Le livre de Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey Au-delà de l’entreprise libérée apporte un regard documenté, subtil, mais aussi pragmatique, sur les démarches d’une quinzaine d’organisations ayant entrepris de « fonctionner et travailler autrement ». Des leçons à retenir en ces temps de bouleversements radicaux de nos habitudes.
« L’entreprise libérée » : c’est un slogan, une marque promue par Isaac Getz (il l’a déposée à l’INPI au cas où…), à la manière des grands slogans de la littérature managériale. De manière moins voyante, de nombreuses organisations cherchent à rompre avec des fonctionnements trop hiérarchiques, des manières de travailler encore très marquées par le taylorisme, en introduisant davantage d’autonomie dans la gestion du travail des uns et des autres.
L’enquête de la Fabrique de l’Industrie a été faite dans des organisations variées : une filiale de grande entreprise (Orange GEN), un service public (ou presque : la CPAM 78), un service de ministère (SPF Mobilités et transports, administration publique belge), une coopérative (Ardelaine, voir dans Metis « Ardelaine ou l’utopie en action “, janvier 2016) FaberNovel, Lippi, Chrono Flex….L’ensemble des études de cas sont disponibles sous Commun licence sur le site de la Chaire Fit de l’Ecole des Mines.
L’étude ne se confronte volontairement pas à l’épineuse question des liens de causalité « vertueuse » entre libération de l’entreprise et augmentation de la productivité. Juste une discrète référence aux travaux d’Elton Mayo sur les conditions de travail des salariés : « La productivité augmente aussi bien lorsque l’on diminue l’intensité lumineuse que lorsque l’on l’augmente ». Conclusion : le signal c’est de s’intéresser aux conditions de travail des gens. Mais c’est évidemment un one shot !
Finalement « l’entreprise libérée », c’est un peu ridicule et tellement marqué par la présence de patrons charismatiques, c’est pour cela que Mathieu Detchessahar parle dans son dernier livre d’entreprises « délibérées » (voir dans Metis « Délibérer en entreprise ? “, mars 2020)
Il y a des contraintes de l’organisation collective et il faut les reconnaître. C’est l’un des grands mérites de cette recherche que d’être réaliste et de ne pas chercher à vendre un quelconque modèle. « Une organisation stable, au sein de laquelle les rôles sont bien définis est plus adaptée à la gestion d’une centrale nucléaire ou d’un porte-avions qu’un regroupement d’artisans. Encore que la fragmentation des chaînes de production au niveau mondial nous ait conduits à quelques aberrations à cet égard ! »
Mais en même temps cette notion d’entreprise libérée est le symbole de la « longue marche des organisations vers la montée en autonomie des salariés ».
Les raisons sociétales en sont connues : lassitude des salariés devant des organisations hiérarchiques rigides qui n’ont plus grand rapport avec les modes de fonctionnement de la société, mauvais climat social (certes une expression un peu vague !) dans les entreprises, besoin d’organisations plus « agiles » et plus productrices d’innovations… Mais quels sont les motivations et les déclencheurs de telles démarches, lourdes de conséquences et exigeantes en énergies et en « équipement intellectuel » ?
Paradoxalement, de telles démarches sont souvent le « fait du Prince », la volonté d’un patron convaincu, ou original, ou les deux ! Toujours est-il que le dirigeant joue un rôle essentiel, et de plusieurs manières : il ne suffit pas juste de « lâcher prise », il faut une démarche pensée et organisée, il faut retrouver la juste place du management, il faut un rythme de transformations bien conçu… Bien sûr il y a des démarches « dures » qui modifient les organisations elles-mêmes, les niveaux hiérarchiques par exemple, ou l’organisation des différents services. Il y a aussi des démarches « molles » qui cherchent surtout à installer un « nouvel état d’esprit ». Les résultats ne sont jamais joués d’avance : ainsi l’une des entreprises étudiées, Lippi, a rétabli des niveaux de management après avoir constaté que l’absence de possibilités de promotions hiérarchiques était négative pour l’entreprise parce que décourageant pour les collaborateurs.
On peut assister à la création de « groupes d’amélioration continue » (Orange GEN), de cercles d’équipes-projet virtuelles mélangeant toutes les positions hiérarchiques, de « speed boats » dont les capitaines sont élus tous les 3 ans (Chrono Flex). On peut voir se construire des espaces de « coopération conflictuelle » comme à Flins (voir Agir sur la qualité du travail, L’expérience de Renault Flins, Jean-Yves Bonnefond, Eres, 2019) qui associent fortement les IRP (Institutions de représentation du personnel). Se développe ainsi ce que Frédéric Lippi nomme « l’art de la conversation » en rajoutant « qui ne vient pas en plus du travail, mais fait partie du travail ».
L’autonomie peut concerner différents aspects de la vie des organisations : la réalisation des tâches (Michelin à l’issue d’une transformation très instructive et selon une belle formule : « Les chefs s’occupent de nous, nous on s’occupe du reste »), le droit d’engager des dépenses courantes, la possibilité de recruter. Mais surtout le plus important est sans doute la possibilité de participer à l’élaboration des règles du jeu. Parfois la gestion du temps et des lieux de travail sont laissés à des choix individuels tenant compte des enjeux de coordination : la dématérialisation de toutes les procédures, la fourniture d’équipement de qualité à tous les collaborateurs, les plateformes de travail collaboratives. Voilà qui nous dit beaucoup en ces temps de télétravail généralisé.
Seulement voilà : il y a une chose à laquelle je n’avais pas pensé. Tout le monde n’a pas envie d’être autonome dans son travail ! Il y a des « objecteurs », les syndicats y sont attentifs (pas toujours sûrs qu’ils soient très fans d’autonomie…) et ils ont sans doute raison : le respect des objecteurs est un bon signe. Les virer (ou les inciter à partir) serait plutôt un signe que l’entreprise libérée vire à la secte. Attention ! Dans le service SPF Mobilité et Transport, une administration en Belgique, « certains employés ont préféré continuer à pointer, préférant s’acquitter de leur obligation de présence plutôt que d’être jugés sur des critères de résultats et craignant qu’on ne leur en demande beaucoup plus ».
Avis à ceux qui veulent se lancer dans l’aventure : dix « points de vigilance » que l’on peut trouver à la fin du livre.
Pour en savoir plus
Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey, Au-delà de l’entreprise libérée, Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, Notes de La Fabrique, Presses de l’Ecole des Mines, 2019
Bonjour
j’ai lu avec intérêt votre article et souhaite y apporter une nuance concernant l’expérience de LIPPI d’ajustement de son mode de fonctionnement ; il est arrivé effectivement que nous allegions en renforcions en fonction de certains enjeux la hiérarchie dans l’entreprise (avec sans doute d’ailleurs une définition qui nous est propre), mais certainement pas parce que nous avions « constaté que l’absence de possibilités de promotions hiérarchiques était négative pour l’entreprise parce que décourageant pour les collaborateurs. » c’est un contre-sens.
Frederic LIPPI