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danielle kaisergruber

Et accessoirement ma bande, mes copains et ma patrie. Encore que ce soit un mot que je n’aie pas employé depuis longtemps. Peut-être parce qu’il y a longtemps qu’il n’y a pas eu de guerre dans mon pays.

Je suis incroyablement frappée par le déchaînement d’invectives à l’endroit d’un homme politique français qui décide de poursuivre sa vie (politique et autre) à Barcelone. Que n’a-t-on pas entendu ? « Traître » de la part des ennemis de Manuel Valls, « exil » de la part des journalistes qui n’en sont pas à une inexactitude sémantique près.

Comme si aujourd’hui chacun d’entre nous n’avait pas plusieurs allégeances et le pied dans plusieurs cultures. Et parfois dans plusieurs pays. Comme si Barcelone n’était pas en Europe, à deux pas de la Catalogne française. Comme si depuis 1987, les programmes Erasmus n’avaient pas fait traverser les frontières à des milliers de jeunes : un million d’étudiants, d’élèves, de profs et de stagiaires de la formation professionnelle européens ont pu passer au moins un semestre en dehors de leur pays d’origine. Comme si de très nombreux Français, de tous milieux sociaux et de tous âges, n’allaient pas facilement à Prague, à Amsterdam ou à Porto pour de courts ou plus longs séjours. Parfois pour travailler ou pour étudier. Ou justement à Barcelone pour faire la fête, Barcelone qui déborde de touristes et de visiteurs de quelques jours.

Comme si dans le cadre du programme « Eramus+ pour l’apprentissage », un Guide du Routard « Faire son apprentissage en Europe » (OPCALIA/Hachette) ne venait pas de sortir pour favoriser la mobilité non seulement des étudiants, mais aussi des jeunes apprentis.

Comme si certains des retraités français n’achetaient pas des maisons ou des appartements à Lisbonne ou ailleurs dans la montagne ou le long de la côte portugaise.

 

Et plus encore comme si de très nombreux Français, Français depuis toujours ou récents, n’étaient pas, en même temps, un peu italiens, ou un peu grecs, ou un peu polonais. Cette professeure en épigénétique au Collège de France et à l’Imperial College à Londres dont l’ordinateur s’ouvre sur sa maison dans une île grecque. Parce qu’elle « vient » de ce pays-là, elle en vient et elle aime y retourner, parce qu’elle y est chez elle. L’Europe c’est aussi cela : d’intenses mobilités dans tous les sens, certes pas toujours suffisamment contrôlées et suivies quand il s’agit des « travailleurs détachés », celles des salariés, plus encadrées dans les entreprises européennes multi-sites, ou de leurs sous-traitants. Au siège d’Airbus à Toulouse, on entend autant parler anglais et allemand que français.

Un quart des mariages célébrés en France sont mixtes.

De nombreux, de très nombreux Européens partagent aujourd’hui une double culture, une double appartenance. Faudrait-il le leur reprocher ?

En Suède, on discute beaucoup de la double identité : on peut être bien intégré, aimer son pays d’adoption et conserver une identité profondément liée à ses racines et parfois à son pays d’origine. On ne peut pas reprocher à certains d’oublier leur histoire, leurs racines ancestrales et reprocher à des concitoyens plus récents de ne pas vouloir renoncer totalement aux leurs. Les réseaux sociaux, les médias et la facilité des déplacements permettent aujourd’hui de vivre dans plusieurs mondes. Nous avons tous plusieurs allégeances.

Cette Europe-là, celle des échanges, des voyages, des migrations de courte durée, du travail dans un autre pays, des mariages mixtes, elle existe bel et bien. Assez différente de l’Europe des institutions, des compromis, des arrangements, des renoncements, de celle qui sait si bien se faire détester.

Lors du Colloque organisé pour les 10 ans de Terra Nova, on a beaucoup parlé d’Europe et la Commissaire Margrethe Vestager a su parler en même temps de l’Europe du quotidien et de l’Europe des institutions. « Je ne me suis jamais sentie autant danoise que depuis que je suis Commissaire européen ». Plusieurs intervenants y ont dessiné les pistes sur lesquelles il faut maintenant réfléchir pour poursuivre l’aventure européenne : la définition des « biens communs » ou les « biens publics » européens  sur lesquels investir dans le cadre d’un vrai budget européen (en tout cas de la zone euro), la recherche de formules pour constituer avec des parlementaires nationaux une nouvelle instance européenne qui ait un vrai pouvoir d’engagement de projets…
En Europe, comme ailleurs, il y a, et il y aura du commun et du différent : c’est le propre d’une société. Il faut travailler sur le commun et savoir garder la richesse des différences.

Ah oui, j’allais l’oublier : pour parler de double appartenance, on peut aussi penser à Charles Aznavour !

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.