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par La rédaction

En travaillant sur ce dossier « Être jeune en 2018 », nous nous sommes tout à coup interrogés sur les parcours des jeunes autour de nous, les copains des uns, les enfants des autres. Voici quelques-uns des petits récits écrits dans la foulée de cette interrogation. Deux choses sont certaines. 1) Les parcours ne sont plus linéaires, organisés par des séquences prévisibles études/entrée dans la vie active/professionnalisation. 2) Donner aux jeunes au travers des « petits boulots » (d’étudiants ou non) une vision aussi indigne du travail est une horreur…

 

perdus

 

S. 27 ans, et son monde où Codes du travail et des impôts sont écrits en pointillé

 

Famille aisée (concept flou, mais vécu comme tel), mais très agitée. Après des années de bataille feutrée ou virulente, divorce qui réussit à pacifier tout ça, mais laisse S. très meurtri, animé d’un scepticisme d’airain sur l’avenir du lien conjugal. Dès le premier jour, il s’est ennuyé à l’école. Et ça a continué, maternelle, primaire, secondaire, supérieur. Alors il a trouvé une solution : un mix de clowneries et de petits chahuts. Il a ajusté son effort avec précision, année après année des moyennes entre 10 et 10,5. Deux fois une erreur d’évaluation sur l’indulgence professorale, donc deux redoublements. Confession : « C’est incroyable, je n’ai qu’une envie, que ça s’arrête et je réussis à jouer les prolongations… » Le bac, un 13 parfaitement imprévu qui plonge les parents dans la stupeur. Que faire ? Un IUT, une formation qui peut déboucher sur n’importe quelle orientation : informatique de gestion. Trois mois de tentative courageuse de s’intéresser à la multitude de matières et début janvier, une conclusion tranquillement assénée à papa/maman qui commençaient à se rassurer : « J’ai bien réfléchi, les ordinateurs sont incompatibles avec moi. » Conseil de famille où S. démontre une fois de plus sa capacité de silence obstiné. Alors papa/maman prennent un aller pour l’Australie avec le retour dans onze mois et un viatique qui doit lui permettre de tenir deux mois pour s’acclimater.

 

L’enthousiasme n’est pas délirant, mais il ne réussit pas à cacher sa satisfaction. Des nouvelles à intervalles suffisamment espacés pour que papa/maman partagent leur anxiété : et s’il avait perdu son match de boxe contre le kangourou ? Non, il ne l’a pas perdu, il a jardiné, travaillé sur un chantier de creusement d’une gigantesque mine à ciel ouvert, découvert les plaisirs du métier de barman avec la multiplicité et la diversité des contacts qu’il ouvre.

Retour à Paris et annonce calme aux parents : « Je ne veux pas remettre les pieds dans un établissement d’enseignement. » Résignation parentale devant la fermeté du propos, mais les remous intérieurs n’en sont pas moins vifs chez ces deux accros à la qualification intellectuelle.

Donc barman. S. a traversé la rue et trouvé à 100 mètres de la maison un café où il a aussitôt été embauché. Pas de contrat, horaires 10 h/20 h, SMIC horaire entièrement payé en liquide, heures au-delà des 35 scrupuleusement comptées et payées. Un mercredi soir, le patron dit : « Avec ce printemps pourri et personne en terrasse, je ne m’en sors pas. Ce n’est pas la peine de revenir demain. Voilà ton solde. » Le surlendemain il traverse une autre rue, est immédiatement embauché. Bar/restaurant plutôt chic. SMIC horaire entièrement en liquide pendant deux mois puis un CDD à 18 h/semaine et après encore trois mois un CDI à 35 h. Mais l’horaire de travail : 16 h 30/2 h 30 et s’il reste des clients, 3 h 30. Après la fermeture il faut ranger et nettoyer : 1 heure de plus. Donc une durée quotidienne minimum de 11 heures pour un salaire net d’au moins 1840 € + les pourboires, de 20 à 40 € par jour. Deux jours consécutifs de repos. Tout ce qui dépasse les 35 h est scrupuleusement payé en liquide. Une particularité du bar : deux caisses mais une seule enregistre ce qui sera déclaré au fisc. Les recettes de l’autre servent à tous les paiements en liquide, serveurs, eaux minérales, vins venant de producteurs copains, etc.

S. est maintenant manager de la salle, organise les plannings des serveurs, veille à la bonne répartition entre les deux caisses, donne des ordres et veille à la qualité du service avec un œil aiguisé. Et quand un serveur disparaît du jour au lendemain – puisque la liberté d’aller et venir est réciproque entre employé et employeur – S. remplace l’absent jusqu’au nouveau recrutement. Dernièrement, il a ainsi travaillé 24 jours sans un seul repos. Papa connaît tous les serveuses et serveurs, bavarde avec eux en buvant un verre d’un délicieux vin blanc et constate qu’ils sont très satisfaits de leur sort. Ils ne se voient pas faire le même travail à 40 ans, mais en attendant… Papa, qui est assez familier du code du travail et du code des impôts, n’en revient pas. Mais il est bien obligé de voir que ça marche. Il se demande si les calculs qu’il a faits autrefois sur le poids de l’économie informelle n’étaient pas complètement faux. Il se demande si tout ce qu’il a écrit et dit sur l’aspiration universelle au CDI et à la protection sociale n’était pas complètement faux. Mais comme il a vieilli, s’être trompé autrefois ne le tourmente pas plus que ça.

 

V. ou l’alternance sans le savoir

 

Études jusqu’au bac au lycée de Saint-Cloud, bac ES, hypokhâgne au Lycée Balzac, mais sans envie ni volonté de passer le concours de l’ENS.

Une année de licence (L2 pour cause d’équivalence) de géographie à Paris IV. Premiers séjours en humanitaire (enseignement auprès d’enfants petits dans une école de village très ouverte et collaborative) en Équateur, prolongé par un voyage avec sœurs et petits amis au Brésil et Pérou.

Côté projet professionnel : être dans l’humain, dans l’interaction avec les autres, assistante sociale pourquoi pas ? (sans avoir aucune idée du salaire) Côté préférences : l’Amérique latine.

Retour pour une séquence à l’université en L3 (toujours géographie, moins par goût de la géographie que parce que ça ouvre sur les différents pays du monde). Rupture amoureuse.

 

Nouveau séjour en humanitaire en Colombie (appui à l’éducation sexuelle et à la prévention des maladies auprès de jeunes filles). Nouveaux voyages dans les autres pays d’Amérique latine.

 

Nouvelle séquence universitaire Master 1 avec une mention « pays en développement » : plutôt décevant. Pas de profs marquants, niveau moyen et décalage du trop scolaire par rapport à ce qu’elle avécu de l’autre côté de l’Atlantique.

Volonté de se poser un peu en France : six mois de Service civique. Vit en colocation et a toujours fait de petits jobs (boutiques de vêtements, boulangeries) pendant les périodes d’études en France.

 

Choix pas encore faits. En somme de l’alternance entre travail sur le terrain et études, mais sans connaître le mot : tout au long du parcours, aucun conseil du système « enseignement supérieur ». Aucune rencontre en tête-à-tête avec des enseignants ou des responsables d’orientation. Aisance financière de la famille qui permet les voyages et autorise à prendre son temps.

 

F. Un parcours en apprentissage court et efficace

 

jeune femme

Picardie. Famille d’ouvriers agricoles. Études jusqu’en terminale au collège d’une petite ville puis au lycée professionnel le plus proche. Enfant, F. était quasi mutique, ne parlait jamais, ne répondait pas aux questions. Choix résolu d’une filière professionnelle en alternance pour être « auxiliaire de vie » et peut-être plus tard « aide-soignante » qu’elle poursuivra jusqu’au Bac pro. À la fois par besoin du concret et par besoin impératif de financer ses études. Il est difficile de savoir si ce choix venait aussi d’une volonté de surmonter sa timidité et son mutisme qui, en tout cas, ont disparu. Elle bavarde maintenant volontiers, y compris de la difficulté des périodes de travail en EPHAD et des débuts avec les personnes très âgées ( Voir dans Metis le papier de Jean-Marie Bergère à propos du film De chaque instant);

 

Vit chez sa mère, passe le permis de conduire dans le cadre des aides du département et de la ville. Un petit ami dès 19 ans.

 

Un parcours linéaire, court par nécessité, mais réussi. Merci l’apprentissage !

 

L., et son monde où la continuité a besoin de la discontinuité

 

L. est le frère de S. Il a deux ans de plus. Comme S., son enfance a été passablement troublée par la virulence des désaccords parentaux. Mais il a un autre point commun : lui aussi s’est ennuyé à périr à l’école. L’entrée à la maternelle a été dramatique : L a pleuré tout le long du chemin du jour de la rentrée aux vacances de la Toussaint, six semaines de pleurs ininterrompus de la porte de la maison à l’entrée dans l’école. Ensuite, ça s’est calmé, mais il a conservé au fil des ans une franche réserve qui lui a valu une année de pensionnat censée le remettre à flot, mais qui lui a surtout permis de découvrir les charmes des joints à haute dose, charme dont il mettra des années à se déprendre, non sans quelques dommages collatéraux dus à l’irrégularité de la qualité de ses fournisseurs.

En première, L. découvre par hasard les Dialogues de Platon et tombe en extase intellectuelle. Avec Platon, c’est tout l’univers des livres dans lequel il entre avec passion. Les murs de l’appartement sont tapissés de 6 ou 7 000 livres et il y plonge avec méthode, se refusant obstinément à lire tout livre contemporain tant qu’il n’aura pas épuisé les chefs d’œuvre des 16e, 17e, 18e et 19e siècles (ce n’est pas tout à fait achevé). En terminale, philo, il démarre très fort et entame un dialogue qui durera toute l’année avec sa bienveillante professeure. Sauf que cet échange ne pourra se faire qu’en dehors de la salle de classe, un petit groupe de traîne-savates résolus s’opposant vigoureusement à tout ce qui ressemblerait à une volonté de participation. Hegel et Kant sont les deux grandes passions de l’année, mais bien d’autres philosophes sont absorbés avec enthousiasme. Le bac est une formalité et octobre retrouve L. à Paris 1 en licence de philosophie. Et là, en toute modestie, après deux mois, un décret tombe : lire tout seul permet de progresser bien plus vite que l’écoute de professeurs presque tous pontifiants et ennuyeux. Ses horaires de sommeil se décalent de plus en plus, les partiels de février sont fréquentés de manière épisodique et ceux de fin d’année de façon encore plus intermittente. Le même scénario se déroulera les deux années suivantes sous l’œil de plus en plus inquiet/impatient/impuissant de papa/maman qui trouvent là un beau terrain pour maintenir un lien de désespoir éducatif.

L. ne manque pas de considération pour le niveau intellectuel de ses parents, mais il pense que leurs métiers sont bien futiles par rapport aux grandes questions qui traversent l’histoire humaine et il est parfaitement décidé à ne pas suivre leurs traces. Ne pas suivre leurs traces, cela veut dire choisir un mode de vie aux antipodes. L. va donc pousser la porte d’une agence d’intérim, l’interroger sur ce que peut faire un jeune homme sans qualification ni expérience. L’agence d’intérim a une réponse : le centre d’appels téléphoniques. Il va découvrir ce monde du téléphone chronométré, des sonneries dans le vide, des rejets aimables, mais plus souvent impatientés, des échanges qu’il ne faut surtout pas laisser déborder. Puis il va vouloir changer de monde et les échanges qu’il a avec d’autres jeunes, comme lui abonnés aux agences d’intérim, le convainquent que la grande distribution offre ce qu’il désire : abondance d’offres, possibilité d’accepter ou de refuser les missions, un salaire plus élevé qu’il n’y paraît grâce à de multiples petites primes et la possibilité de penser pendant de longs moments de latence. Il découvre aussi la variété des types humains qui viennent faire leurs courses, les ours et les avenants, les vieilles dames qui ont besoin d’aide, ceux qui sont pressés et ne disent ni bonjour ni merci. L. analyse, construit des typologies, s’interroge sur la marchandisation des rapports humains, sur les choix de consommation qu’il voit se faire sous ses yeux attentifs. Il profite des intervalles entre missions – intervalles qu’il se donne car des missions on lui en propose tous les jours – pour lire, encore lire et il commence à construire dans sa tête des ébauches de livres. En fait, il commence à ambitionner d’écrire « LE » livre. Mais en notre époque de précarité généralisée, un contretemps se présente parfois : une chaîne de magasins lui propose un CDI. Comment refuser une proposition pareille ? Il n’en dit rien à ses parents, évidemment, mais tous ses copains et même son frère lui affirment que ça ne peut pas se refuser… Il accepte donc. Chaque matin à la même heure, il prend la même ligne de métro, emprunte le même chemin, pousse la même porte, s’engouffre dans le même vestiaire. Trois mois entiers, il tient trois mois entiers, trois longs, interminables mois.

 

L. démissionne, il quitte ce précieux passeport de salarié normal, bénéficiant de plein droit des avantages du modèle social français, d’un comité d’entreprise bien doté, de cinq semaines de congés prises avec une feuille de paie encore là pendant ces temps de vacances. L’exemple d’un chef de rayon boucherie l’a encouragé : cet homme de 50 ans était propriétaire de sa boucherie, avec tout ce que ça veut dire, de somptueuses recettes, mais aussi des salariés à embaucher à l’essai, à garder ou à quitter, des déclarations de TVA, d’Urssaf, de mutuelles, des inspections du travail ou de l’hygiène. Il a renoncé à tout ça, vendu sa boucherie, oublié ses tracas administratifs et quand il veut changer de magasin sait qu’il peut le faire du jour au lendemain.D’ailleurs il partage cela avec nombre de ces garçons bouchers qui savent que sur la région parisienne il y a en permanence plusieurs centaines d’emplois disponibles dans ce métier.

L. est toujours intérimaire et consacre ses loisirs à deux occupations : voir ses copains et écrire. Écrire en secret : pour le moment, apparemment papa est le seul à le savoir et il a eu la primeur des cent trente premières pages dans lesquelles avec la légèreté ambitieuse des premiers écrits, il s’explique et nous explique comment notre monde en est arrivé à cette économie de la jouissance destructrice. L. ne partage pas les visions apocalyptiques de ses cousins qui ne voient d’autres sources de salut pour l’humanité que la division par deux ou trois de son effectif actuel, si possible sans douleur, mais si c’était nécessaire pourquoi pas ? L. n’est pas pour autant pétri d’optimisme, il nous croit capables de ne pas faire les choix technologiques et philosophiques qui nous permettront de ne pas détruire la planète et nous avec.

P. Le réveil à 26 ans

jeune homme

Famille aisée. Bac C dans un lycée de la banlieue ouest. Choix d’une double licence de géographie et économie à Paris I (parents à la manœuvre, à l’époque la double licence échappait à APB !), pas d’intérêt particulier pour les études bien « qu’élève brillant » comme disent les profs. Ennui profond sur les bancs encombrés et mal commodes de l’université. Pas ou peu de contacts avec les enseignants. Dans les premières années, les jeunes enseignants, tout juste docteurs, souvent encore timides, plus préoccupés de leurs recherches que de pédagogie, et d’ailleurs jamais formés pour « enseigner » paraissent lointains, pâlots et inaudibles – beaucoup n’ont même pas travaillé leur voix et leur présence physique, d’ailleurs personne ne leur a dit que c’était important…

 

Vie hors université (il n’y va guère) mouvementée, bandes, aventures diverses et assez borderline.

 

Petits jobs pour acheter les clopes et le reste : livreurs à vélo, serveur chez Mac Do, ou dans d’autres bars. Les parents tentent des propositions de stage, rien ne marche. Parfois des mois sans rien, le pieu, les jeux vidéo, les copains le soir. Les cafés, on traîne avec les uns ou les autres. On attend, mais sans savoir ce que l’on attend.

 

Tentative de reprise d’études. Au bout de cinq années, une pénible L3, toujours en géographie. Le goût de la vie et des études revient.

Et se confirme par un réveil soudain à 26 ans. Vraie reprise d’études dans une autre ville en France. À suivre aussi.

 

De l’utilité d’une deuxième chance, ou d’une troisième. À suivre…

 

V. : un beau gâchis

 

Parcours scolaire parallèle à un entraînement de sportif de haut niveau, fortement coaché par le père, dans une discipline exigeante (elles le sont toutes !). Espoir de médailles, déplacements à l’autre bout du monde, en somme un enfant qui mène une vie d’adulte.

 

Et un jour la rupture : refus de continuer, refus de passer le bac (on est quelques jours avant les épreuves). Longue période d’inertie et de difficultés de dialogue avec la famille (père et mère fonctionnaires dans une collectivité locale de la région lyonnaise).

 

Succession de petits boulots le plus souvent en intérim, ceux réservés aux jeunes sans qualification décrocheurs et décrochés : dans des usines de sous-traitants aux environs de la maison familiale, dans des centres logistiques qui foisonnent. Travail dans un entrepôt de Danone, a l’espoir de décrocher un CDI et puis soudain, non ce n’est pas possible : le siège a donné l’ordre de ne plus embaucher…

 

V. a une passion ancienne pour la cuisine : après discussions dans la famille et l’entourage amical, il recherche une formation en alternance pour préparer un CAP de cuisinier. Recherches compliquées, V. est dérouté par les lenteurs administratives, la quantité de dossiers à fournir, mais y parvient et obtient son CAP. L’entreprise d’accueil pendant la période d’apprentissage a très bien fonctionné, cuisine de qualité avec de bons produits, plutôt inventive : tout semblait remis sur une bonne voie…

 

En fait, le restaurant se trouve dans une mauvaise période et ne peut pas l’embaucher. Il retrouve rapidement chez un traiteur dans une petite ville proche : cuisine de mauvaise qualité, on trompe carrément le client, on triche. Mauvaise ambiance. Il part après s’être blessé et s’être vu refuser la reconnaissance comme accident du travail.

 

Retour aux entrepôts logistiques et à l’enchaînement des séquences « travail » et « chômage » assumé comme mode de vie. La permittence comme on dit maintenant. Pendant les périodes de chômage, V. fait de la musique.

Nous avons emprunté l’expression « Lost in transition » à un article du chercheur finlandais Robert Arnkil :

 

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