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par Martin Richer, Propos recueillis par Edith Stojanovic et Philippe Frémeaux

La démocratie est-elle soluble dans le monde impitoyable de l’entreprise ? L’Institut Veblen s’est donné une mission ambitieuse : œuvrer pour la transition vers un mode de développement soutenable et une économie socialement juste. A ce titre, il s’intéresse depuis de nombreuses années à la question de la démocratie en entreprise. Dans son rapport 2018, intitulé « Démocratiser l’économie », il publie de larges extraits d’une interview de Martin Richer, dont nous reproduisons ci-dessous la deuxième partie.

 

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Il faut apprécier justement les situations de mal-être auxquelles sont confrontés les salariés. Que dire des enquêtes à ce sujet ? Quand les réponses sont peu nombreuses, est-ce le signe que tout va bien, que le niveau de bien-être est élevé ou l’inverse, les salariés craignant de répondre négativement à des questions concernant la hiérarchie ?

 

Pour qu’une enquête soit valide, il faut d’abord et avant tout que les salariés soient en confiance, que le questionnaire soit administré par une tierce partie pour garantir l’anonymat. Il faut aussi que la direction de l’entreprise émette un message clair pour s’engager à ce que les résultats soient communiqués, discutés à la fois en équipe et avec les représentants du personnel, et suivis d’effets : il existe un vrai phénomène de lassitude des salariés vis-à-vis des escadrilles d’enquêtes alibis et de baromètres météorologiques qui leurs sont infligées, sans qu’ils puissent percevoir une quelconque incidence sur leur travail et ses conditions de réalisation. Ici encore, c’est une question de responsabilité. Il faut enfin pouvoir se référer à quelques bases d’étalonnage : par exemple, un résultat inférieur à 75% de réponses positives à la question « êtes-vous fiers de travailler chez x ? » est mauvais, ce que beaucoup d’entreprises ne savent pas, se satisfaisant par exemple de 65%.

 

Y a-t-il des variables clefs à observer ?

 

Oui, il y a des indicateurs clefs, qui varient suivant les secteurs d’activité, les typologies d’entreprise et les enjeux qu’elles affrontent. Pour avoir travaillé pour la direction et les CHSCT de France Telecom au moment de ce que les media appelaient très improprement « la crise des suicides » (alors qu’il s’agissait d’une crise du travail), nous étions frappés, par exemple, par le nombre incroyablement élevé de personnes qui déclaraient avoir pleuré sur leur lieu de travail.

 

L’entreprise a-t-elle vocation à être un lieu de bonheur, comme le vantent certains ?

 

Je ne demande pas à l’entreprise de faire le bonheur des salariés, même s’il y a des chief happiness officers[1], que j’ai toujours du mal à prendre au sérieux, faute peut-être d’une rencontre convaincante, car ils agissent le plus souvent à la périphérie du travail en aménageant ce que j’appelle des corridors humanitaires[2]. Et je pense que même si nous pouvons attendre beaucoup de l’entreprise, la quête du bonheur s’abreuve à bien d’autres sources – dont le travail peut faire partie, mais rarement à titre principal.

 

La question de l’entreprise est et reste la question sociale. La question est de respecter les gens, de leur donner des conditions de travail correctes et si possible excellentes. Il ne faut pas que les personnes craignent de ressortir abîmées du travail. Et c’est malheureusement parfois le cas. Par rapport à ses voisins européens, la France se distingue par des conditions de travail relativement détériorées[3]. Donc, commençons par remédier à cela, et laissons de côté la question du bonheur ! Nous avons en France des dirigeants très intelligents, souvent animés d’une authentique volonté de bien faire, mais pas toujours sensibilisés aux problématiques humaines. On le voit bien dans la manière dont les restructurations sont conduites. A-t-on anticipé les changements ? Formé les personnes ? Les aide-t-on à rebondir ? Agit-on pour développer de nouvelles activités et revitaliser les territoires ?

 

La capacité des entreprises à assurer un meilleur bien-être au travail n’est-elle pas limitée par la pression de la mondialisation, chacun intériorisant désormais la nécessité de se plier aux contraintes du marché mondial ?

 

Il ne faut pas exagérer l’effet de la concurrence globale sur le travail. Les travaux de Pierre-Noël Giraud et Philippe Frocrain ont montré qu’en France, la vaste majorité des emplois ne sont pas exposés à la concurrence internationale, même si indirectement cette pression est sensible[4]. L’emploi exposé y est minoritaire et en recul – passé de 30,0 % à 26,8 % de l’emploi total entre 1999 et 2013. Tout n’est pas délocalisable, et malgré nos difficultés à mettre en œuvre la fiscalité écologique, nous allons de façon inéluctable vers une extension des normes sociales et environnementales, qui concourent à diminuer les différences de coûts. Des boucles de régulation se mettent en place par la soft law ou les lois. Cela dit, je ne crois pas à la mondialisation heureuse, et il faut trouver des protections intelligentes qui permettent de limiter l’ampleur de la concurrence directe lorsqu’elle est déloyale.

 

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Cependant, le numérique provoque une extension du domaine de la concurrence internationale, si bien que de plus en plus d’emplois sont exposés, y compris dans de nombreuses activités de support (comptabilité, informatique,…). La pression du client remplace celle du management, mais on peut aussi voir se développer des logiques d’alliance entre les clients et les travailleurs comme dans certains secteurs ubérisés.

Plus au fond, je pense que c’est une fable de croire que les entreprises dans lesquelles la qualité de vie au travail laisse à désirer sont celles qui sont le plus exposées à la mondialisation. Comme je le signalais précédemment, on voit des entreprises exposées de la même façon, qui connaissent pourtant des situations très différentes. On observe aussi dans l’ESS (économie sociale et solidaire), un « meta-secteur » abrité de la concurrence et sensible aux valeurs de non-lucrativité, beaucoup de risques psychosociaux, car on y mélange la défense de l’intérêt général, les conflits de loyauté et le quotidien du travail. Sous prétexte du service d’une cause, on attend des salariés – sans parler des bénévoles – un engagement total.

 

Donc, je ne crois pas que plus on s’éloigne de la concurrence et des exigences de profitabilité, meilleure serait la situation en termes de bien-être au travail. A l’inverse, des entreprises parmi les plus insérées dans la mondialisation – Danone, L’Oreal, Schneider Electric,… – sont plutôt en avance. Comme elles nagent dans le jeu international, elles sont plus soucieuses de leur image et de leur réputation. De même, plusieurs enquêtes ont montré que les entreprises filiales de groupes étrangers installés en France présentent de meilleurs résultats en matière de santé au travail, de QVT et de RSE que les entreprises « françaises de souche ». Or elles sont soumises au même droit du travail et aux mêmes conditions économiques. Cela me renforce dans la conviction qu’au-delà des contextes de concurrence et d’exigence de rentabilité, il existe un facteur clé qui détermine la performance sociale : la culture et tout particulièrement la culture managériale. Après tout, c’est pour cela que mon blog s’appelle Management & RSE !

Ces entreprises plus exemplaires que d’autres ont compris l’intérêt de faire converger les trois versants de la performance. Leurs actionnaires ne leur en tiennent pas rigueur, au contraire : de la multitude d’études académiques qui se sont penchées sur la question, je retiens notamment deux ratios : en moyenne, la qualité de la notation RSE représente aujourd’hui entre le quart et le tiers de la valeur d’une marque et la valeur d’une marque représente environ le tiers de la valeur globale d’une entreprise… Et ces deux ratios sont en train d’augmenter !

Comment caractérisez-vous les évolutions à faire selon les secteurs ?

 

Il faut développer l’autonomie au travail de façon générale. Les entreprises industrielles s’intéressent à la QVT car, les produits étant de plus en plus complexes, elles ont besoin de l’innovation de tous leurs salariés, parce qu’il y a toujours des aléas de dernière minute, ce qui perturbe les chaînes d’approvisionnement et les processus de fabrication ou de prestation de services. Il faut rapprocher les boucles de décisions du client, ce qui passe aussi par une vraie QVT. De même, dans nombre d’activités de services, les salariés sont de plus en plus proches des clients et leur envie de s’impliquer fait la différence compétitive. Enfin, dans les start-ups, on a besoin d’intelligence pour innover sur tous les plans.

 

Comment progresser ? Faut-il durcir la réglementation ?

 

Je ne suis pas un inconditionnel de la loi : elle n’offre souvent que des droits formels. Par exemple, le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUER) est obligatoire depuis 2003. C’est un document essentiel, dans lequel les entreprises décrivent les différents risques professionnels ; la pierre angulaire de toute politique de prévention. Il implique des enjeux pour le management, y compris sur le plan personnel : si un accident du travail grave survient dans un établissement qui n’a pas établi son DUER, la sanction est très sévère. Et pourtant, malgré tout cela, la moitié des établissements en France n’a pas de DUER alors que la réglementation existe depuis 15 ans. Faire une loi ne suffit pas à changer les comportements des acteurs.

 

De fait, si les acteurs sociaux ne comprennent pas l’intérêt de la loi, cette dernière est peu ou mal mise en oeuvre[5]. Multiplier les lois ne fonctionne pas sans les apports de l’incitation, de la formation, de la mobilisation, de la concurrence, qui utilise l’arme de la réputation. Il vaut mieux, en fonction de chaque mesure, utiliser ce « smart-mix », ce mélange de mesures plus ou moins incitatives ou contraignantes.

 

Tout ce qui est législatif prend beaucoup de temps. On a pu le voir dans les débats à propos de la loi sur le devoir de vigilance, adoptée le 2 mars 2017. On oblige les (grandes) entreprises à faire du reporting, ce qui, certes, les conduit à se poser les bonnes questions, mais il faut aussi les aider à améliorer concrètement leur management des conditions de travail chez leurs sous-traitants, par exemple la problématique des audits fournisseurs.

 

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Comment voyez-vous l’articulation entre l’évolution vers un management donnant plus d’autonomie, plus participatif et le développement de contre-pouvoirs ou de formes de codétermination ?

 

Ces différents aspects peuvent progresser de pair. Il faut encourager trois dispositifs de gouvernance car de mon point de vue, l’enjeu n’est pas de démocratiser les entreprises (ou de les « libérer ») mais d’améliorer la gouvernance pour la rendre plus inclusive et responsable. Je note d’ailleurs que dans son ouvrage Le Bon gouvernement, Pierre Rosanvallon insiste sur les apports du mouvement de « Democratization studies » aux Etats Unis dans les années 90, qui a lancé le terme de « qualité démocratique ». Ce dernier ressemble étrangement à la gouvernance et incorpore des éléments communs, comme des institutions de contrôle, la transparence de l’information, la reddition.

 

Même constat à partir du dialogue social européen. Une résolution importante de la Confédération européenne des syndicats porte le titre de « Démocratie sur le lieu de travail » et indique : « Une approche cohérente et claire de la démocratie sur le lieu de travail est nécessaire. La CES demande une directive introduisant une nouvelle architecture intégrée en matière de participation des travailleurs. En se basant sur l’actuel acquis communautaire, cette directive devrait fixer des normes de qualité en matière d’information et de consultation et instaurer d’ambitieuses normes minimales en matière de représentation des travailleurs aux conseils d’administration comme source supplémentaire d’influence des travailleurs ».

 

Ces trois dispositifs de gouvernance sont complémentaires :

1) Poursuivre l’extension de la présence des salariés dans les conseils d’administration des entreprises privées : grâce à la loi de juin 2013, amplifiée par la loi Rebsamen en août 2015, la donne commence à changer. Cet apport a incité les Conseils à poser davantage les problématiques de ressources humaines, de « capital humain », de stratégie et de RSE. Je plaide avec les économistes proches du collège des Bernardins pour qu’il y ait à terme un tiers des administrateurs qui soient des salariés[6]. A partir d’un tiers dans un collectif, on commence à constituer une minorité influente, capable de peser sur les orientations et de contribuer au-delà d’un simple témoignage.

2) Construire la logique du dialogue professionnel. Les deux dispositifs sont complémentaires car les salariés vont s’y engager s’ils ont un bon niveau de confiance vis-à-vis de la gouvernance. En parallèle, il faut réformer le dialogue social pour en faire un outil de progrès social et économique moins formel et plus enclin à la négociation[7].

3) Constituer des comités de parties prenantes, dont la question a été posée dès le Grenelle de l’environnement en 2007, mais dont la matérialisation tarde à prendre forme. Les entreprises mettent en œuvre ce genre de comité pour donner corps à une vraie RSE, ne pas rester dans la proclamation unilatérale, mais passer au dialogue et à la co-construction avec les parties prenantes. Cela permet de venir rendre compte selon une certaine périodicité des engagements, des problèmes rencontrés et cela donne des résultats intéressants.

Voilà les voies concrètes et pertinentes à adopter, et pour moi c’est cela la démocratie : on progresse en renforçant les contrepouvoirs, la responsabilité des acteurs et la transparence, comme le préconisait déjà Montesquieu, qui avait créé la RSE avant l’heure, en affirmant que « la vertu d’un peuple, c’est la responsabilité des citoyens». Notre conception de l’entreprise en France est aussi datée que notre Code civil (1804). C’est encore Montesquieu qui disait : « Quiconque a du pouvoir est tenté d’en abuser, il faut donc que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir ». Là où il y a du pouvoir, il faut des contre-pouvoirs. Tocqueville disait lui aussi que tout pouvoir a besoin d’un contrepouvoir car écrivait-il, « toute personne qui détient un pouvoir est tentée d’en abuser ». Il faut donc faire entrer Montesquieu et Tocqueville dans nos entreprises car le simple rapport de subordination, basé sur l’obéissance et l’autorité, se heurte aux aspirations des jeunes générations, se fracasse sur les disruptions numériques et ne suffira plus à « tenir » nos organisations. C’est ce à quoi contribuent Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, dans le rapport qu’ils ont remis au gouvernement et dont je soutiens les préconisations[8].

 

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Venons-en à un enjeu voisin, que pensez-vous de la proposition d’instaurer un statut de société à objet social étendu (SOSE) pour les entreprises qui le souhaitent ?

 

Je la soutiens, mais je ne suis pas persuadé que sur le plan juridique ce soit particulièrement nécessaire en France où les dirigeants peuvent s’appuyer sur la notion d’intérêt social, mise en avant par la soft-law (cf par exemple, le rapport Vienot en 1995), contrairement aux Etats-Unis où il y a eu quelques procès retentissants. Alors que le « bon sens dominant » assurait qu’un conseil d’administration doit travailler dans l’intérêt des actionnaires, le discours officiel s’est infléchi dans les dernières décennies pour affirmer que le conseil d’administration doit travailler dans l’intérêt social de l’entreprise (distincte de la société). Cela diminue l’intérêt du statut SOSE, dont les équivalents ont vocation, notamment aux Etats-Unis, à protéger les dirigeants contre des attaques des actionnaires jugeant que l’entreprise s’éloignerait de son objectif qui serait de maximiser la création de valeur actionnariale. L’intérêt de la SOSE n’en est pas moins réel. Il permet d’offrir un cadre juridique sécurisant et un statut adapté au développement des modèles d’affaires hybrides, incorporant une forte composante sociétale ou environnementale, comme l’expérimentent par exemple la société Nutriset ou la Camif. La démocratie d’entreprise emprunte des voies variées. Tant mieux !

 

Pour aller plus loin :

[1] En France, en 2017, plus de 150 personnes se revendiquaient « chief happiness officer » sur LinkedIn, d’après Carl Cederström et André Spicer, « Non, le bonheur ne rend pas forcément heureux », Harvard Business Review (édition française), 18 avril 2018
[2] « Travail et communication, le nouveau visage de la performance sociale » 
[3] Voir dans Metis : « Conditions de travail : France is NOT back », 28 Janvier 2018 
[4] Voir dans Metis : « Emplois exposés ou abrités : 2 France, 3 Europe », 3 Mars 2017 
[5] « RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité »
[6] « Pour une gouvernance socialement responsable » 
[7] « Le dialogue social à la française, chef d’œuvre en péril »

[8] « Appel collectif de soutien aux conclusions du Rapport Notat Senard sur l’entreprise et l’intérêt général »

 

 

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.