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En ces temps de Brexit, de campagne pour les élections européennes aussi poussive que confuse et de relatif désintérêt pour les questions européennes, la fatigue ressentie par les citoyens européens vis-à-vis de l’UE se transforme en épuisement, à en juger par les médias. Je propose dans cet article de remettre en avant des faits et chiffres qui contredisent quelques-unes des infox, qui nous entourent, propagées et amplifiées par les réseaux sociaux et d’autres qui le sont moins.

Nous sommes englués dans un bruit de fond général qui désigne l’Europe comme cause de nos turpitudes. Bien peu prennent la défense de cette création collective originale, fragile et certes frustrante qu’est la construction européenne. Depuis que la vérité est devenue « alternative », que la rationalité et la modération sont dévalorisées et que les informations auxquelles nous sommes exposés sont parfois exactes et parfois des « fake news » (infox, en bon Français), rien ne nous étonne. « Un jour, le vrai ne sera plus qu’un moment du faux, » écrivait déjà Guy Debord dans  La Société du spectacle. En Europe, nous y sommes.

« C’est évident. Les Européens – et parmi eux les Français – considèrent que l’UE va à l’encontre des intérêts de leur pays »

Vraiment ? La dernière édition de l’Eurobaromètre du parlement européen, publiée en mars 2019 (28 000 Européens de 15 ans et plus des 27 États membres interrogés) nous apprend que nous n’avons jamais autant aimé l’Europe et été conscients de son apport. 68 % des citoyens européens considèrent que leur pays a bénéficié de son appartenance à l’UE. C’est le chiffre le plus élevé depuis… 1983 ! Oui, depuis 36 ans !

Même dans les pays les plus sceptiques de l’UE, ce jugement emporte la majorité. Il n’y a qu’un seul pays parmi les 27 dans lequel ce n’est pas le cas – l’Italie. En France, l’enthousiasme est moins prononcé, mais reste largement majoritaire à 59 % et présente une progression quasi constante depuis novembre 2010 lorsqu’il ne dépassait pas 46 %. Parmi les Français, les plus jeunes (15-24 ans) sont aussi les plus europhiles : 73 %.

« L’UE ne parvient pas à fédérer les citoyens européens et créer des solidarités »

Les études d’Eurofound montrent au contraire que les politiques publiques en Europe ont permis de mettre en place une convergence ascendante : les pays les moins avancés rattrapent le peloton et l’ensemble de l’UE progresse globalement (voir dans Metis : « L’Union européenne, la plus formidable machine à convergence », avril 2019). Mais la crise de 2008-2011 a laissé des traces profondes (voir dans Metis « Convergences et divergences en Europe sociale ? Une conférence du CEET-Cnam », avril 2019).

En termes de sentiment d’appartenance, 74 % des Français (et 80 % des citoyens de l’UE) affirment que ce qui rassemble les citoyens européens est plus important que ce qui les sépare [1]. Sur tous les indicateurs du sentiment d’appartenance, les citoyens des pays membres de la zone euro sont plus europhiles encore que ceux des pays de l’UE n’appartenant pas à la zone euro. La vérité est que l’Europe est sur le chemin, celui tracé par Robert Schuman, qui disait : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». L’Europe n’est pas réductible à ses institutions ; elle se construit aussi « par le bas », par les mouvements sociaux, par les échanges entre citoyens, par les influences culturelles croisées (voir dans Management & RSE « Valeurs : l’Europe et la France ne sont pas celles que vous croyez », mars 2014).

« Les Français et les Européens sont tentés d’imiter les Britanniques en sortant de l’UE »

Alors que certains laissent penser que les Français sont tentés d’imiter leurs voisins britanniques et leur calamiteux Brexit, voici la réalité : interrogés sur leur choix en cas d’un referendum similaire organisé dans leur pays, seuls 21 % des Français choisiraient de quitter l’UE, une proportion certes plus forte que la moyenne de l’UE à 27 (14 %), mais qui reste largement minoritaire. Parmi les 28 pays membres, seule la République tchèque présente une proportion d’« exiters » plus élevée (24 %)… ainsi que la Grande-Bretagne, mais elle n’y atteint que 37 % et non la majorité [2].

« L’UE n’est pas démocratique et se moque des opinions ou des votes exprimés par les citoyens »

Les 55 % de « non » au référendum français de mai 2005 sur le traité établissant une constitution pour l’Europe sont souvent invoqués par les tenants de cette thèse, qui oublient de rappeler que lors de la campagne pour les élections présidentielles qui se déroulèrent deux ans après en 2007, Nicolas Sarkozy, qui avait clairement indiqué qu’il ne procéderait pas à un nouveau vote, l’a emporté sur Ségolène Royal, qui s’était engagée sur un nouveau vote…

Qu’en pensent les citoyens européens – et plus particulièrement les Français ? 53 % des Français pensent que « leur voix compte dans l’UE », une proportion en progression constante depuis octobre 2016 et légèrement supérieure à la moyenne de l’UE (51 %). Sur longue période, on mesure le chemin parcouru depuis le point bas de cet indicateur, atteint en novembre 2011 à 34 %. De même, 54 % des Français pensent que l’appartenance de leur pays à l’UE est une bonne chose et cette proportion monte à 65 % chez les 15-24 ans [3].

« Les Français – et les Européens dans leur ensemble – sont d’abord préoccupés par l’immigration »

Lorsque l’on compare les thèmes jugés les plus importants pour la campagne européenne entre les Français et la moyenne de l’UE, on constate que les Français accordent moins d’importance à deux sujets : l’immigration (32 % des Français situent ce thème dans les priorités contre 44 % des citoyens de l’UE) et la protection des frontières (19 % contre 24 %). En revanche, la lutte contre le changement climatique leur semble beaucoup plus importante (52 % des Français contre 43 % des citoyens de l’UE) ainsi que la lutte contre le terrorisme (50 % contre 41 %) et les problèmes d’emploi [4].

Dans ce domaine de l’immigration comme dans d’autres, la répétition de fausses informations propagées et inlassablement relayées par des affabulateurs, bonimenteurs ou internautes de bonne foi finit par s’imposer comme réalité. En 2015, l’hebdomadaire britannique The Economist publiait les résultats d’un sondage dans lequel on avait demandé aux citoyens des principaux pays d’Europe de l’Ouest à combien ils évaluaient la proportion de musulmans dans leur pays. L’estimation se révélait en moyenne six fois supérieure à la réalité. Plus particulièrement en France, pays comportant la plus forte proportion de musulmans en Europe, la surestimation était d’un facteur quatre (31 % perçus contre 8 % réels).

« L’Europe n’obtient aucun succès dans la lutte contre le réchauffement climatique »

Les émissions de CO2 issues de la consommation d’énergie fossile (qui représentent 80 % des émissions de gaz à effet de serre) ont diminué de 2,5 % en 2018 par rapport à 2017 au sein de l’Union européenne, selon les chiffres présentés par Eurostat en mai 2019. La France, quatrième pays contributeur avec 10 % des émissions de l’UE, connaît une baisse de 3,5 % de ses émissions.

L’Allemagne, qui compte à elle seule pour 22,5 % des émissions de l’UE, voit ses émissions baisser de 5 %. En revanche, le Royaume-Uni (11,4 % des émissions) ne parvient à faire baisser ses émissions que de 0,3 %, tandis que la Pologne (10,3 %) connaît une forte hausse de 3,5 % (après une hausse de 3,8 % en 2017). Parmi les autres pays, les plus fortes baisses sont enregistrées au Portugal (–9 %), en Bulgarie (–8 %) et en Irlande (–7 %).

Même si beaucoup reste à faire, ces chiffres montrent que de nombreux pays de l’UE parviennent à obtenir des résultats.

« Le projet économique de l’UE a échoué »

L’UE est une force économique qui compte. Elle représente 21,7 % du PIB mondial (chiffre 2017) et se place en deuxième position du classement des ensembles économiques, derrière les États-Unis (24,3 %), mais largement devant la Chine (15,0 %).

Les difficultés économiques persistantes de la France nous masquent les succès économiques de l’UE. Par exemple, le défaut de compétitivité des produits et services français se traduit par la faiblesse des exportations et un déficit commercial qui se creuse. Ainsi, la France présente parmi les 28, le taux d’exportation (valeur des exportations/PIB) le plus faible. La France et le Royaume-Uni se distinguent par la persistance d’un déficit des échanges de biens et services, qui s’établit respectivement à –1,1 % et –1,3 % du PIB en 2017. Mais qui sait que l’UE dans son ensemble est devenue fortement exportatrice nette, avec un solde des échanges extérieurs de biens et services qui s’établit à + 3,7 % du PIB en 2017 ?

De même, alors que la France parvient difficilement à diminuer son déficit budgétaire, le solde des administrations publiques n’est déficitaire qu’à hauteur de 1,0 % du PIB pour l’ensemble de l’UE (dernier chiffre connu, pour 2017).

« L’Europe est incapable de résoudre le problème de l’emploi »

Englués dans un chômage de longue durée, nous ne percevons pas que l’UE a fortement progressé ces dernières années sur le front de l’emploi. D’après les dernières données Eurostat, le taux de chômage dans la Zone Euro est tombé à son plus bas niveau depuis octobre 2008 et le début de la crise financière (7,9 %). Mieux, dans l’ensemble de l’UE28, c’est la meilleure performance jamais enregistrée par Eurostat (6,7 %). Par rapport à son pic de l’année 2013, le chômage dans l’UE a diminué de près de 40 %.

Plusieurs pays dont l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas ont quasiment renoué avec le plein emploi. Le taux de chômage allemand atteint, par exemple, le seuil de 3,2 %. Finalement, il n’y a plus dans l’UE que trois pays qui ont un taux de chômage plus élevé qu’en France (Grèce, Italie et Espagne). La situation de la France s’améliore (son taux d’emploi est passé de 69 % en 2014 à 71 % en 2018), mais plus lentement que la moyenne européenne (passée de 69 % à 73 % sur la même période) et trop lentement pour être perceptible par les citoyens.

La France se distingue par une forte part de main-d’œuvre dite « sous-utilisée », c’est-à-dire la forte représentation des personnes qui souhaiteraient travailler ou travailler davantage (halo du chômage, sous-emploi) : la France se situe parmi les sept pays (pays du Sud de l’Europe) présentant les taux de sous-utilisation les plus élevés de l’UE, avec un taux de 17,7 %. Les problèmes de précarité sont plus fortement ancrés en France qu’ailleurs. Les emplois à durée limitée, ceux qui ont un terme fixé, défini dans le contrat de travail qui lie le salarié à son employeur sont mesurés en regroupant les contrats à durée déterminée (CDD, dont ceux en contrats aidés), les missions d’intérim et les contrats d’apprentissage : 15 % en France contre 12 % en moyenne pour l’UE. De même, l’insertion professionnelle des jeunes est particulièrement problématique. En 2016, le taux d’emploi des récents diplômés (73 %) est en France l’un des plus faibles des pays de l’UE, loin de l’objectif européen de 82 %.

Conclusion

Dans bien des domaines, l’UE a su monter sa force d’entraînement pour les pays membres. Danielle Kaisergruber le rappelait dans l’un de ses éditoriaux de Metis en janvier dernier : « les “Européens” ont su être ensemble pour affronter le Brexit et ses conséquences ; ils ont commencé (enfin) à contraindre les industriels de l’automobile en matière d’objectifs de réduction des émissions de CO2 ; ils ont commencé (un peu) à s’opposer aux Gafa (RGPD et fiscalité), esquissé un projet d’assiette commune d’impôts sur les sociétés… Ils ont, sous l’impulsion de la France et avec l’appui de l’Allemagne et de la Belgique durcit la directive sur le travail détaché, y compris dans le secteur des transports, ce qui n’était pas gagné. Ils ont créé une Autorité européenne du Travail… »

Encore faut-il que les dirigeants sachent expliquer et mettre en perspective ces avancées. Aujourd’hui, on pourrait inverser le fameux aphorisme de Paul Valery, qui disait que « l’Europe n’a jamais eu la politique de sa pensée »…

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.