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A la suite d’une manœuvre politique réussie, Matteo Renzi, alors secrétaire du parti démocrate, est choisi en février 2014, par le président de la République Giorgio Napolitano pour succéder à Enrico Letta au poste de Président du conseil des ministres, et devient ainsi le plus jeune « Premier ministre » de l’histoire du pays. Un an plus tard, en mars 2015, la « vague réformiste » déferle sur l’Italie avec, entre autres remous, le Jobs Act. C’est sur cette libéralisation du marché du travail italien que nous revenons aujourd’hui.

 

renzi

 

Cela fait maintenant trois ans que le Jobs Act a été mis en place en Italie. Le pays a naturellement suivi une tendance toute européenne de sortie de crise : l’assouplissement, la flexibilisation ou autrement nommée libéra(lisa)tion du (marché du) travail. Comme avant lui les Anglais et leur contrat zéro heure, les Allemands et leurs mini-jobs, les Espagnols et leurs accords d’entreprise, en attendant les Français…

 

À première vue tout baigne, les taux de chômage ont considérablement diminué dans ces pays. Mais la flexicurité a ses revers- surtout lorsqu’elle penche fortement du côté de la flexibilité -, ce qu’explique par exemple Olivier Cyran dans un article du Monde Diplomatique de septembre sobrement intitulé « L’enfer du miracle allemand ». Ce n’est plus une surprise, le pays « n’a jamais compté aussi peu de demandeurs d’emploi. Ni autant de précaires ».

 

L’Italie a moins retenu l’attention des médias hexagonaux. Pourtant, comme les réformes Hartz, le Jobs Act et les vertus qu’on lui prête ont grandement inspiré Emmanuel Macron. Mais n’a-t-on pas crié victoire trop tôt ?

 

L’avant Jobs Act

 

Il y a un début à tout et comme nous l’apprend Udo Rehfeldt dans le numéro 155 de Chronique internationale de l’IRES, la genèse du Jobs Act se trouve dans les réformes du marché du travail votées en 1997 et 2003. Là où, nous le verrons, le Jobs Act apporte principalement une flexibilité à la sortie (en facilitant les licenciements), ces premières réformes ont eu pour effet de flexibiliser l’entrée sur le marché du travail (en multipliant les contrats flexibles). Un virage libéral sous influence de la Commission et de la BCE, là où la législation des années 60-70 avait pour priorité la sécurisation des travailleurs en interdisant le travail intérimaire, en réglementant les CDD, en créant des amortisseurs sociaux à une époque où les CDI étaient déjà cruellement minoritaires dans les embauches. Le pays était en ces temps considéré, avec la France, comme l’un des plus « rigides ».

 

C’est donc dans les années 90, quand le chômage devint massif et persistant, que la flexibilité de l’emploi fit ses premières apparitions : autorisation de l’intérim, élargissement du travail à temps partiel et de l’apprentissage, abolition de la transformation systématique des CDD en CDI.

 

Insuffisant. En 2003, la loi Biagi introduisit de nouvelles formes de travail atypiques : « job-sharing », « staff-leasing » et autres « job on call » (le vocabulaire anglo-saxon était visiblement déjà très en vogue) et assouplissait le sacro-saint article 18 du Statut des travailleurs (qui obligeait l’entreprise à réintégrer tout salarié abusivement licencié).

 

Selon U.Rehfeldt, c’est grâce à l’augmentation des CDD et du temps partiel féminin (les femmes s’inséraient enfin sur le marché du travail… précaire) que la situation s’améliora. Les taux de chômage devinrent alors inférieurs à la moyenne européenne, sauf pour les jeunes, pour qui le taux d’emploi se cramponnait aux plus bas niveaux.

 

Mais, patatras, revoilà la crise. Cure d’austérité, ralentissement de la croissance, augmentation des taux de chômage. Rien ne va plus après 2008. Dans une lettre adressée au gouvernement Berlusconi le 5 août 2011, Mario Draghi et Jean-Paul Trichet (alors de président la BCE) proposaient de nouvelles mesures pour réduire le déficit italien : réforme du système des retraites et des négociations collectives, assouplissement de la législation sur les licenciements, etc. En parfaite cohérence avec les projets du gouvernement Berlusconi. Mais, trois mois plus tard, le Premier ministre dut démissionner… ce ne fut que partie remise.

 

Mario Monti, un « technicien » sans étiquette politique lui succède et accélère les mesures d’austérité et de flexibilité du marché du travail engagées par son prédécesseur. Nouvel assouplissement de l’article 18, indemnités de licenciement bornées à six à douze mois de salaire. En 2012, une nouvelle loi élargit la possibilité de recours aux CDD, augmente leur durée maximale, limite la durée de versement des indemnités chômage, réduit leur montant de 15 % au bout de six mois, et pour couronner le tout réduit les possibilités de financement du chômage partiel.

 

De quoi faire de belles économies, mais le chômage augmente toujours et les embauches en CDI restent minoritaires dans le pays. La situation de l’emploi s’aggrave. Le Jobs Act va alors peu à peu s’imposer comme l’unique solution.

 

L’heure du Jobs Act

 

parlement

En février 2013, après la dissolution du parlement suite à l’abstention du PDL (Peuple De la Liberté) lors de deux votes de confiance à la chambre des députés, le Parti Démocrate (PD) loupe de peu la majorité absolue des sièges au Sénat. Une nouvelle coalition de « techniciens », avec à sa tête Enrico Letta (PD) et Angelino Alfano comme vice-Premier ministre (PDL), arrive aux affaires. Entre temps élu à la tête du Parti Démocrate, Matteo Renzi parvient vite à mettre Letta hors-jeu et se fait nommer Premier ministre en février 2014.

 

Il arrive avec sous le coude une importante ambition pour l’Italie. Au programme : la relance des créations d’emplois et de l’industrie italienne. Mais la coalition PD et PDL, avec Angelio Alfano comme second, a survécu à la démission d’Enrico Letta et le grand projet s’est peu à peu effrité pour se muer en simple réforme du marché du travail.

 

La première phase du Jobs Act, qui a pris la forme du décret-loi Poletti adopté en mai 2014, a déréglementé l’usage des CDD, mais limité leur part dans les entreprises à 20 % des contrats. Leur durée s’est étendue de 12 à 36 mois et la période de carence a été supprimée. Le CDD peut désormais être renouvelé jusqu’à cinq fois sur un même poste de travail, c’est-à-dire qu’un simple changement de fiche de poste ouvre au salarié la voie vers un CDD à vie. Cet assouplissement entre en totale contradiction avec la mesure phare du Jobs Act visant à rentre le CDI plus attractif.

 

En effet, les changements les plus conséquents ont pris place en décembre 2014 avec l’adoption de la deuxième phase du Jobs Act. Principales mesures: simplifications administratives pour les entreprises par le biais d’une plus grande flexibilité du contrat de travail,  ; réduction des amortisseurs sociaux ; création d’un CDI à protection croissante.

 

Simplifications administratives et flexibilité

 

Le Jobs Act a intégré de nouveaux éléments de flexibilité dans le contrat de travail, simplifié sur plusieurs points les formalités pour les entreprises et étendu les droits unilatéraux de l’employeur sur d’autres.

 

Le premier est la possibilité pour l’employeur d’acter de façon unilatérale la rétrogradation de l’un de ses employés en cas de restructuration ou de réorganisation productive. L’employé pourra se voir affecté à des tâches d’échelon inférieur à son niveau hiérarchique et de compétence, voire de rémunération, car il est possible – par accord individuel entre le salarié et l’employeur sous le regard d’un délégué syndical – de diminuer le salaire de la personne rétrogradée. Mais comme le soulignait Andrea Sera pour Metis dans un article de mai 2015, la loi ne dit rien ni du risque de discrimination, ni de la sanction qu’encourt un salarié qui refuse la rétrogradation.

 

Modifiant le Statut des travailleurs, une disposition permet aussi à l’employeur de surveiller son employé à distance. A cela s’ajoutent d’autres éléments de flexibilité, par exemple en ce qui concerne les contrats à temps partiel (élasticité plus grande de l’horaire de travail) ou bien le travail occasionnel (utilisé pour tout type de tâches), ou encore l’apprentissage (suspension de la rémunération durant les heures de formation, suppression de l’obligation d’embauche).

 

Une réforme des amortisseurs sociaux

 

Le Jobs Act comporte aussi, flexicurité oblige, un volet sécurité. La loi crée une nouvelle assurance sociale pour l’emploi (Naspi) ainsi qu’une agence nationale pour les politiques actives de l’emploi (Anpal), avec l’introduction d’un guichet unique, permettant d’articuler la formation et l’emploi. Les compétences des politiques de formation et d’emploi ont en effet rebasculé des régions vers l’État central.

 

L’assurance chômage et le chômage partiel sont grâce au Jobs Act étendus à un nombre plus important de bénéficiaires. La durée de l’indemnisation passe de 12 à 24 mois, ce qui est un grand pas pour un pays ne disposant pas de salaire minimum ni d’équivalent du RSA. Mais les chômeurs sont contraints d’accepter toute offre d’emploi sous peine de se voir retirer cette indemnisation.

 

Autre nouveauté, les demandeurs d’emploi peuvent désormais passer par une agence d’outplacement en signant un contrat de réemploi. L’agence reçoit une dotation de l’État sous la forme d’un chèque(dit aussi « bon » ou « voucher ») qu’elle ne peut encaisser qu’en cas de réussite de la réinsertion. Les chômeurs sont tenus de suivre les formations prescrites et de participer à des actions de recherche d’emploi et de requalification professionnelle, sans quoi ils se voient retirer leur allocation et l’agence son bon. Andrea Serra était, en 2015, assez sceptique ; selon elle « Il est certain que les services publics de l’emploi ne seront pas en mesure d’assurer cette prestation vu qu’en Italie, seulement 1 % de ceux qui cherchent du travail en trouvent par leur intermédiaire. Comment pourrait-il en être autrement sachant qu’en Italie les services de l’emploi disposent seulement de 9 000 agents, contre 49 000 en France et 115 000 en Allemagne ? »

 

Le CDI à protection croissante, le cœur de la réforme

 

Les licenciements sont facilités lors des trois premières années. Pendant cette longue période probatoire, l’employeur peut mettre fin au contrat sans raison ou motivation et à tout moment. Les salariés ne sont protégés qu’à hauteur d’une indemnisation monétaire en fonction d’un barème fixé par la loi et reposant sur la seule ancienneté.

 

La même règle s’applique aux licenciements ayant lieu après les trois ans. Ce faisant le Jobs Act annule purement et simplement l’article 18 du Statut des travailleurs, épicentre de nombreux débats politiques et syndicaux de ces dernières décennies, qui permettait aux salariés licenciés sans cause juste d’être réintégrés à l’entreprise.

 

Pour ces nouveaux CDI, l’employeur peut aussi opter pour une procédure de conciliation en proposant au salarié licencié une indemnité sûre et immédiate d’un montant inférieur à celui fixé par le juge dans le cas où il aurait considéré le licenciement comme illégitime.

 

Jusque-là ce dernier pouvait, en prenant en considération de multiples critères (taille de l’entreprise, etc.), imposer une indemnisation allant de 12 à 24 mois de salaire, ce qui laissait l’employeur dans l’incertitude quant au coût du licenciement, et pouvait imposer la réintégration en cas de licenciement abusif.

 

Ce nouveau CDI à protection croissante ne remplace pas l’ancienne formule, mais s’y ajoute. Tous les contrats à durée indéterminée signés avant le Jobs Act restent soumis à la précédente législation.

 

Une subtilité, et pas des moindres, est à noter. En plus de ces allègements réglementaires, l’État a accordé aux entreprises embauchant en CDI de très importants allègements fiscaux et de cotisations. La loi de finance pour 2015 avait ainsi supprimé la part salariale de l’IRAP (équivalent de la taxe professionnelle) et totalement supprimé les cotisations patronales pour toute nouvelle embauche en CDI à protection croissante, pendant trois ans et jusqu’à un plafond de 8060 euros par an. Cet allègement a été reconduit pour l’année 2016, mais ce dispositif étant extrêmement coûteux, l’exonération a été réduite à 40 % et deux ans.
Faire signer un contrat « à protection croissante », puis licencier son salarié sans justification, devient plus rentable que de recourir à un CDD, voilà l’astuce.

 

Le temps des premiers bilans

 

manif

Un an après la mise en place du Jobs Act c’était la grande euphorie. Les journaux parlaient de « recette miracle », le gouvernement brandissait fièrement des chiffres du chômage en baisse, « c’est un succès, c’est un succès ! »

 

Et en effet, fin 2015 le taux de chômage atteignait 11,4 % contre 12,8 un an plus tôt, et 5,4 millions de nouveaux emplois avaient été créés. Le nombre de salariés en CDI a aussi augmenté, revenant à son niveau d’avant crise.

 

Mais cette baisse du chômage a été sur-interprétée ; selon Céline Antonin (Le blog de l’OFCE) certains facteurs ont en effet amplifié le phénomène. L’annonce des exonérations de cotisations sociales a mené certaines entreprises à reporter les embauches prévues pour 2014 à 2015 ; on constate d’ailleurs une hausse du chômage fin 2014. Un autre facteur à considérer est l’effet de substitution des nouveaux CDI à protection croissante à des contrats précaires de courte durée. Enfin, la stagnation de la population active aurait aussi grandement contribué au recul du chômage.

 

De même, l’augmentation du nombre de CDI est peut-être un leurre, le demi-million d’emplois en CDI créés en 2015 l’ayant été essentiellement grâce au coup de pouce fiscal de l’État. En effet, la baisse des incitations financières en 2016 a entraîné une contraction des embauches : le nombre de CDI signés au premier trimestre 2016 a chuté de 77 % par rapport à la même période un an plus tôt. Ce qui montre que ces allègements fiscaux ont eu une incidence nettement supérieure aux allègements réglementaires.

 

Après le flou, le sombre. Le système des vouchers (ou des bons), est de plus en plus employé dans les secteurs d’emplois peu qualifiés. 1,38 million de personnes était concernées en 2015 contre seulement 25 000 en 2008 et le taux de précarité a lui aussi bondi. Selon des chiffres de l’OCDE 55 % des jeunes Italiens se trouvaient en 2015 dans une situation professionnelle instable contre 43 % en 2011. Sur la même période, le taux de chômage des 18-24 ans a augmenté de dix points, dépassant les 40 %.

 

Victoire a été criée trop tôt. Les Italiens, après avoir trop entendu de discours triomphants de la part de leur gouvernement et particulièrement de Matteo Renzi, sont aujourd’hui des déçus du Jobs Act. Le chômage stagne, la croissance aussi. C’est cette déception qui a – au moins en partie – participé à la défaite du « oui » au référendum institutionnel du 4 décembre 2016 et donc au retrait (provisoire ?) de Matteo Renzi de la vie politique.

 

Il est malgré tout encore tôt pour enterrer le Jobs Act, faute d’assez de recul pour mesurer ses effets structurels sur la situation de l’emploi en Italie. Par ailleurs, la période probatoire étant de trois ans, il faudra attendre 2018 pour dresser un premier bilan des CDI à protection croissante. Mais on peut d’ores et déjà regretter la faiblesse du volet formation professionnelle dans cette réforme. Il s’agit d’un réel point faible de l’Italie, peu productive et détenant le record européen du nombre de jeunes à n’être ni en emploi, ni en formation, ni à l’école.

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Secrétaire de rédaction de Metis, journaliste et rédactrice web, je suis passée par le marketing et les relations internationales.