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Metis, déesse de la prudence et de la ruse, ne pouvait pas ignorer la Grèce. Pour ce qu’elle vit comme pour ce qu’elle montre de l’état du monde et de l’Europe. Car sa crise relève aussi du grand retournement qui s’est produit dans les vingt dernières années et qu’éclairent deux livres passionnants : La Double pensée de Jean-Claude Michéa et L’Esprit de Philadelphie d’Alain Supiot.


 

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Le premier, philosophe, revient sur la question libérale issue d’une pensée double, pour laquelle l’apologie de l’économie de marché va de pair avec celle de l’état de droit et de la libération des mœurs. Mais pour Michea qui s’inspire très largement de George Orwell, la double pensée consiste aussi à se mentir à soi-même tout en soutenant deux thèses opposées.

 

Michéa en appelle à la common decency (autrement dit à une décence «de base »), tandis que Supiot, juriste bien connu notamment pour son rapport Au-delà de l’emploi, revient sur la déclaration de Philadelphie. Cette déclaration formulant des droits à vocation universelle fut adoptée le 10 mai 1944 et servit de base au nouvel ordre mondial : ONU, accords de Bretton Woods et OIT renouvelée ! Elle faisait de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre international. Supiot se livre à un minutieux examen du « grand retournement » qui s’est opéré à son égard depuis 20 ans de déconstruction systématique et examine les voies de la refondation d’un ordre mondial axé sur la justice sociale, le sens de la mesure, et la capacité d’action des hommes.

 

Quel rapport avec les réponses à la crise auxquelles se consacre notre dossier du mois ? En temps de crise comme en temps de … – de quoi au fait ? de non-crise ? – l’Europe a apporté des réponses voire des non-réponses à son image, kaléidoscopique. Notre tour d’Europe en témoigne. Pour pouvoir sauver les meubles, nous avons usé, à grand renfort de dialogue social qui reste néanmoins parfois difficile comme en Espagne, de mesures telles que chômage partiel, baisse ou gel des salaires, soutien à l’activité via notamment les primes à la casse du secteur automobile et nous avons voulu former. Ces dispositifs ont utilisé des échelles très diverses – massivement en Allemagne ou en Autriche mais de manière plus marginale en Pologne ou au Royaume Uni, où la confiance dans la main invisible reste grande ! Quant au scénario « se former pendant qu’on chôme » il a été adopté tard avec des acteurs mal préparés, et une offre aussi mal structurée que pouvait l’être la demande : peu s’y sont mis et malgré l’énergie admirable de beaucoup, notamment dans les territoires, les résultats sont minces ! Quant à la situation de la Grèce, elle est bien sûr spéciale mais au fond l’est-elle tant que ça ? Et n’en annonce-t-elle pas d’autres, peut-être plus graves encore ?

 

Pour l’instant, l’on a donc sauvé les meubles, pour partie seulement car inutile de dire que le maintien de la situation des uns s’est fait en sacrifiant les jeunes et les personnes en situation de travail atypique : et quand on additionne contrats à durée déterminée, intérimaires, travailleurs para subordonnés, auto entrepreneurs au sens générique du terme ça fait du monde ! Ce faisant, les pays ont « acheté » une sorte de paix sociale. Sans rien résoudre au fond comme le montre très bien pour l’Allemagne Ulrich Mückenberger, un des juristes sociaux de référence ; et les très nombreux populismes qui se développent aux quatre coins du continent attestent d’un malaise profond.

 

 

Les choses sérieuses si j’ose dire ne font que commencer : les dispositifs d’urgence (malgré leur extension) sont en bout de course et les caisses des Etats sont vides ou presque. La problématique des chômeurs en fin de droits est tout sauf un monopole de la France et s’étend à d’autres mesures comme le chômage partiel qui ne peut durer indéfiniment. Nous ne ferons pas l’économie non plus d’un réexamen des politiques dites actives du marché du travail menées depuis plus de 20 ans selon le principe : mieux vaut former, reclasser, inciter à travailler qu’indemniser et chômer. Car leur bilan est décevant ; même le Fonds d’investissement social (Fiso) peine à cause de querelles de clocher. Les dispositifs comme les cellules de reclassement sont mis en question ; la demande généralisée d’indemnisation en lieu et place parfois de toute autre mesure n’a jamais été aussi forte et montre combien la sécurisation des trajectoires professionnelle ou la gestion prévisionnelle des compétences n’ont réussi ni à s’outiller sérieusement ni, surtout, à convaincre. Toute la panoplie déployée a consisté, y compris, dans les discours à « limiter la casse »… Rien de surprenant à ce que cela ne soit ni convaincant, ni mobilisateur, ni créateur. Vous avez dit crise de confiance ? 

 

 

La tentation du retour aux schémas antérieurs

A l’instar de nombre d’acteurs économiques qui n’ont pas tardé à vouloir croire ou en tout cas nous faire croire que la crise passée, les choses pourraient reprendre leur cours initial, les tenants du social sont tentés par une aventure similaire : une louche supplémentaire de flexicurité ? Une énième discussion sur les règles du licenciement ? Une énième réforme de la formation professionnelle ou des services de l’emploi ? Une couche de vert ?

 

 

Ce n’est pas une pause qui nous attend, le monde continue à grandir, avec ou sans nous. En l’an 2000 l’Europe formulait à travers la stratégie dite de Lisbonne l’hypothèse que son économie de la connaissance serait la plus compétitive au monde (et qu’implicitement, Chinois, Indiens ou autres Brésiliens pourraient rester cantonnés dans leurs ateliers pendant que nous développerions nos cerveaux). Dix ans après, cette hypothèse a pris un sérieux coup dans l’aile ! Ce qui nous attend est donc tout sauf une pause. La mondialisation ne va pas s’arrêter. Et même ce qui apparaissait en Europe comme un îlot de stabilité ne l’est plus : le secteur public devient un lieu de restructurations majeures. Que ce soit à l’Est du fait de l’impact de la crise sur les budgets publics, les effectifs et les salaires des fonctionnaires mais aussi chez nous : rationalisation des dépenses publiques, des soins de santé, libéralisation des services postaux ou ferroviaires, sans mentionner le secteur de l’éducation… Et le tout dans un contexte de dette publique qui va peser très très lourd ! La Grèce ne va pas être seule à procéder à des ajustements douloureux. Et l’on peut légitimement douter que des mécanismes concrets de solidarité européens voient le jour. Le FMI n’est-il pas à l’économie de la zone euro ce que sont les troupes US à la défense européenne: le grand signe d’une absence ?

 

 

Et c’est là qu’interviennent les ouvrages tels que ceux de Michéa ou de Supiot ! Ils nous invitent à réexaminer de fond en comble les mouvements, concepts, mécanismes qui nous ont amené à la situation présente ; pour notre part nous n’avons qu’une certitude: le retour aux schémas d’avant-crise n’est ni souhaitable ni même possible. Il serait criminel. Outre la nécessité de réformer la régulation financière et comptable et de sortie du pilotage par la finance – on lira avec intérêt les travaux de Benjamin Coriat sur la financiarisation comparée des entreprises cotées en France et en Allemagne –  notre devoir est donc d’inventer, d’innover. De procéder à d’une Révision Générale des Concepts d’Hier,  – sans qu’il s’agisse de faire du passé table rase, entendons nous bien ! –  si l’on veut que la crise puisse engendrer un monde (un peu) meilleur ! Car c’est bien là que le bât blesse : nous avons vécu les dernières décennies sous l’impératif de l’adaptation, de la frénésie du changement, en oubliant les principes de Philadelphie selon lesquels il n’y a de projet politique ou économique qu’au service de l’homme.   

 

Alain Supiot L’Esprit de Philadelphie, Seuil

Jean-Claude Michéa, La double pensée, Flammarion

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