée générale, ouverte à tous, aux occupants comme aux passants, qui les validait définitivement. … Pour prendre la parole, il fallait solliciter un tour d’intervention auprès des modérateurs … On mit au point une gestuelle simple (faire tourner les mains, croiser ou mouliner les avant-bras) pour exprimer l’accord ou le désaccord, demander des précisions. Ces délibérations collectives aboutirent à la rédaction d’un document appelé le « programma de los minimos » .

 

Ceux qui ont occupé le Parc Zuccotti, proche de Wall Street, pendant plusieurs mois protestaient contre l’impunité et l’avidité des 1% de la population, ce 1% qui se retrouve à la Bourse de New York ou dans le Financial District et que l’intervention massive de fonds publics venait de sauver du désastre. Agissant au nom des 99%, mobilisés à l’appel de mouvements très peu structurés, dont les bien nommés Anonymous, ils revendiquaient de n’avoir ni chef, ni porte parole.

 

Les divers groupes qui occupaient ces Zones à Défendre (ZAD), Notre Dame des Landes ou Sivens, ces « hackers, clowns activistes, anars, anticapitalistes, antifa, vegan, féministes » (Libération octobre 2014) revendiquaient aussi de ne pas avoir de représentants désignés (y compris les « Black blocs » qui n’ont ni chef ni organigramme). Celles et ceux qui étaient interpellés ou répondaient aux questions des journalistes prétendaient toutes et tous s’appeler « Camille ». Les AG y étaient permanentes. « On y débat aussi bien des initiatives à prendre que de la vie collective. Mais pas question d’imposer quoi que ce soit » (Libération octobre 2014).

 

WikiLeaks

 

Les cas d’Edward Snowden, de Bradley-Chelsea Manning, de Julian Assange sont différents. Ils n’ont pas le culte des assemblées générales et des élaborations collectives. Ils incarnent et revendiquent individuellement leur combat au prix de l’exil pour certains, ou de la clandestinité pour d’autres. Manning, condamné (e) à 35 ans de prison pour avoir transmis à WikiLeaks des documents militaires classifiés, pensait rester anonyme et impuni (e).

 

C’est pourtant en rappelant que la publicité des décisions est un principe fondamental de la démocratie que ces « lanceurs d’alerte » publient les documents que les représentants des Etats entendaient garder secrets. A l’intérêt particulier des institutions et à la « raison d’Etat », ils opposent l’intérêt et la raison des citoyens, leur droit d’être pleinement informé et d’agir en connaissance de cause.

 

Comment protéger les lanceurs d’alerte sans encourager les délateurs ? Les principes de transparence de la sphère publique et de protection de la sphère privée suffisent-ils à définir des pratiques démocratiques lorsque la collecte des informations devient massive et que rien ne peut assurer qu’elles seront tout à fait sécurisées ? Nous devrons collectivement répondre à ces questions auxquelles Snowden, Assange, Manning apportent sans attendre leur réponse.

 

Et après ?

 

Nous manquons du recul historique nécessaire pour savoir ce qui s’est « vraiment passé » et pour juger des conséquences de ces actions. Les sceptiques y voient un bouillonnement passager précédant le retour à l’ordre, business as usual. Les optimistes y voient les prémisses de sociétés plus libres, plus égalitaires, plus démocratiques. En Egypte, depuis la chute de Hosni Moubarak, les Frères Musulmans et l’Armée se disputent le pouvoir. En Grèce, les dirigeants ne portent plus de cravate, symbole de hiérarchie et d’un traditionnel entre soi des élites ; un style nouveau s’est imposé, mais un style à lui tout seul ne fait pas une politique. Les tunisiens ont approuvé début 2014 une Constitution dont le préambule rappelle le combat pour la démocratie mené lors de la révolution de 2011. Ils ont élu dans la foulée un président de 88 ans, ancien Ministre sous Bourguiba et Président de l’Assemblée nationale sous Ben Ali. A suivre.

 

En Espagne, le livre manifeste « Podemos. Sûr que nous pouvons ! » explique : Si Podemos s’est constitué en parti, c’est pour des raisons d’impératif légal, pour pouvoir participer aux élections, même si fondamentalement nous restons un mouvement, un « mouvement de mouvements », comme nous aimons le dire. Les cercles Podemos, ces assemblées de citoyens qui ont surgi et continuent de surgir spontanément à travers le pays dans les villages, les quartiers, les villes, sont des assemblées informelles, sans dirigeants ni cotisations. Ce sont des espaces pour en finir avec la peur, la fragmentation et la résignation. Les nouvelles technologies de communication facilitent la participation de tous. » Cette activité citoyenne se maintiendra-t-elle au moment où les candidats (des candidates en fait !) soutenus par Podemos aux élections européennes puis municipales ont remporté des victoires en bousculant les partis traditionnels de gauche et de droite ? C’est trop tôt pour le dire.


La démocratie ne se réduit pas au bulletin de vote

 

Comment ne pas voir néanmoins le fossé qui sépare l’ennui, la résignation, l’aigreur, qui caractérisent l’organisation périodique des élections destinées à choisir entre des promesses auxquelles personne ne croit, et la mobilisation, l’enthousiasme, l’imagination de ceux qui s’attellent collectivement à la résolution des questions d’intérêt général. Leur vitalité n’est pas sans rappeler celle des Makers et autres Hackers qui eux aussi entendent « secouer les mondes qui les entourent et reprendre leur destin en main ».

L’accusation de populisme est à cet égard inacceptable. Non pas que le peuple ait toujours raison, ou que ces activistes soient absolument désintéressés et dénués d’ego ou de vanité, mais parce qu’en aucun cas il s’est agi de faire marcher au pas des foules décervelées en leur désignant un bouc émissaire. Il s’agissait au contraire d’écrire une Constitution, de définir les relations entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, de débattre des « arts de gouverner », « afin de n’être pas tellement gouverné » pour le dire comme Michel Foucault.

 

Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel, rappelle que si « le principe de représentation est au fondement de la démocratie », il faut distinguer la « représentation-fusion » de la « représentation-écart ». « La tâche du représentant est invariable selon le type de représentation : elle est de vouloir et de parler au nom du groupe représenté. En revanche, la tâche des représentés varie radicalement : dans la logique de la représentation-fusion, elle est de se taire ; dans la logique de la représentation-écart, elle est de continuer à vouloir, parler et agir » . Continuer à vouloir, parler, agir et en éprouver de la joie, le programme d’un citoyen !

 

Alexandre Jardin et ses Zèbres le disent d’une autre manière. Oui, il est nécessaire de définir et à mettre en œuvre des politiques publiques et les élus y ont toute leur place. Non, elles ne peuvent pas être pensées et choisies dans le secret des cabinets ministériels ou parce qu’elles vont permettre de prendre l’avantage dans un débat préélectoral.

 

La citoyenneté de plein air

 

Pour penser ces formes démocratiques nouvelles, Dominique Rousseau nous invite à dépasser la distinction canonique entre société civile, celle des intérêts privés, et société politique, celle de l’intérêt général. Elle alimente la méfiance réciproque et aujourd’hui abyssale entre gouvernants et gouvernés. Il propose « un autre schéma où s’intercale, entre l’espace civil et l’espace politique, l’espace public. Ce dernier peut être compris comme le lieu qui reçoit, par le canal des associations, des mouvements sociaux, des journaux, les idées produites dans l’espace civil et où, par la confrontation et la délibération publique, se construit une opinion publique sur des propositions normatives qui sont ensuite portées dans l’espace politique. Dans la forme représentative de la démocratie, le seul lieu légitime de production des règles est la sphère politique institutionnelle…. L’espace public n’est pas nécessairement absent de ce schéma, mais il n’est jamais pensé comme un lieu où se forme la volonté normative, il est toujours représenté comme un lieu vide de volonté, comme un lieu incapable de produire des règles ».

 

Pour distinguer sa proposition de la « démocratie participative », souvent réduite à un travail de pédagogie ou de consultation sans suite, et pour sortir de la situation commune à de nombreux pays « où aucun responsable politique n’est regardé comme pleinement légitime au seul motif qu’il est élu » , Dominique Rousseau promeut la « démocratie continue », -qui n’est pas sans rappeler la « démocratie narrative et permanente » promue par Pierre Rosanvallon – dans laquelle le lien entre gouvernants et gouvernés n’est plus intermittent et la citoyenneté n’est plus réduite à la sélection périodique de ceux qui siègeront dans les Assemblées parlementaires.

 

C’est la bonne nouvelle venue des places occupées et autres forums. Les citoyens font mentir « ceux qui pensent que la politique est une affaire de techniciens et de professionnels qui maîtrisent les ficelles du métier, voire un domaine réservé aux visionnaires ou aux leaders charismatiques ». Lorsque les circonstances l’exigent ou simplement parce qu’ils en sentent le besoin et sans que les injonctions venues d’en haut y soient pour quelque chose, ils se mobilisent pour résoudre les questions d’intérêt général et inventer des règles de vie collective où les inégalités et les castes n’ont pas de place. Ni la politique, ni la démocratie, ni la citoyenneté ne sont mortes, mais elles manquent d’air.

 

Sources :

– Les indignés au pouvoir ? Le cas de Podemos en Espagne, par Hedwig Marzolf et Enesto Ganuza sur le site « Dormira jamais ».
– « Podemos. Sûr que nous pouvons ». Carolina Bescansa, Inigo Errejon, Pablo Iglesias et Carlos Monedero, sous la direction de Ana Dominguez et Luis Gimenez. Parution en France aux Editions Indigènes. (article de l’Obs. 28 mai 2015)
– Qu’est-ce que la critique ? Michel Foucault. 1990
– Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation. Dominique Rousseau. Seuil 2015.
– Laissez-nous faire ! On a déjà commencé. Alexandre Jardin et le Mouvement Bleu Blanc Zèbre. Robert Laffont. 2015.
– Pour un renouveau démocratique : rapport de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique. Lionel Jospin. 2012.
– Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique. Albert Ogien et Sandra Laugier. La découverte. 2014.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.