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danielle kaisergruberOn connaît depuis longtemps la « slow food », mouvement né en Italie pour affirmer une volonté de consommer des produits de saison, de privilégier des circuits courts d’approvisionnement, de rapprocher le consommateur et le producteur. Va-t-on désormais avoir le « slow work » ?

Pour un temps en tout cas : maintien du maximum de travail à distance, horaires allégés, équipes moins nombreuses et objectifs de production révisés à la baisse. Nous n’avions sans doute par imaginé que le retour au travail prendrait la forme désordonnée, plurielle de cette gigantesque expérimentation puisque vont cohabiter toutes les formes de travail. Sous contrôle sanitaire. C’est mieux bien sûr qu’une économie à l’arrêt avec les dégâts que cela engendrera : probablement bien pire que ce que les Français imaginent.

Faut-il se laisser aller de manière démagogique au raisonnement planificateur sur «  ce qu’il faut produire » et « ce qui n’est pas nécessaire maintenant » ? Je redoute les recherches en utilité et inutilité sur les produits et les services, comme d’ailleurs sur les métiers. J’entends dire qu’il ne serait pas utile de produire du rouge à lèvres ! Mais qu’en sait le Monsieur qui s’exprime ainsi sur les ondes ? Un éboueur est-il plus utile qu’un comédien ? Ou l’inverse ?

Après l’arrêt souvent complet d’un très grand nombre d’activités, c’est la décélération par rapport à la logique d’avant qui est à l’ordre du jour. Depuis une quarantaine d’années, l’économie vivait sous le dictat du flux tendu, du just in time. Plus de stocks ! Même pas de masques ou de respirateurs. Plus de lits inoccupés dans les hôpitaux. On voit ce qu’il en coûte d’être ainsi passé d’un extrême parfois bureaucratique (le qualificatif vaut pour toutes les grandes organisations publiques comme privées) à l’extrême de l’« économie à la demande ».

La période dite « de déconfinement » va relâcher la pression économique, mais se fera sous pression sanitaire. Il y faudra beaucoup de dialogue à tous les niveaux, avec les syndicats bien sûr, mais aussi dans chaque service, dans chaque équipe en prenant en compte les particularités des métiers et des situations de travail. En expérimentant et en bricolant (au bon sens du terme) des solutions provisoires qui tiendront compte des situations personnelles et familiales de chaque salarié, des contraintes de trajets. Il y faudra tout à la fois de la rigueur, de la vigilance et de la souplesse, y compris du côté des syndicats.

C’est dans tous les domaines et dans tous les métiers que le travail, les conditions dans lesquelles on l’exerce, est transformé et le restera sans doute durablement. Ainsi « La révolution du travail à distance » ne sera pas qu’une parenthèse. La Note de Terra Nova que viennent d’écrire Thierry Pech et Martin Richer livre une première analyse des presque 2000 réponses au questionnaire en ligne de la plateforme Montravail à distance, J’enparle ! On y lit les avantages appréciés du télétravail : la confiance qui peut s’installer dans des relations professionnelles certes à distance, mais intenses, aussi bien du côté du management que du côté des équipes (voir dans Metis « Travail à distance : transformer l’essai », 4 mai 2020). Moins de fixation obsessionnelle sur les objectifs et les indicateurs, et on travaille mieux ! On peut y deviner de bons sujets pour de futures évolutions : si « ceux qui ont le travail à distance très facile sont plus installés dans la vie, plus âgés, mieux équipés, plus autonomes et plus expérimentés », on entrevoit des possibilités de mieux organiser le travail pendant les dernières années de vie professionnelle. Si le travail à la maison soulage de nombreux salariés des temps de trajet éprouvants dans les grandes agglomérations, alors on entrevoit un télétravail alterné avec des jours programmés de présence sur site. Le gain en économies d’énergie tout court et en économie d’énergie humaine sera important, et donc le gain pour la planète. « Demain, il faudra avoir de bonnes raisons pour aller au bureau ! », dit David Mahé (Syntec Conseil) dans Les Echos du 22 avril.

En attendant, c’est l’économie elle-même et la société qu’il faut remettre en route. Certains pensent que le travail sortira de tout cela « abîmé »… Certains que tout recommencera comme avant et que nous serons repris par le vertige de la vitesse, des flux tendus de circulation dans les TGV comme dans la 5G… Alors le slow work n’aura été qu’une parenthèse.

Il serait dommage que l’angoisse, amplifiée à l’envie par les médias et la bêtise politique, et la pression sanitaire, qui pourrait être amplifiée par la surenchère syndicale, empêchent que se révèlent les possibles de cette période de transition. Comme toutes les transitions, elle ne sera ni noire, ni blanche, mais grise, l’histoire du cinéma montre que ce peut être une belle couleur.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.