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danielle kaisergruberLes étés, surtout lorsqu’ils sont chauds, sont propices à la lecture de grosses biographies. Cette année la curiosité m’a conduite vers la figure de Jean Monnet.

Un bien étrange personnage ce « Monsieur Monnet » que de Gaulle avait un jour qualifié « d’Inspirateur » (dirait-on Influenceur aujourd’hui ?) : banquier international, hommes d’affaires vivant dans différentes capitales, inventeur infatigable de solutions et de montages institutionnels, passionné d’Europe. Il anima la Société des Nations, juste après la Première Guerre mondiale, on lui doit la V1 de l’Europe, la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), la V2, la CED (Communauté européenne de défense qui n’a pas marché), Euratom (l’Europe du nucléaire)… et en France le Commissariat au Plan. Tout en s’activant dans « la haute finance internationale », selon l’expression de son biographe Éric Roussel, sans grande distinction entre intérêt privé et intérêt général. Il a ainsi attaché son nom à la construction européenne au point d’être « panthéonisé » par François Mitterrand (qui ne l’aimait guère, et réciproquement) lorsque ce dernier voulut montrer que l’Europe avait remplacé le socialisme dans son cœur et sa stratégie.

Il y a, au-delà de l’inventivité pragmatique et persévérante déployée par Jean Monnet dans la construction de ces nombreuses institutions, quelques idées-forces qui continuent de nous faire réfléchir. Ainsi de la primauté de l’économique (la production du charbon et de l’acier, de l’énergie nucléaire, le marché unique des biens et des services…) sur le politique : en somme l’inverse du fameux Général. Ainsi de la préférence pour des institutions supranationales « techniques » formées de cadres compétents, et comme posées à côté des institutions élues de la démocratie et des gouvernements. Ainsi d’une certaine méfiance par rapport à la puissance allemande qui a beaucoup compté dans le projet européen et que d’aucuns transforment en obsession anti-allemande (Mélenchon, Varoufakis, Morelle dans son livre L’opium des élites…)

L’Europe d’aujourd’hui a changé, beaucoup changé : conçue pour administrer « selon les règles », elle a appris à improviser (voir dans Metis, l’article de Jacky Fayolle à propos du livre Quand l’Europe improvise de Luuk van Middelaar). La grande crise financière de 2008-2011, les crises migratoires, la pandémie du Covid 19 et maintenant la guerre russo-ukrainienne ont précipité des évolutions déjà en cours. La Commission elle-même est devenue plus politique tandis que le Conseil (formé de la réunion de tous les chefs d’Etat) a pris une place plus décisive. Cela n’a pas empêché l’inquiétante montée des nationalismes, mais la prise de conscience de la diversité des parcours propres à chaque Etat-nation conduit désormais à des compromis plus subtils.

L’Euro et le marché unique ont précipité les peuples européens dans la mondialisation et la libéralisation financière (voir Metis, l’entretien avec Robert Salais à propos de son livre Le viol d’Europe). La part prise dans l’affaire par les responsables européens de la fin du siècle dernier peut se discuter. La crise de 2008 et le COVID ont rendu les institutions européennes plus interventionnistes leur faisant endosser des rôles plus organisateurs, plus engagés dans le soutien différencié aux États membres, y compris par le biais d’emprunts sur les marchés financiers qui créent une solidarité nouvelle. La Commission et la BCE comme « prêteurs en dernier ressort » ? L’idée d’une Europe de la Défense revient : malheureusement grâce à la Russie. Churchill n’avait-il pas plaisanté en disant « ce sont les Soviétiques qui ont créé l’Europe ! »

Jacques Delors avait ouvert grandes les vannes de la libéralisation en cherchant un contrepoids du type « Europe sociale » qui s’est (un peu) concrétisé : socle de droits sociaux, SMIC européen, garanties sur la santé au travail, l’égalité professionnelle… L’Europe d’aujourd’hui se veut protectrice des peuples contre les risques de toutes sortes qui nous assaillent : risques sanitaires, climatiques, économiques et menaces de guerre surtout. Sous le parapluie de l’OTAN bien sûr.

Faudra-t-il pour entreprendre un nouvel élargissement ? La question de l’Ukraine fait débat. Le Chancelier Olaf Scholz à l’Université de Prague semble répondre au « discours de la Sorbonne » en proposant d’ajouter un nouveau « format » : une communauté politique (le mot est à souligner) qui permettrait à des pays de l’Est de rejoindre l’Europe sans vraiment la rejoindre. Une « grande Europe » prenant place dans une nouvelle géopolitique des continents… A suivre : notre destin en dépend plus qu’il n’y parait, tandis que des gens meurent.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.