La presse, les réseaux, les esprits et les conversations (à distance, comme il se doit) sont à ce point saturés de témoignages, expériences, journaux intimes, analyses savantes, conjectures hasardeuses et recommandations péremptoires quant aux bouleversements charriés avec lui par ce satané virus, qu’on finit par se dire qu’il devient urgent de parler d’autre chose. Ce à quoi s’essaie à sa façon Metis au long de ces semaines confinées, en le prenant comme un cas d’école, une sorte de prétexte à poursuivre la réflexion sur l’avenir des rapports sociaux de travail.
Difficile cependant de résister à la tentation d’en rajouter une louche, tant la pandémie s’attaque avec violence à la doxa économique qui a jusqu’ici sous-tendu l’ordre économique néo-libéral, particulièrement sur les deux questions cruciales du salaire et de la dette.
Salaires : quelle est la juste échelle ?
Depuis plus de deux siècles, la pensée économique se partage entre deux théories du salaire. Pour Adam Smith comme pour Karl Marx, le travail est la source et la mesure de toute valeur marchande. Il ne saurait donc avoir lui-même un prix ; ce qui en a un, c’est la force de travail, seule marchandise capable de créer de la valeur, et ce prix n’est rien d’autre que celui des marchandises qu’une époque et une société données jugent nécessaires à sa reproduction. Le salaire s’inscrit donc dans un rapport social de subordination où les travailleurs, dépourvus des moyens de production, ne reçoivent en contrepartie de leur travail que la part des richesses qui suffit à ce qu’ils continuent de travailler… et leurs enfants après eux.
Rien de tel chez les néo-classiques, pour qui sur un marché du travail à l’équilibre le salaire rémunère exactement la productivité du dernier travailleur embauché et le profit la productivité de la dernière fraction de capital investi. À chaque facteur de production, sa juste rétribution, pour peu que règne la concurrence parfaite, quand nul agent n’a le pouvoir de fausser le libre jeu du marché ou de s’approprier une rente.
Soit, mais quel rapport avec le coronavirus ? Il y en a bien un. Ce n’est pas moi qui le dis, mais notre Président qui dans son intervention du 13 avril se réclame de l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 — « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » — pour déplorer que « notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». C’est donc de la hiérarchie des salaires qu’il s’agit, et particulièrement du principe de distinction dont elle tire sa légitimité.
La théorie n’ignore évidemment pas la question. Côté classique, l’échelle des salaires trouve sa justification dans le fait que la reproduction de la force de travail est d’autant plus longue et coûteuse que le travail est plus qualifié, Marx distinguant à cet égard entre travail « simple » et travail « complexe ». Distinction que les syndicats ouvriers ont fait leur en se battant pour l’établissement de grilles de classification, par métier ou par branche. L’école néoclassique n’est pas loin d’adopter le même critère, la « productivité marginale du travail » différant selon la densité et la complexité des savoirs mobilisés dans le travail. Ou, pour parler en termes plus contemporains, selon le « capital humain » accumulé par chaque individu.
Reste à savoir si la « complexité » ou la « productivité » du travail sont des données suffisamment objectives et mesurables pour fonder une hiérarchie des rémunérations à la fois juste et socialement acceptée, ou s’il y entre trop d’arbitraire, d’équivoque ou de contingence pour qu’elles ne nourrissent pas défiance et sentiment d’injustice. L’absolue justice salariale n’est pas de ce monde, mais bien des évolutions récentes ont concouru dans les pays riches à dévaloriser, autant symboliquement qu’économiquement, le travail « peu ou pas qualifié ». Délocalisation des emplois manufacturiers, sous-traitance généralisée, précarité des statuts, brouillage des repères de qualification, assouplissements du droit de travail, coupes dans les emplois publics… autant de façons de mettre implicitement en doute « l’utilité commune » attachée à des fonctions qui continuent pourtant de satisfaire de très réels besoins. Conçues pour protéger les « sans qualification » du chômage et de la pauvreté, les politiques d’allégement de cotisations et d’incitation à l’activité ont eu aussi pour revers de délimiter au sein des emplois un segment de second rang où le produit du travail ne suffit plus à garantir une existence décente sans le complément de la solidarité publique. Mais il n’y a là, après tout, rien de nouveau : voici belle lurette que les tâches les plus nécessaires à la reproduction de la vie sont aussi les plus subalternes, du travail des esclaves aux emplois de service d’aujourd’hui, en passant par la domesticité sous toutes ses formes.
Déjà passablement entamé, le principe distinctif d’« utilité » des emplois — prise au sens que lui donne l’économie utilitariste, à savoir la capacité à produire un surplus validé par le marché — est aujourd’hui percuté de plein fouet par la crise sanitaire. Face au virus, ce ne sont plus le diplôme, ni la qualification, ni les compétences qui prennent la juste mesure de « l’utilité commune », mais la capacité de chacun à protéger la vie des autres (les soignants au sens large) ou à garantir en situation de pandémie la continuité des fonctions sociales vitales (alimentation, logistique, transports, éducation, sécurité, salubrité…) Quitte à inventer dans l’urgence de nouveaux canaux de rétribution, comme les primes versées aux parents confinés avec leurs enfants. Et à imaginer pour la suite, comme l’a fait Philippe Denimal pour Metis, d’autres formes de reconnaissance du travail. Encore que l’utilité sociale ainsi comprise ne soit pas seule en jeu ; de façon sous-jacente l’idée joue aussi d’une hiérarchie des mérites indexée sur celle des risques encourus, les travailleurs maintenus à leur poste étant ipso facto les plus exposés à la contagion. Dans les deux cas, « l’utilité commune » n’est plus du tout celle que dictent la division du travail et le marché, mais celle qu’attache aux tâches humaines la préservation de ce bien ultime qu’est la vie, et la vie en société. Les membres de l’Assemblée nationale avaient-ils cette utilité-là en tête en 1789 ? Sommes-nous vraiment à même de lui donner la signification à laquelle l’actualité du virus nous appelle, quitte à revoir de fond en comble nos principes de classements ?
La dette, péché mortel ou planche de salut ?
Alors que la croissance d’après-guerre s’était accommodée, sinon nourrie, d’une forte inflation, la hausse des prix devient au tournant des années 1980 l’ennemi n° 1 des politiques économiques. Il faut casser la spirale prix-salaires pour restaurer profits et compétitivité au moyen d’une modération salariale qui ne s’est jamais démentie depuis. Avec la désinflation — voire après 2008 la déflation tout court — revient le règne des créanciers. Les « marchés » (en fait les institutions financières privées, banques, assurances, fonds de pension) dictent leur loi à des États qui, en libérant la circulation de capitaux à l’échelle du monde, ont renoncé à une part majeure de leur souveraineté. Freinage des salaires et fiscalité favorable au capital tarissent leurs ressources au moment où en réponse à la montée du chômage, de la pauvreté, mais aussi de besoins collectifs comme l’éducation et la santé, les dépenses sociales continuent d’augmenter. Paradoxalement, le déficit public prend ainsi un caractère structurel au moment où l’équilibre budgétaire (re) devient un dogme, comme l’illustrent les fameux critères de Maastricht : pas plus de 3 % de déficit, pas plus de 60 % de dette rapportés au PIB. Le comble du paradoxe est atteint quand, parce qu’ils se sont massivement portés au secours d’institutions financières submergées par les mauvaises créances qu’elles ont elles-mêmes multipliées, les États les plus endettés de la zone euro subissent en 2010-2012 la « crise des dettes souveraines » et ses taux d’intérêt dévastateurs. On fait payer à l’État emprunteur l’endettement qu’il a dû consentir pour prêter en dernier ressort à des agents privés aux abois, sans remettre en question le tabou de la mise en commun des dettes, qui paraît pourtant le pendant logique d’un régime de monnaie unique.
Contrairement aux apparences, l’enjeu n’est pas seulement financier : à la crise de la dette répond en Europe la persistance de déséquilibres commerciaux tout aussi structurels. Aux excédents de l’Europe du Nord, et particulièrement de l’Allemagne, répondent les déficits commerciaux des États membres du Sud, sur un Marché unique où l’interdépendance est étroite. Entendue comme capacité à cumuler les excédents, la compétitivité devient la pierre de touche du mérite des Nations et l’argument ultime d’un débat qui prend un tour moral : ce n’est pas au Nord austère et vertueux de payer pour les excès des cigales du Sud. Mais si tout le monde devient fourmi, qui absorbera les excédents, sauf à imaginer une UE structurellement excédentaire vis-à-vis du reste du monde ?
S’il n’a pas (encore ?) fait sauter le verrou du partage de la dette, le virus est parvenu à renverser cet autre dogme. « L’argent magique » était balayé comme une dangereuse illusion il y a quelques semaines, voici qu’il coule à flots pour amortir à travers le monde le choc inouï subi par les économies. Qui s’en plaindrait ? Imagine-t-on gouvernements et institutions financières en proie à la crise sanitaire refuser d’ouvrir les vannes au nom de l’orthodoxie budgétaire et de la responsabilité individuelle ? Comme le relève très justement Laurent Joffrin (Libération, 15/04/2020), la doxa néo-libérale n’a pas tenu longtemps face à la menace sanitaire : c’est désormais la Vie avant la Bourse, l’utilité commune avant l’intérêt personnel, la solidarité contre le chacun pour soi. Voilà que la pandémie paraît amorcer ce que des générations de militants anticapitalistes désespéraient de voir de leur vivant : l’inversion radicale de la hiérarchie des normes dictée par l’économie mondialisée. Mais pour combien de temps ?
Car il faudra bien d’une façon ou d’une autre statuer sur le sort de cet argent magique. À première vue, trois issues se dessinent, non exclusives :
- comme après 2008, on s’empresse de rembourser le surplus de dette hérité du virus (environ 10 points de PIB à ce stade pour la France) au moyen d’une cure d’austérité plus drastique que les précédentes ;
- on étale et redistribue sa charge en la mutualisant entre États, en la convertissant en dette interne via l’emprunt public, en mettant résolument les revenus du capital et les très hauts salaires à contribution ;
- on l’efface, à coups d’inflation et/ou d’annulation négociée (comme l’ont fait au sein du Club de Paris les pays riches à l’égard des pays en voie de développement).
Le débat va vite s’ouvrir sur les choix qui viendront, et il promet d’être complexe, intense et lourd d’enjeux politiques, puisque ce n’est rien de moins que l’équilibre des forces entre États et « marchés » qui est en question. D’ores et déjà, la crise sanitaire met en lumière l’inanité d’une conception moraliste de la dette qui, par fausse analogie avec la dette privée, refuse de voir ce que l’argent public a bel et bien de « magique ». Aussi indépendantes que soient aujourd’hui les banques centrales, la réponse des États à la crise sanitaire montre de façon éclatante qu’ils ont conservé le pouvoir de battre monnaie, et qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’en user massivement quand il le faut, tout simplement. Ce n’est pas là vivre au-dessus de ses moyens, mais sauvegarder les moyens de vivre. Quant aux « générations futures », si souvent tenues pour victimes expiatoires des errements supposés du présent, qui peut sérieusement prétendre qu’elles en pâtiront ?
Bien malin qui peut dire aujourd’hui si la parenthèse ouverte par le virus va se refermer aussitôt qu’il aura relâché son emprise, ou s’il aura été le déclencheur d’un changement durable des conceptions qui président à notre organisation sociale, comme en matière de rétribution du travail ou d’usage de la dette. Au moins la crise sanitaire aura-t-elle été l’occasion de soulever le voile dont le marché recouvre à l’ordinaire les rapports sociaux, laissant voir, au moins pour un temps, que d’autres échelles de valeur sont à notre portée.
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