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Cette année 2021 a décidément été bien chahutée : de couvre-feux en couvre-nez-et-bouche. De mesures barrières en mesures sanitaires. De télétravail à la maison en retours plus ou moins heureux au bureau…

La situation économique globale (pour les détails c’est une autre affaire) se rétablissant plutôt bien, les alertes sur les pénuries de main-d’œuvre ont été nombreuses ces derniers mois. Elles ne sont pas nouvelles, correspondant à des causes structurelles (voir dans Metis, « Difficultés de recrutement et discordance entre offre et demande d’emploi », novembre 2021), mais concernent tout autant des secteurs à bas salaires et réputés faiblement exigeants sur les qualifications, et des secteurs de main-d’œuvre très qualifiés et spécialisés.

On utilise en alternance les expressions « marché du travail » et « marché de l’emploi » comme s’il s’agissait de l’envers et l’endroit d’une même pièce de monnaie. Et tel semble bien être le cas : le marché du travail est fait d’une imbrication d’activités de travail qui prennent forme dans des structures d’emploi (dans des entreprises, des associations, des fonctions publiques, voire du travail indépendant). Est-ce si sûr ? Il y a aussi du travail du consommateur, du travail bénévole, du travail du clic… (voir dans Metis « Qu’est-ce que le travail ? », décembre 2021)

Les frontières se sont brouillées depuis longtemps, mais la pandémie a profondément changé notre rapport aux activités, aux modes de vie et à la vie tout court. Jamais les attentes, les « expectations » sur ce qu’est le travail lui-même n’ont autant influé sur le fonctionnement du marché de l’emploi. C’est bien la réalité concrète du travail dans ses bonheurs et ses difficultés qui en ce moment fait changer les comportements, les choix et parfois, pour ceux qui le peuvent, les trajectoires.

Les demandes de changement de métier, de reconversion paraissent surprendre et suscitent de nombreux commentaires : ici ou là on déplore que des enseignants veuillent changer de métier en milieu de carrière ! Tandis que nombre d’entre eux éprouvent « avoir fait le tour du métier ».

On met souvent la focale sur les secteurs peu attractifs, mais les difficultés à recruter sont tout aussi importantes du côté des entreprises de la technologie : le rapport du Réseau Emploi Compétences (France Stratégie) L’emploi dans les start up montre comment ces entreprises sont empêchées dans leur développement par des difficultés à l’embauche.

Les États-Unis s’inquiètent de la « great resignation » (la grande démission) : c’est que les « disparus du marché de l’emploi » sont nombreux, cinq millions dit-on. Le taux d’emploi a baissé de 2 points par rapport à son niveau de 2019. Le taux de participation des femmes au marché de l’emploi a baissé de 4 points. Que sont devenus tous ces Américains : ce n’est pas la générosité des allocations chômage qui a pu les attirer vers une coupable paresse !

Retraites prises de manière anticipée, des millions de salariés renonçant à se faire embaucher, des démissions en quantité significative. Comme si quelque chose s’était cassé. Stéphane Lauer (Le Monde, 26 octobre 2021) en conclut à « de profondes ruptures dans le rapport que les individus entretiennent avec le travail, dont certaines sont définitives ».

La stratégie européenne avec un usage massif du chômage partiel (indemnisé par les entreprises et payé par les États et l’Union européenne) a pour l’instant évité de trop casser, ou abimer, le lien salarié/employeur. S’agissant de la France au 3e trimestre 2021, l’INSEE constate un taux d’emploi « au plus haut  à 67,5 % », un taux de chômage stable (8,1 %) et un halo du chômage en nette diminution.

Mais de nombreux signes dans les entreprises, ou chez les acteurs du marché du travail, révèlent une forte demande de temps libre (ou en tout cas d’organisation plus libre de l’emploi de son temps) et une aspiration à des changements de métier, associés ou non à des changements de mode de vie. C’est aussi une exigence de prise en compte des évolutions de la vie familiale : familles monoparentales, gestion sous contrainte de plusieurs lieux de vie pour les enfants des familles divorcées et/ou recomposées.

Quant aux difficultés de recrutement, on sait qu’elles renvoient souvent au manque d’attractivité de certains secteurs et certaines entreprises (salaires, horaires et rythmes de travail, ambiance…). On voit aussi une demande de services « autour » du travail : logements pour les saisonniers, chèques-bureaux, lieux de « corpo -working » à proximité des domiciles organisés par les entreprises elles-mêmes.

La demande de reconnaissance de nombreux métiers est forte, le sera-t-elle suffisamment pour faire monter les salaires alors que l’allant vers la négociation dans les branches professionnelles semble manquer ? Le chantier des salaires, des progressions professionnelles et des parcours de mobilité est immense.

Pour répondre au dérangement du marché du travail, c’est d’innovations que l’on manque : dans la manière de s’organiser, dans la facilitation des reconversions professionnelles, dans la conception de la relation d’emploi (malgré quelques bons exemples de groupements d’employeurs). Si enfin, dans la foulée de ces nombreuses demandes, le rapport de force entre le travail (quel que soit son statut) et le capital changeait, ce serait plutôt une bonne nouvelle.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.