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danielle kaisergruber

Dans les « épisodes » récents de crise sociale, politique et démocratique en France, je suis très impressionnée par la manière dont les médias modèlent nos représentations et nos imaginaires. 

 

Daniel Cohen dans son dernier essai Il faut dire que les temps ont changé… chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, met dans le même sac les algorithmes manipulateurs, les réseaux sociaux et l’explosion des « séries » sur tous supports (Netflix et toutes les chaînes…) sur fond de « déliaison sociale ». Cela m’a étonnée dans un premier temps, à tort. Ce ne sont pas les journalistes qui sont en cause (ça c’est un autre sujet), mais plutôt les schémas narratifs, les modèles dramaturgiques des feuilletons, des séries et bien sûr de la téléréalité. Le vocabulaire est là pour témoigner de cette construction du narratif qui mime l’histoire : acte 1, acte 2 et la suite à la demande. « Vous avez aimé Alexandre », « vous aimerez Alexandrine »… Il faut à tout prix de la continuité, de la mise en récit et même au restaurant on ne veut pas juste manger de bonnes choses, mais acheter une histoire…

Cette forte cohérence entre l’action politique et la narration (story telling), devenue le fil structurant de la communication a quelque chose d’effrayant. Cela avait un peu commencé avec le choix d’élections primaires pour sélectionner les candidats de chaque parti aux élections présidentielles (avec les surprises que l’on sait !). Présentée d’abord comme un surcroît de démocratie, de grands débats télévisuels en grands débats télévisuels, la passion de l’élimination s’est emparée de nombre de citoyens. Un beau jeu de quilles : vous m’en mettez quatre ou cinq, je les passe au crible (costumes, coupes de cheveux, sourires et tout de même efficacité rhétorique dans la réponse aux questions posées…), je tire et il ne doit rester qu’un champion à la fin. Pour les élections comme pour l’Eurovision.

Depuis la fin 2018, nous voilà repris par le dégagisme ! Des panneaux jaunes de ronds-points aux revendications formulées de référendums permanents. Et comme tout s’accélère dans notre monde, c’est du dégagisme à très court terme et éventuellement à portée de clic : « je ne like plus… » Alors que nos économies et nos sociétés auraient tant besoin de temps longs, de projets solides préparés dans la discussion et la négociation (ce qui a bien manqué dans les récentes réformes menées tambour battant) et de vision prospective. Il m’arrive de regretter le septennat (d’ailleurs j’avais voté contre sa transformation).

La téléréalité devient réalité, mais à la vie politique par personnes médiatiques interposées, je préfère somme toute la démocratie représentative au national et au local et le jeu électoral qui donne des délégations explicites pour élaborer des lois et règlements, bâtir des projets ou gérer et faire vivre des communes et régions.

Alors oui il y a bien besoin de discuter, de débattre sur ces sujets-là comme sur d’autres qui influent sur la vie de chacun et sur la vie collective. Et tant mieux si un gouvernement qui avait donné le sentiment de préférer entendre la violence plutôt que de négocier et mettre à profit l’intelligence collective des parties prenantes, en vient à ouvrir cette possibilité de débat national, inédit dans le monde à l’échelle d’un pays. C’est une belle opportunité et il serait idiot de le bouder.

Beaucoup de syndicalistes, quelques commentateurs se sont étonnés que les revendications des ronds-points ne s’adressent ni aux entreprises ni d’ailleurs aux élus locaux pourtant en charge de nombreux aspects de la vie quotidienne mis en avant : les transports, les prestations sociales… Et pourtant il est bien évident que toute cette colère, toutes ces récriminations ont à voir avec la situation dégradée de l’emploi et du travail, avec la critique de la financiarisation de l’économie et avec l’absence fréquente de vrai dialogue vivant dans les entreprises et sur les lieux de travail en général. La « verticalité du pouvoir » est bien plus importante dans les entreprises que dans l’espace politique.

Remettre de la démocratie et du dialogue dans les entreprises, depuis la présence de représentants des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance, jusqu’à la création d’espaces de discussion sur le travail quotidien et son organisation, par exemple en dopant la Loi Pacte qui n’est pas encore bouclée.

On a compris que le référendum auquel il faut répondre par oui ou non n’est pas ma tasse de thé. Je vais aggraver mon cas en disant que la détestation des élites non plus. Va-t-on faire concevoir et fabriquer des Airbus par des jardiniers (malgré la grande estime que j’ai pour les jardiniers) ? Ou payer des ingénieurs au SMIC ? Il me semblait que cela avait déjà été essayé… Un tout autre débat est celui de la manière de « produire » des élites, de la diversification des filières et surtout des possibilités d’ascenseur social et de prises de responsabilités pour tous ceux qui le souhaitent, quel que soit leur milieu d’origine. Là il y a de quoi faire ! Et des murs à enfoncer !

 

De nombreuses propositions se feront dans le cadre du « Grand débat » : des réunions inédites, des confrontations de points de vue, l’obligation de construire des argumentations peuvent produire de nombreux effets de démocratie, plus riches sans aucun doute que la démocratie Koh Lanta ou la démocratie du clic. C’est aussi pourquoi Metis ouvre un dossier « Le débat ça s’organise »…

 

Cela dit, si je devais « liker » aujourd’hui, c’est sur le nom de Nancy Pelosi que je m’arrêterai.

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.