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par Laurent Duclos

L’idée d’un compromis flexibilité contre sécurité naît il y a dix ans aux Pays bas. Le modèle consacré est aujourd’hui danois. Les esprits chagrins, marqués par les victoires engrangées par les flexibilistes de tous poils, y voient surtout le masque la  » flexicarité « . Au plan européen, les règles du reporting font surtout craindre que le poisson ne se noie dans le grand bain des bonnes pratiques. Chacun pourrait alors être tenté de rabattre les expérimentations collectives sur le modèle national de base, lequel est parfois bien dégradé. Face aux nouveaux risques de l’emploi et du travail, il faudrait plutôt mettre à profit la notion même de modèle, pour penser des projets de transformation renouvelant nos façons d’appréhender la relation d’emploi et notre approche des sécurisations sociales.

L’invention de la flexicurité

Formée par concaténation des mots flexibility et security, l’expression flexicurity serait l’œuvre du sociologue hollandais Hans Adriaansens. L’oxymoron visait cette ligne de crête sur laquelle les héritiers du modèle néo-corporatiste néerlandais tentaient de se maintenir -mais de se déplacer – en vue de négocier la modernisation de leur système d’emploi. Une note avait d’ailleurs été présentée pour avis aux partenaires sociaux par le ministre des Affaires sociales et de l’emploi, Ad Melkert en décembre 1995. A la surprise générale, les partenaires réunis aux Pays-Bas dans la Fondation du travail étaient alors parvenus, le 3 avril 1996, à se mettre d’accord sur un ensemble de dispositions alliant assouplissements juridiques pour les employeurs et garanties nouvelles pour les travailleurs précaires, notamment dans le champ de l’intérim. Sur le fondement de ce premier accord, transposé dans la loi en 1999, la flexicurité a été présentée comme le produit d’un échange visant l’égalisation des garanties statutaires associées aux différents régimes d’emploi,  » permanent  » ou  » temporaire « .
On peut dire que c’est la procédure même de modernisation du pacte social hollandais qui a permis à Ton Wilthagen, Professeur au département de droit social et de politique sociale à l’Université de Tilburg, de faire émerger en 1998, avec l’idée du  » trade off  » (compromis), le concept de flexicurité. En revanche, c’est la description du système d’emploi danois qui a permis d’associer à ce concept un modèle ficelé.

Le modèle danois de la flexicurité : vertueux mais un peu cher pour l’OCDE

On doit à Allan Larsson, à l’époque DG Emploi de la Commission européenne, d’avoir le premier théorisé le modèle danois, et notamment souligné en quoi les politiques dites d’activation pouvaient se combiner avec un système généreux d’indemnisation du chômage. Il fallait le démontrer à une Europe voyant plus facilement dans cette générosité, une désincitation au travail. Cette politique active, combinant obligation de se former et indemnisation est, au Danemark, le fruit d’une réforme continue de la politique de l’emploi initiée en 1993. L’OCDE qui n’hésitait pas à considérer, en 1990, que  » le mauvais fonctionnement du marché du travail (était) à la base des déséquilibres économiques au Danemark  » avait fini par le louer, quelques années plus tard. Dans les termes de l’OCDE, la flexicurité à la danoise forme alors un triangle magique alliant faible protection de l’emploi (voilà pour la flexibilité), politique active du marché du travail centrée sur le critère d’employabilité, forte indemnisation du chômage conditionnée au respect d’engagements mutuels. Dans la période qui suivit, l’UE n’a plus différencié comme avant, le Danemark des autres Etats membres. Les thuriféraires de la flexicurité en tirèrent argument pour attribuer au triangle magique de la flexicurité … la bonne santé économique du pays ! La mise en scène du système danois dans le rapport de l’OCDE permettait alors de donner un nouvel exemple d’approche équilibrée en matière de politique d’emploi, à côté des systèmes anglo-saxons combinant obligation de travailler, agrémentée ou non d’un bonus-malus à l’assurance chômage, systèmes souvent critiqués pour leurs aspects disciplinaires. Après avoir apposé son label, l’OCDE prenait toutefois soin de rappeler le coût du programme danois d’activation (5 points de PIB !).

Une modélisation centrée sur le fonctionnement du marché du travail

Considérant, d’une part, l’instabilité de l’emploi comme un fait accompli et, d’autre part, l’importance des facteurs personnels pesant sur le risque de devenir et/ou de rester chômeur, le modèle de la flexicurité s’est notamment constitué sur l’idée que la protection de l’employabilité de l’individu devait passer avant la protection de son emploi. Autrement dit, on peut accepter une certaine instabilité des emplois pour peu que les travailleurs réussissent à enchaîner les contrats et évitent, ainsi, de subir des périodes de chômage durable. Ainsi décrit, le paradigme flexicuritaire reste centré sur l’optimisation du fonctionnement du marché du travail et gravite inévitablement autour du couple  » flexibilité quantitative externe facilitée pour l’entreprise  » /  » sécurité liée à l’employabilité renforcée du salarié « . Cette restriction explique pourquoi au plan européen, la flexicurité constitue davantage un volet de la politique de l’emploi qu’un volet de la politique sociale. La sécurité en question n’est souvent pas le but premier mais plutôt le moyen de parvenir à un compromis acceptable entre parties prenantes, compte tenu du besoin  » absolu  » de flexibilité de nos économies.
Quoiqu’il en soit, l’Europe s’en tient prudemment à un discours de la méthode, insistant sur l’implication de l’ensemble des acteurs, entendue comme seul moyen de soutenir l’émergence de véritables compromis de réforme. Autrement dit, dans la flexicurité, c’est surtout le compromis qui nous intéresse. Cette proposition est d’ailleurs conforme à l’intitulé des lignes directrices pour l’emploi 2005-2008, et plus explicitement la ligne directrice n°21 :  » favoriser la flexibilité en la conciliant avec la sécurité de l’emploi et réduire la segmentation du marché du travail, en tenant dûment compte du rôle des partenaires sociaux « .

Une critique de l’idée de compromis

L’hypothèse de la flexicurité comme compromis institutionnalisé suppose que des négociations puissent être tenues à l’échelle du modèle lui-même. Qu’en est-il pour les pays n’ayant pas de tradition de négociation centralisée du pacte social ? S’intéressant au cheminement des réformes, l’économiste Andranik Tangian a fait émerger deux points de vue : un point de vue qu’il qualifie de  » libéral « , la flexicurité comme un échange de flexibilité contre de la sécurité, auquel il oppose un point de vue  » syndicaliste « , typique selon lui des cas français et allemand, la flexicurité comme protection sociale pour une main d’œuvre flexible. Selon ce second point de vue, il n’y aurait pas d’équivalence possible entre le volet flexibilité et le volet sécurité, lesquels ne figurent pas sur le même plan. On peut par ailleurs penser que, la segmentation du marché du travail aidant, un avantage mineur pour les personnes ayant des statuts précaires pourrait se traduire par un désavantage majeur pour les salariés occupant d’ores et déjà des positions plus assurées sur les marchés du travail. Autrement dit, on ne peut échanger les uns contre les autres, les éléments de flexibilisation et les éléments de sécurisation le long de courbes d’indifférence. A l’argument libéral d’un échange gagnant – gagnant, répondrait une préoccupation syndicaliste gagnant – pas de gain pas de perte. C’est la raison pour laquelle, la conception syndicaliste insiste surtout sur la (re)sécurisation sociale d’un salariat précarisé sur les marchés du travail : il s’agit d’éviter la flexicarité. On peut être d’accord avec le fait qu’une sécurisation sociale appropriée, devrait être une condition sine qua non à la flexibilité des marchés du travail. On pourrait observer dans le même temps, que la flexibilisation est le seul changement d’état en voie d’accomplissement…

La question des garanties sociales

Les esprits chagrins, marqués par l’abaissement continu du seuil de constitution de l’emploi partout en Europe et les victoires engrangées par les flexibilistes, ont vu dans la flexicurité le masque de la flexicarité : sois employable et le marché t’aidera ! En Europe, les règles de reporting, incapables de discriminer les opérations de vitrine, font surtout craindre que le poisson ne se noie dans le grand bain des bonnes pratiques : expérience autrichienne des fondations de travail, La Cassa de integrazione Guadagni italienne, voire même le Contrat de Transition Professionnelle en France. Chaque pays membre pourrait alors être tenté de rabattre ses pratiques expérimentales sur un modèle national de base, continuant à fonctionner en mode dégradé. Face aux nouveaux risques de l’emploi et du travail, il faudrait plutôt mettre à profit la notion même de modèle, pour penser globalement les projets de transformation. Prendre au sérieux la flexicurité, n’est-ce pas d’abord imaginer ce que pourraient être le champ et l’instrumentation des garanties sociales de demain dans une conception renouvelée de la liberté du travail ? Y a du boulot.

Laurent Duclos

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