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danielle kaisergruber

Une amie allemande – très impliquée dans de nombreux programmes européens sur les questions emploi-travail et circulant beaucoup dans les différents pays – me disait récemment « L’Europe, elle n’est pas belle à voir en ce moment ».

Confrontés aux défis impensés des frontières extérieures de l’Europe, les différents pays ne parviennent pas à trouver les voies d’un peu de solidarité pour construire une politique commune d’accueil des réfugiés. Chacun se bat avec ses propres armes ou se replie sur ses propres difficultés. Ceux qui ont fait beaucoup – soit depuis longtemps comme la Suède, soit plus récemment comme l’Allemagne – se voient contraints de faire machine arrière. Et pas que pour de mauvaises raisons. Certains parmi les pays d’Europe centrale et orientale ont des prises de position vraiment honteuses. Ceux qui sont en première ligne, l’Italie, et bien sûr la Grèce, en proie à bien d’autres problèmes, font ce qu’ils peuvent.

Or il s’agit bel et bien d’un sujet européen : c’est l’Europe, du moins certain de ses pays, qui est la destination souhaitée. C’est le territoire européen, cet espace sans frontières, qui est si difficilement parcouru par d’ancestraux chemins historiques, ceux des conquérants successifs qui se sont pressés aux portes du vieux continent, ou par des voies plus contournées et dangereuses. Alors que le problème est européen, l’Europe (ses institutions, son Président) ne partage ni stratégie, ni dispositifs (en dehors de Frontex dont la création tardive a reconnu la nécessité de défendre les frontières extérieures), ni de parole, hormis peut-être celle du Pape, qui, elle, dépasse les frontières. Venant s’ajouter aux difficultés économiques et sociales, si importantes depuis 2008 et la crise de l’Euro, la question des réfugiés donne lieu à des bricolages nationaux, quand ils ne sont pas régionaux : les pays dits du groupe de Visegrad ressuscitent, sous une initiative hongroise, une vieille alliance avec la Pologne, la République Tchèque et la Slovaquie.

On croirait parfois revoir les « ententes », les « coalitions » qui ont précédé les deux grandes guerres mondiales du 20ième siècle dont, rappelons-le, l’origine fut européenne…
La question des réfugiés est d’abord humanitaire, et tout simplement d’humanité. C’est celle du destin de ces familles, avec souvent de nombreux et très jeunes enfants, qui fuient « leur pays », des pays en guerre, des pays redevenus claniques, ou des situations d’extrême pauvreté et d’extrême précarité. Mais c’est aussi une question économique et une question de travail : quelle vie vont mener ceux qui ne seront pas éternellement des réfugiés mais deviendront – pour certains, du moins faut-il leur donner cette chance – des « immigrés », des citoyens et tout simplement des habitants avec un travail, une maison, des voisins, des copains, des enfants menant des études ? Les nombreuses tensions sur l’emploi (chômage, galères des jeunes, menaces sur les emplois existants de par la mondialisation et l’économie numérique…) exacerbent les concurrences sur le marché du travail et alimentent les récriminations.

L’accord récent entre les partis allemands – dont la très conservatrice CSU bavaroise – pour une loi « d’intégration des réfugiés », vise à organiser l’insertion dans le travail et dans les sociétés locales de ceux qui sont arrivés ou qui arrivent. L’Europe est vieillissante, de nombreux pays (dont la Hongrie, la Pologne…) ont un faible taux de croissance démographique, et elle pourrait de principe être ouverte à l’arrivée de nouveaux salariés, de nouveaux citoyens, de nouveaux habitants pour des raisons stratégiques, un peu comme le fait le Canada, à condition de voir loin.

Mais de « stratégie européenne », il n’y en a pas. Et peu de sentiment d’appartenance européenne. C’est qu’il n’y a pas de scène politique européenne. Donc pas d’autorité politique européenne. De ce mélange de démocratie et d’autorité qui fait que ce que l’on appelle un « État » peut se projeter dans l’avenir, se définir par rapport à ce qui n’est pas lui. Robert Salais dans son beau livre Le viol d’Europe (cf Metis,  » Europe : Enquête sur la disparition d’une idée « ) a bien reconstitué l’histoire de la construction européenne qui est en fait très éloignée de la bouillie mythologique incantatoire récitée par la plupart des politiques. Yanis Varoufakis, dans son dernier livre Et les faibles subissent ce qu’ils doivent lui fait écho. (Il faut vraiment lire ce livre, dont Metis reparlera). Tous deux montrent à quel point les institutions européennes n’ont pas été conçues de manière politique pour la démocratie, pour les peuples, mais bien comme une administration facilitatrice d’un « cartel industriel » (au départ la CECA, Communauté Economique du Charbon et de l’Acier) et maintenant l’artisan infatigable du marché unique et du bon huilage des mécanismes d’affaires. Au point aujourd’hui alors que le feu couve de tous côtés, d’être plus préoccupé de la « protection du secret des affaires » que des tensions violentes qui déchirent les différents pays.

Les deux économistes dessinent le vrai cheminement de l’Europe qui n’est pas seulement (mais aussi) celui du « mythe » des généreux fondateurs s’unissant pour conjurer les risques de guerre future, mais celui d’une Europe économique sous « design américain ». Il serait bien naïf de penser que les conflits par exemple entre la France et l’Allemagne se sont éteints avec l’Europe, de ne pas voir que c’est souvent la Bundesbank qui a pris la place de l’armée. L’économie aujourd’hui, c’est la guerre par d’autres moyens. Et les dégâts n’en sont pas moins considérables.

Et les Anglais dans tout cela ? David Cameron s’est piégé lui-même pour des raisons électoralistes, puis a cherché à limiter les dégâts en arrachant, dans la bonne tradition « thatchérienne », des compensations de boutiquier. Les vierges effarouchées de l’économie tirent de toute part les sonnettes d’alarme : ce que le Brexit peut faire perdre à la City, aux entreprises anglaises… Les Anglais qui n’ont plus aucune confiance dans les institutions européennes (l’ont-ils jamais eue ?) s’en satisferont-ils ? Je souhaite profondément que le Royaume Uni reste dans l’Europe. Mais après tout, tandis que le mal démocratique est profond, que le peuple d’un pays se prononce vraiment sur le « in » ou le « out » de l’Europe telle qu’elle est (ou plutôt telle qu’elle n’est pas), pourrait être une crise salutaire.

A lire en parallèle :
– Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ? Les Liens qui libèrent, 2016
– Robert Salais, Le viol d’Europe, enquête sur la disparition d’une idée, PUF, 2013
– Arnaud Leparmentier, Chronique d’une mort annoncée, Le Monde, 9 avril 2016
– The economist, Brexit, Bad for Britain, Europe and the West, 418, April 2016

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.