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– Philippe Denimal et Olivier Guivarch, propos recueillis par Michèle Tallard –

L’actualité de ces dernières semaines a mis en avant de nombreux conflits salariaux dans les entreprises au moment des négociations annuelles sur les salaires. Ceux-ci se déroulent dans le contexte contrasté d’une certaine reprise de l’inflation et d’augmentations légales du Smic pour la compenser, ainsi que de tensions sur le marché du travail. Dans de nombreux secteurs d’activité, les branches sont interpellées.

Ce dialogue entre Philippe Denimal et Olivier Guivarch se place dans ce cadre. Nous avons en effet souhaité réunir les éclairages de deux spécialistes du dialogue social qui interviennent plus ou moins directement dans la négociation de branche : un expert auprès des acteurs de la négociation de branche, notamment lors des négociations de classification et de salaires minimaux, Philippe Denimal (PhD) ; un responsable syndical d’une grande fédération — la fédération des services CFDT — qui couvre de nombreuses conventions collectives, et intervient également en soutien lors de conflits dans les entreprises, Olivier Guivarch (OG).

Avant d’en venir aux récents conflits, quel bilan faites-vous du dialogue social à l’aune du déploiement des ordonnances « Macron », en particulier pour les négociations de branche ?

OG : Il y a un avant et un après les ordonnances. On a été obligé de former les négociateurs et de voir avec les organisations patronales les conséquences de ces ordonnances. Il a fallu des mois pour se mettre à niveau. On s’est alors rendu compte qu’il y avait des « trous dans la raquette » notamment en matière salariale où le texte n’était pas suffisamment précis. Nous n’avions pas la même interprétation de la loi que le législateur. La négociation collective de branche est percutée par les ordonnances, mais la difficulté est plus ancienne. Depuis la loi de 2004, de plus en plus de latitude est laissée à la négociation d’entreprise et la négociation de branche est conçue comme un cadre qui permet aux entreprises de s’adapter par la négociation d’entreprise. Réformes après réformes, la convention collective est devenue un cadre assez lâche avec des éléments qui ne relevaient plus vraiment de la régulation, mais des recommandations ou encore du supplétif, c’est-à-dire des dispositions qu’on doit appliquer quand on n’a pas fait autre chose dans l’entreprise. Parallèlement, il n’y avait pas de dispositions favorisant le dialogue social en entreprise, notamment pas de moyens donnés aux représentants du personnel, les conditions de négociation étant laissées à la libre volonté de l’employeur. Comme l’a indiqué le dernier rapport du Comité d’évaluation publié en décembre dernier, les ordonnances ont eu un impact sur la représentation du personnel avec des délégués moins nombreux, une centralisation des instances de représentation du personnel et un affaiblissement de la proximité. Les délégués se demandent si l’on n’est pas sur du pur formel et peu importe ce que cela produit.

Du côté des branches, c’est un bilan plutôt mitigé. Là où la négociation collective de branche produisait des accords, elle continue à en produire, là où elle n’en produisait pas, les ordonnances n’ont pas favorisé une amélioration. Là où les acteurs souhaitaient décentraliser fortement la négociation, la négociation de branche a plutôt été affaiblie et elle n’apparaît plus que comme le dernier filet de sécurité avec un risque de dumping social. Le bilan est plutôt négatif.

De plus, la restructuration des branches a révélé un morcellement patronal, une incapacité de certaines organisations patronales à envisager de dépasser leurs périmètres en particulier dans des secteurs où il y avait peu de dialogue social. Cela n’a pas été le cas des organisations syndicales qui disposent de fédérations, et on trouve la même fédération pour plusieurs conventions collectives.

PhD : Si l’on resserre la focale sur les grilles de classification et les salaires minimaux, les ordonnances ont eu moins d’impact, car ces thèmes relèvent des 13 matières du bloc 1, là où les branches restent souveraines. Sur ces thèmes, on est dans une logique de régulation, d’évitement du dumping social, on a besoin du niveau de la branche pour que ce soit pertinent. Nous sommes dans une relative continuité dans la mesure où les entreprises mêmes, si elles appliquent une méthode interne, doivent arriver au même résultat en termes de salaires minimaux du fait de l’obligation de « garanties au moins équivalentes ».

Le morcellement patronal peut exister, mais il n’est pas la règle, toutes les situations sont possibles. Mais lorsque c’est le cas, cela constitue évidemment une grande difficulté en termes de négociation. S’agissant de la métallurgie, ces dernières années l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), a dû convaincre les chambres territoriales de l’intérêt d’une grille de classification nationale, avec un barème salarial qui ne sera plus négocié dans chacun des territoires. Le barème a lui-même fait consensus assez rapidement entre les partenaires sociaux.

OG : En effet, ce résultat est encourageant, mais dans mon argumentation je pensais aux organisations du commerce où les différentes organisations de détaillants d’un même produit s’affrontent.

Au fond, il y a deux points de vue antagonistes sur la négociation collective : d’un côté, une vision où c’est aux organisations professionnelles et aux organisations de salariés de réguler et de produire de la norme parce qu’elles sont représentatives et qu’elles s’accordent, de l’autre côté, une vision plus jacobine où l’État doit prendre garde à ce que les organisations intermédiaires ne répriment pas la liberté d’entreprendre.

Comment cet état de la négociation de branche a-t-il été affecté par le contexte de la pandémie ?

PhD : La négociation collective de branche a été affectée par la pandémie à travers la problématique de la revalorisation des métiers qui sont apparus essentiels, des métiers dits « invisibles ». Cela pose la question de la manière dont on évalue les emplois, comment on les valorise les uns par rapport aux autres dans le cadre des hiérarchies d’emploi des grilles de classification. Et l’on s’aperçoit que ces grilles ne sont qu’une construction sociale, c’est l’acceptable social à un moment donné. En quoi ces emplois peu valorisés, méritent-ils aujourd’hui, en fonction de ce qu’a révélé la crise sanitaire, d’être revalorisés ? La crise a posé cette question. En matière de classification, rien ne se fait par rupture, car l’existant a du sens, ne serait-ce que parce qu’il a été façonné par les partenaires sociaux au fil du temps et des négociations. Les critères classants qu’on utilise aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux qu’on utilisait il y a quarante ans. On l’a bien vu dans la métallurgie ou en 1975 la dimension relationnelle était quasi-inexistante : on n’imagine pas aujourd’hui une grille sans reconnaissance de l’exigence relationnelle d’une manière ou d’une autre.

La pandémie ne peut avoir un effet qu’en termes d’évolution progressive. Même si elle a révélé des inégalités dans la valorisation des emplois, on ne va pas renverser les hiérarchies de manière brutale, car les sujets sur lesquels on agit en termes de hiérarchies d’emploi ne permettent pas d’agir de manière radicale.

OG : Sur la période un peu faste de réactions positives au moment de la pandémie, un moment où l’institutionnel sautait un peu et l’on en venait à l’essentiel et où la première urgence était de se parler rapidement, trouver les formes les plus adéquates, s’adapter. Et dans un article, on disait attention, on est en train de revenir au monde d’avant. Le contexte de la pandémie a fait prendre conscience que la branche regroupe des organisations d’employeurs et des organisations de salariés, et l’on a pu maintenir dans les entreprises et dans les branches un dialogue sous des formes diverses, en visio-conférence notamment. Petit à petit les vieux réflexes reviennent, par exemple des acteurs économiques et politiques qui estiment que la branche c’est l’organisation patronale et qu’elle est la seule invitée notamment à Bercy, ce qui n’est pas le cas au ministère du Travail. On pourrait dire que les difficultés économiques et le contexte de la pandémie ont fait prendre conscience de l’importance de la branche.

Le contexte de la pandémie a mis en évidence des revendications légitimes, les salariés ne se sentent pas reconnus.

PhD : J’aurai un bémol sur ces formes dématérialisées ou hybrides qui ne favorisent pas le dialogue, c’est un euphémisme. L’écran interposé modifie bien sûr la teneur des échanges et finalement les termes de la négociation. Ce qui se dit avant la réunion, pendant les pauses, ou lorsque les participants quittent la salle sont des moments essentiels durant lesquels il se dit beaucoup de choses. Les séances de négociation sont un lieu d’humanité.

OG : Oui bien sûr, la réactivité c’était spectaculaire et c’était bien, mais seulement pour la première période, en mars 2020. Par contre j’ai maintenant un avis tranché — que je m’efforce de faire partager — sur ces réunions hybrides : elles me semblent inappropriées quand certains sont isolés devant leur écran alors que les autres sont en présence. Il est nécessaire qu’au moins un membre de la délégation soit présent avec les autres délégations dans la salle de façon à profiter des échanges formels et informels (argumentation, rites, regards…). Cela permet de favoriser les compromis. Plus largement, la négociation collective de branche reste un espace de dialogue social en soi qui permet à 92 % des salariés d’être couverts par des textes et c’est précieux, il faut le préserver.

Les récents conflits salariaux interviennent dans un contexte de reprise de l’inflation.

Comment les négociations de branche influent-elles sur ces conflits ? D’autres éléments du contexte ont-ils pu être à la source de ces conflits ?

OG : Le contexte de ces conflits, c’est la pandémie plus l’inflation qui a donné lieu à des revalorisations successives du SMIC. On a atteint des chiffres qu’on n’avait pas connus depuis longtemps et il y a une prise de conscience que dans cet espace de dialogue social qu’est la branche, il y a nécessité de discuter et que c’est le lieu par excellence de la régulation pour éviter de déstructurer le paysage sectoriel. Et il y a peut-être la crainte du côté des organisations patronales que certains employeurs soient un peu
« voyous », profitent des aides et des politiques de soutien sans participer à l’intérêt commun de partage de la valeur et des richesses avec ceux qui les produisent. En quelque sorte, un sentiment de concurrence déloyale.

Par exemple dans la restauration collective où la concurrence est très rude pour obtenir les appels d’offres, Sodexo a signé un accord de revalorisation de 5 % des 7 premiers niveaux alors que dans les autres majors, on est plutôt entre 1 et 2. C’est compliqué pour Sodexo qui se dit que les autres groupes vont pouvoir faire de la concurrence quasi déloyale dans les appels d’offres puisqu’ils ne font pas les mêmes efforts sociaux, en ne partageant pas correctement la valeur avec les salariés. Là, la branche est complètement interpellée : éviter le dumping social, réguler, structurer un secteur pour éviter que ce soit la loi de la jungle dans les entreprises.

Plus largement, il y a eu deux moments. D’abord un besoin de reconnaissance encore peu clair dans l’expression, les syndicalistes étaient dans un tourbillon de négociations de l’activité partielle, de sauver des emplois dans certains secteurs et les salariés exprimaient un malaise, mais ce n’était pas clair. Finalement l’inflation a clarifié les choses. On a eu les chiffres pour l’année 2021 et en fin d’année, les représentants des salariés pouvaient envisager une négociation salariale « comme avant » en ayant une visibilité sur les prix auquel il fallait ajouter le besoin de reconnaissance des travailleurs de la « deuxième ligne ». Du côté de la branche cela a été la même chose, on pouvait négocier en fin d’année des salaires minima dans le contexte d’une hausse du SMIC en octobre puis une autre en janvier, une inflation importante, des travailleurs reconnus comme des travailleurs de seconde ligne, cela faisait un environnement favorable.

D’où une volonté forte de négocier dans des secteurs où il était d’usage du côté des organisations patronales de négocier les revalorisations salariales le plus tard possible dans l’année de manière à ce qu’avec la procédure d’extension il y ait un délai quasi d’une année pour que les hausses de salaire s’appliquent. Dans la propreté ou le commerce alimentaire, les organisations patronales expliquent qu’en début 2022, on regarde comment se passent les négociations d’entreprises, au printemps on commence à négocier les salaires dans la branche, on se met d’accord après l’été puis il y a une procédure d’extension en décembre et une hausse du SMIC qui intervient quelques semaines après et on a déjà une grille de salaire qui décroche. Certains de ces responsables expliquent qu’ils n’ont pas de mandat pour négocier, car les employeurs veulent négocier d’abord dans l’entreprise et ensuite dans la branche. Pour finir, la pandémie a généré un environnement plus favorable pour faire valoir le côté essentiel du travail de ces salariés de seconde ligne et l’inflation est venue démontrer qu’il y avait des décrochages entre les salaires minimums conventionnels et la réalité. Il y a eu une sorte d’urgence de la négociation de branche et l’on n’a pas réussi à boucler les négociations de salaire au premier trimestre pour des branches importantes. L’intervention des pouvoirs publics a été concomitante, le gouvernement a été obligé d’intervenir parce que les salaires minimums étaient inférieurs au SMIC et pas seulement au premier niveau, parfois cela touchait 3, 4, 5 premiers niveaux. L’intervention des pouvoirs publics n’a pas produit les mêmes effets partout, mais il faut reconnaître que l’autorité politique allait dans notre sens, ce qui n’est pas toujours le cas. Les organisations patronales étaient enjointes à faire des efforts et cela a produit des effets différents selon les branches.

Il y a une logique branche par branche, c’est comme cela qu’on l’avait présentée lors des mobilisations du 3 février et du 8 mars : il y a des revendications sectorielles et il ne faut pas tout mélanger. On ne peut pas dire il faut tant de pourcentage d’augmentation dans toutes les branches, cela n’a pas de sens. Il faut voir branche par branche les difficultés, les faiblesses, les atouts. À la fédération des services on a un champ immense et l’on sait qu’on ne peut pas comparer la propreté avec le commerce ou le travail temporaire ou encore l’industrie textile. On est assez habitué à être pragmatique et à tenir compte de la situation économique du secteur. Dans la propreté, la Fédération des entreprises de propreté n’a pas voulu ouvrir des négociations en perspective de la hausse du SMIC du 1er janvier en estimant que l’accord salarial conclu avant la hausse du SMIC d’octobre suffisait. Pour nous cela était absolument insuffisant, d’un simple point de vue symbolique, ces travailleurs ont continué à travailler même pendant le premier confinement, dans les hôpitaux notamment ils ont pris des risques, cela justifiait une reconnaissance forte et il fallait rouvrir une négociation salariale. En plus, il y a eu le climat social où la fédération patronale a voulu mettre en scène après l’été cet accord comme s’il était historique alors que ce n’était pas des chiffres importants. On est dans une logique de rechercher le déclenchement d’une nouvelle négociation et on va y arriver.

Alors que dans les hôtels, cafés, restaurants, on est arrivé à l’inverse, on s’est parlé avec les organisations patronales avant l’été, il fallait faire un effort, il y avait un besoin de main-d’œuvre et des salariés qui allaient quitter le secteur, il fallait donner des signaux et on a pu négocier en tenant compte de la hausse du SMIC du 1er octobre et du 1er janvier. On a ainsi pu aboutir à un accord salarial valable en 2022 alors que dans la propreté, il décroche dès le 1er janvier 2022. Dans la mesure où l’on a un accord négocié en toute fin d’année qui avec la procédure d’extension rapide peut être applicable en mars, cela correspond à nos attentes. Donc dans les hôtels, cafés, restaurants, on s’est engagé, on a signé et on est les seuls à l’avoir fait. Dans la restauration rapide, nous n’avons pas signé l’accord salarial en estimant qu’il n’y avait pas assez d’efforts du côté patronal alors que c’est un secteur qui s’est développé avec l’augmentation de la vente à emporter. On voit bien que c’est secteur par secteur.

PhD : On est en effet face à une convergence des attentes qui naît de cette accumulation : crise sanitaire + difficultés du dialogue social au niveau de l’État avec la remise en cause des corps intermédiaires + mouvements sociaux non encadrés qui débouchent sur de nouveaux investissements sociaux + tensions sur le marché du travail + rapport au travail qui a évolué (qui ne sera plus jamais le même) avec de nombreuses attentes sur les contreparties au regard de ce que chacun apporte + inflation + élection présidentielle en prime… Tout cela produit des effets en termes de négociations. Il y a d’énormes attentes d’un côté et l’on a quelques signaux faibles de l’autre — négociation de branche, Ségur de la Santé — mais tout cela apparaît déséquilibré.

Les tensions sur le marché du travail ont conduit à une intervention des pouvoirs publics pour pousser à une revalorisation des salaires et des conditions de travail. D’autres politiques publiques (par exemple d’allégements de charges en dessous d’un certain seuil de salaire) ont-elles eu une influence sur les négociations ?

PhD : En ce qui concerne les tensions sur le marché du travail, je les perçois toujours comme une sorte de tsunami au regard des politiques de rémunération et des négociations de branche. De plus, les incitations de l’État interviennent à la marge. Ce sont des signaux, mais là encore des signaux faibles.

J’aurais une proposition concernant l’article L. 2241-1 du Code du travail — qui résulte historiquement des lois Auroux — qui institue l’obligation de négocier tous les cinq ans « sur l’examen de la nécessité de réviser » les classifications… Or, de grandes branches fonctionnent encore avec des grilles datant de la fin des années 1970. Le législateur pourrait se montrer plus volontariste, car la classification structure la branche, c’est la colonne vertébrale, le socle de base d’une convention collective. Si l’on devait ré-intervenir sur le Code du travail, il faudrait rendre cet article plus ferme, mais ce n’est pas dans l’air du temps.

OG : J’ai déjà évoqué les effets des tensions sur le marché du travail. Sur la question des aides fiscales, ma fédération, dans tous ces textes de résolution depuis plus de 20 ans, conteste ces aides publiques sans contreparties. Celles-ci posent de nombreuses difficultés d’autant qu’elle rentre dans le modèle économique des entreprises. Le deuxième problème est que ce sont des
« trappes à bas salaires ». C’est très frustrant pour les syndicalistes : comment inciter les entreprises à augmenter les salaires alors qu’en les maintenant bas elles bénéficient d’aides. Nous pensons qu’il faut trouver un autre système incitatif pour aider certains secteurs en demandant des contreparties sociales. Elles posent également un problème du point de vue du financement de la protection sociale dont on a bien vu l’importance pendant la pandémie : toute exonération ou baisse de cotisations porte un coup de canif dans le financement de la protection sociale. Ces aides publiques sont une drogue pour un secteur économique qui fragilise tout l’écosystème des entreprises.

Une réduction substantielle du nombre de branches conventionnelles a été enclenchée en 2015. Où en est-on de cette restructuration et a-t-elle eu un impact sur les négociations ?

PhD : On est passé de 942 branches identifiées en 2009 à 217 juste avant la crise sanitaire qui a conduit à geler le mouvement de restructuration engagé. À mon sens il ne faut pas aller plus loin. Un chemin nécessaire a été fait et il me paraît raisonnable. En deçà, je serai sceptique. L’objectif initial de 50 à 100 est exagéré, on a besoin de respecter les spécificités des secteurs d’activité, si l’on va trop loin, on va affaiblir le rôle de la branche au lieu de le renforcer comme souhaité. On a aussi besoin de stabilité dans ce domaine : on a un dialogue social qui peut être revitalisé avec des négociations qui peuvent être très intéressantes à l’occasion de fusions ou de rapprochements de branche, mais à trop vouloir rassembler, on perd le sens même des négociations de branches qui visent à traiter des problématiques cohérentes. Comme toujours dans ces domaines dans lesquels l’humain domine, c’est la position du curseur qu’il faut choisir avec discernement.

OG : J’ajouterai que les rapprochements les plus simples se sont faits et on arrive à un point où d’autres rapprochements bloquent et demandent des interventions de tiers parce qu’il y a des organisations qui ne parviennent pas à dépasser leurs intérêts propres. Je le regrette parce que c’est un aveu de faiblesse pour le paritarisme de ne pas être en capacité de dépasser certains intérêts trop particuliers.

En même temps, je suis d’accord sur le fait qu’il y a des regroupements qui ne peuvent pas se faire parce qu’on ne peut pas réguler des ensembles trop disparates. Mais cela n’a pas eu une influence directe sur les négociations récentes. Donc on examine en regardant si c’est favorable à la négociation en ayant en tête qu’il sera ensuite plus facile de négocier des classifications, pour construire des passerelles entre métiers… C’est forcément positif.

Après une très longue gestation, la métallurgie vient d’adopter une nouvelle grille de classification et une nouvelle convention collective. Les innovations contenues dans cette grille sont-elles susceptibles d’entrainer d’autres branches ?

PhD : Pour moi qui ai accompagné les partenaires sociaux durant plusieurs années sur le seul sujet de la classification, je vois plusieurs motifs de satisfaction qui sont aussi des innovations, non pas tant en elles-mêmes, mais assurément pour la métallurgie.

Le premier aspect important est la grille unique qui va régir l’ensemble des emplois de la branche. On ne fait pour autant pas disparaître le statut cadre, comme on le lit parfois, mais la classification élaborée constitue un continuum qui hiérarchise tous les emplois salariés, des moins qualifiés aux plus qualifiés.

Le deuxième élément tient au renouvellement des critères. Il faut se souvenir qu’en 1975 quand la branche a introduit pour la première fois en France à ce niveau des critères classants pour rendre plus objective l’évaluation des emplois, elle l’a fait au regard des attendus de l’époque et dans un secteur d’activité très marqué, typé pourrait-on dire. Se reposer 40 ans plus tard les bonnes questions relatives à ce qui était pertinent pour valoriser les emplois d’une branche qui avait évolué de manière significative — euphémisme — était particulièrement utile et intéressant.

Le troisième apport essentiel de cette classification est sans aucun doute ce qui n’avait pas été imaginé en 1975, parce que, précisément, on ne pouvait sans doute pas tout transformer d’un seul coup, à savoir une méthode de calcul simple pour évaluer tous les emplois réellement tenus dans les entreprises. Six critères, avec chacun dix degrés, une addition des degrés déterminés dans chaque critère, un regroupement de ces cotations pour parvenir à 18 classes, voilà la méthodologie retenue par les partenaires sociaux : simple, mais qui rend compte de la diversité des situations de travail avec finesse, précise et robuste, c’est-à-dire permettant d’être mise en œuvre en concertation en limitant les sources d’interprétations.

Nous pourrions ajouter à cela deux points d’ordre méthodologique. Le premier tient à l’élaboration du guide pédagogique lui-même fabriqué de manière paritaire. Nous avons tout mis en œuvre pour faciliter le travail des employeurs et plus largement des partenaires sociaux lors de l’application de la classification : c’est pour cette raison que nous avons pris beaucoup de temps et consacré beaucoup d’énergie à bâtir cet outil qui donne du relief au dispositif et qui renseigne aussi sur l’esprit du texte.

Le second point touche plus globalement à l’association des parties prenantes durant toutes ces années : ce fut un travail colossal mené avec des acteurs patronaux et syndicaux exigeants et également très au fait des métiers de la métallurgie et des réalités de terrain. Toutes les organisations syndicales, y compris celle dont on pouvait se douter dès le début qu’elle ne signerait pas, ont participé à cette co-construction avec beaucoup d’efficacité. Il faut leur rendre hommage et souligner aussi la remarquable conduite de projet depuis 2013.

Et tout comme dans les années 70, la métallurgie va assurément générer un effet d’entrainement dans les autres branches. Celles qui ont justement mené des négociations dans les années 70-80 à la suite de la métallurgie vont spontanément se réinterroger sur la pertinence de leurs systèmes actuels lorsqu’elles ne les ont pas déjà révisés. Même s’ils fonctionnent encore aujourd’hui il est bien évident qu’ils sont sous-optimaux à plus d’un titre, socialement bien sûr et du point de vue de la sécurité juridique, mais y compris en termes d’efficacité économique : des salariés qui se repèrent dans une hiérarchie salariale qu’ils jugent juste et équitable sont des salariés qui sont à l’évidence plus à l’aise dans l’organisation dans laquelle ils évoluent. Quoi de mieux pour aborder les défis du XXIe siècle ?

OG : J’ai le sentiment que dans les méthodes qu’on emploie c’est plus facile d’élaborer des classifications dans un monde industriel au sens large — en incluant la logistique du commerce ou même le commerce alimentaire où les métiers sont bien hiérarchisés et bien identifiés — et que c’est plus difficile dans le tertiaire lorsque les services immatériels dominent. Les compétences sont plutôt des « soft skills » et les responsabilités sont variables d’une entreprise à l’autre en fonction de son organisation et de sa structure. Cela va faire beaucoup de travail pour le paritarisme de branche d’autant que les emplois évoluent et qu’ils sont en totale transformation dans certains secteurs.

PhD : Ce n’est pas plus difficile. La plupart des grilles de classification récentes fonctionnent sans emplois repères et en évaluant les emplois réellement tenus. Cela veut dire qu’il y a une nécessaire articulation entre la méthode d’évaluation élaborée par les partenaires sociaux au sein de la branche et le rôle des entreprises pour décrire leurs emplois et appliquer convenablement la méthodologie nationale. Les emplois de service ou « immatériels » font l’objet d’un travail semblable sans plus de difficultés. S’agissant des « soft skills » ou des appréciations comportementales, j’attire l’attention sur le fait que la classification rend compte de l’évaluation de contenus d’emplois et non de l’appréciation des comportements personnels. Il convient donc de faire la part des choses entre les éléments requis pour tenir un emploi et les aspects plus personnels qui ne peuvent pas être évalués avec le même outil. D’un côté la classification s’appuie sur les emplois eux-mêmes, de l’autre l’appréciation individuelle reconnaît la manière de travailler. Cette distinction est nécessaire pour la lisibilité d’une politique de rémunération.

Quelles perspectives pourraient selon vous s’ouvrir pour la négociation collective de branche ?

OG : il est très difficile de parler de perspectives parce que c’est très variable d’une branche à l’autre. Difficile de faire des pronostics, car il y a des facteurs économiques et politiques, des rapports de force, des capacités de mobilisation, des alliances entre organisations syndicales, des décisions internes aux organisations patronales, des choix d’entreprises, très complexes. Je préfère parler de méthode. Si on veut que la branche régule mieux et plus, il va falloir que les organisations patronales acceptent une nouvelle méthode qui consiste à négocier très tôt les salaires minima dès qu’on a une idée du niveau du SMIC, surtout dans les branches où les salaires sont bas. Rien n’empêche de commencer à négocier début décembre pour avoir un accord salarial étendu à la fin du premier trimestre. Alors la convention collective régule effectivement puisqu’elle protège les salariés qui n’ont pas de négociation dans l’entreprise et rien n’empêche les employeurs de faire mieux ensuite dans les entreprises et les plus vertueuses sont ainsi protégées du dumping social. Malheureusement, c’est souvent un dialogue de sourds où l’on nous fait valoir qu’il s’agit de sauvegarder les marges de manœuvre des DRH des grandes entreprises. C’est plus une question de méthode si l’on veut que la négociation de branche reste un espace de dialogue social structurant et déterminant d’un point de vue économique.

PhD : Ce qui va être très intéressant à suivre, ce sont les nouvelles articulations entre la branche et l’entreprise. Si l’on veut donner de la force et du poids à la branche, il faut accepter de donner aux entreprises des prérogatives sous contrôle. S’agissant des classifications, on peut astucieusement combiner une méthodologie claire et précise négociée au niveau de la branche avec une véritable concertation sur le terrain (descriptifs d’emplois et évaluations réalisées conformément à l’esprit du texte conventionnel, de manière paritaire par exemple). Voilà qui peut servir les intérêts de toutes les parties prenantes.

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Sociologue, chercheure CNRS honoraire, j’ai mené mes activités au sein de l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Université Paris-Dauphine-PSL. J’y reste associée et depuis mi-2019, je suis également associée à l’IRES. Mes travaux ont porté sur les transformations réciproques de l’action publique et de la négociation collective, en particulier dans le domaine de la formation professionnelle. De janvier 2016 à sa dissolution en décembre 2018, j’ai présidé, en tant que personnalité qualifiée, le Conseil national d’évaluations de la formation professionnelle (CNEFP), instance d’évaluation qui relevait de la sphère paritaire.
Je poursuis, dans ces divers cadres, ainsi qu’au sein de Metis, une veille sur les mutations des relations collectives de travail depuis le début des années 2000 qui me conduit à participer à des collectifs de recherche sur cet objet.