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danielle kaisergruber

Déjà la plupart du temps, le travail est mangé de toute part par la question lancinante de l’emploi. « Avoir un travail », autrefois on aurait dit « avoir une place » tant cela détermine aussi le destin social et la couleur de la vie.

 

Souvenez-vous de l’expression « il ou elle a une bonne place » ou du titre du beau livre d’Annie Ernaux « La Place ». Et il est bien normal que l’emploi ait une telle « place » dans nos préoccupations : pour les jeunes qui ne sont pas encore sur le « marché du travail » et le redoutent, c’est avoir un emploi qui compte, et cette chose devenue si enviable, un « CDI ». Pour les plus vieux qui ont peut-être été licenciés et cherchent à retrouver un emploi, un nouveau métier peut-être. Pour tous ceux qui ne sont pas satisfaits de leur travail, et voudraient bien en changer, donc changer d’emploi : mais c’est trop dur ou trop risqué par les temps qui courent.

 

Alors les ministres du travail successifs (et il y a beaucoup d’intermittents dans cette fonction… ) sont devenus comptables des chiffres mensuels du chômage. Nombreuses sont les anecdotes, les confidences de couloirs ministériels qui racontent leur dépit. Alors les échéances politiques majeures sont devenues tributaires de la « courbe du chômage »… quitte à donner l’impression d’aller dans le mur. Alors, si l’on a un peu d’ambition, il faudrait savoir refuser « la place » de ministre du travail. Pourtant j’ai bien envie de penser un peu à Myriam El Khomri, la ministre d’aujourd’hui. Elle a accepté, sans doute même avec enthousiasme, persuadée que c’est un ministère où l’on « peut faire des choses ». Ce qui est vrai. Sur le terrain, des choses se font, des initiatives, des innovations (Metis en rend compte régulièrement) mais en général l’État n’y est pas pour grand-chose : c’est que son rôle a changé au fil du temps, notre dossier « Accompagnement » le montre bien : il s’agit souvent de rendre possible, de favoriser, de faciliter.

 

Mais il y a aussi la face régalienne du ministère du travail. C’est que derrière le mot « travail », s’est construite au fil du temps – des mouvements sociaux bien sûr, des grandes négociations qui s’ensuivent – une grosse machine (machinerie ?) juridique et sociale, qui met en jeu des institutions (les syndicats de salariés et d’employeurs, des Commissions en tout genre), des mondes professionnels aussi (les avocats par exemple, les experts, les consultants). Les règles du jeu du travail et de l’emploi (types de contrats, statut des indépendants, conditions des ruptures de contrat et des licenciements, conditions de la discussion dans les entreprises…) touchent tout le monde dans son quotidien le plus concret et sont en même temps très techniques et très complexes. C’est ainsi par exemple que certains des jeunes qui manifestent ces jours-çi croient que la loi présentée voudrait « limiter les indemnités de licenciement » alors qu’il s’agit des réparations pour « licenciements abusifs » après jugement… Faut-il pour autant n’avoir pour ministres du travail que des « vieux routiers du dialogue social » selon l’expression consacrée (masculins de préférence…) qui font de la bouteille de chablis, du cigare ou des copains francs-maçons le B.A-BA de la négociation sociale. Ce serait bien dommage !

 

Les salariés, ou ceux qui voudraient bien l’être, méritent mieux. Laurent Berger l’a exprimé, et très bien, dans un récent entretien dans l’Obs. Il y souligne le rôle du syndicat « non pas faire la loi mais peser », « savoir s’opposer et proposer ». Il y insiste sur le rôle essentiel de la négociation, dans les branches (pourvu qu’il n’y en ait pas 700) et dans les entreprises, comme moyen de définition de normes car « c’est l’articulation entre la loi et le contrat qui donne des marges de manœuvre sur le terrain ». Quand la négociation ne peut aboutir, c’est le Code du travail qui doit s’imposer. C’est dans ce « travail », « au plus près de l’endroit où se prennent les décisions » que les représentants des salariés et les syndicalistes peuvent retrouver leur légitimité, et que les syndicats retrouveront, peut-être, des adhérents ou des volontaires pour agir. Faut-il pour autant se laisser porter par l’engouement vers les droits individuels, attachés à la personne et qui ne seront activés que par les plus agiles, par ceux qui le peuvent ? Le développement de l’ « accompagnement » sous toutes ses formes sera-t-il suffisant ?

 

Il semblerait que nous soyons plutôt en ce moment dans un cycle d’engagement citoyen. « Les gens commencent à penser qu’ils font partie de la solution » dit le père d’un jeune homme tué au Bataclan (Stéphane Sarrade, Le Monde, 4 avril 2016), les initiatives de budgets participatifs le montrent, et les associations, les ONG le remarquent toutes. L’engagement pour « accompagner » aussi. L’envie de faire, de faire avec, est là dans l’un de ces moments privilégiés, et la résilience de la société est sans doute beaucoup plus importante que ce que se représentent les politiques dans leurs bulles autistes et gesticulantes. Profitons-en. Et bon courage madame la Ministre !

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.