C’est décidément une drôle de période que nous traversons. Des restaurants fermés laissant au moment du « grand confinement » cette image des tables et chaises rentrées comme à la hâte derrière des vitres devenues sales. Des restaurants qui rouvrent, avec de nouvelles terrasses conquises sur la rue et les espaces publics : les beaux jours venant ils sont vite blindés et ne désemplissent pas…
Des restaurants qui referment sur fond de lamentations poujadistes. Des salariés de plus en plus flexibilisés, au travail « en présentiel », puis renvoyés le lendemain, car il y a eu un « cas contact », ou bien revenus chez eux s’occuper des enfants, car la classe a fermé. Et pendant ce temps l’économie et la société essayent de fonctionner : ça produit, ça exporte (pas assez), ça consomme (pas assez, car ça épargne).
Merci l’Europe : on lui doit beaucoup en cette période. La crise sanitaire qui est loin d’être derrière n’a pas débouché sur une crise financière.
Merci l’Euro : imaginons la période sans l’Euro. La monnaie unique nous a protégés d’une cascade de dévaluations des monnaies nationales face à la puissance du mark allemand (un mot presqu’oublié !). La BCE (Banque Centrale Européenne) détient aujourd’hui 25% des dettes européennes. Avec une réactivité que personne n’avait imaginée (dès le soir du 18 mars 2020), les mécanismes construits à pas lents depuis la crise des dettes souveraines de 2011 ont permis des décisions radicales. C’est le « Pandemic Emergency Purchase Programme ». Injection de liquidités et rachats massifs d’actifs que pour les mécanismes de crédit interbancaires ne se grippent pas et que les institutions financières continuent à faire crédit. Position assumée de prêteur en dernier ressort qui apporte une garantie aux Etats et leur permet d’emprunter à des taux faibles.
La Commission européenne elle-même s’est faite emprunteur (en juillet) sur les marchés (la dette ça crée des liens) pour un grand plan de relance « mutualisé » qui aidera de manière différenciée les différents pays selon leur niveau de difficulté. Dès avril, le dispositif SURE (Support to Mitigate Employment Risks in Emergency) permet aux États qui le souhaitent de bénéficier de lignes de crédits et de prêts pour financer le chômage partiel ou l’activité réduite indemnisée toujours en vigueur pour des millions de gens dans la plupart des pays.
Depuis que cette crise nous est arrivée de Chine (et bien d’autres problèmes avec, telles les pénuries de médicaments ou de matériel médical), les responsables européens, à Bruxelles et dans chaque capitale, ont perdu une grande partie de leur naïveté à l’endroit de la concurrence libre et pure. Celle qui a conduit à la destruction de notre industrie de panneaux solaires au profit des productions chinoises. La Commission européenne est allée jusqu’à proposer en juin dernier un fonds destiné à entrer au capital de sociétés convoitées par des « investisseurs non désirés ».
Qu’y a-t-il derrière ces décisions offensives ? Certes l’énergie des dirigeantes de l’Europe (voir dans Metis « Les Dames de l’Europe », édito du 22 septembre 2019). Mais aussi de grandes évolutions idéologiques et des changements dans les rapports de force internationaux. Au chapitre de la lente maturation des idées, accélérée par le Coronavirus : le besoin d’une politique industrielle européenne, la nécessité de rester ouvert au monde mais de se protéger (droits de douane, taxe carbone aux frontières de l’Europe, relocalisation de certaines filières). L’idée maintenant très partagée qu’il faut conserver les compétences dans les entreprises et éviter le plus possible le passage par la case chômage, en profitant de cette période d’activité réduite pour développer la formation. En France, ça ne marche pas encore très bien (voir dans Metis, « Le Travail au temps du Corona virus : 4 lignes de front », Martin Richer, septembre 2020).
Les sommes alignées par la BCE, la Commission et les États dépassent parfois notre entendement, en tout cas pour ceux qui ne manipulent pas tous les jours les grands nombres. Il devient légitime de s’interroger sur la qualité de ces dettes et sur les processus de dépenses publiques. D’abord l’argent doit aller à l’investissement et pas au fonctionnement. Ensuite, quels sont les investissements qui vont changer la structure de notre économie : un effectif « Green deal » et un numérique intelligent, des compétences renouvelées, un système scolaire plus efficace et plus égalitaire ?
Le plan de relance européen de 750 milliards d’euros comporte une innovation majeure : c’est aux gouvernements de faire des propositions d’utilisation et aux gouvernements de les examiner. Pas à des technocrates non élus qui font appliquer des mesures de réformes structurelles et d’austérité (on reconnait là le modèle de la troïka pendant la crise grecque). En somme un peu plus de démocratie. Les partenaires sociaux seraient bien avisés de faire des propositions pour être associés à ces plans de relance.
L’Europe d’octobre 2020 a désormais quelques uns des attributs d’un Etat : une monnaie, une dette-commune, peut-être des ressources fiscales levées directement, des éléments de politique industrielle, des objectifs environnementaux …Alors une Europe plus intégrée, plus solidaire et capable d’agir sur les problèmes internationaux ?
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