Les syndicalistes européens ne désespèrent pas de trouver des solutions communes. Dans un entretien accordé à Metis, Marcel Grignard, secrétaire général adjoint de la CFDT revient sur les propositions de la CES issues du Congrès d’Athènes. Dans une deuxième partie, il aborde le rôle du mouvement syndical auprès des mouvements de contestation aussi bien en Grèce et en Espagne que dans les pays arabes, qui sont révélateurs de la soif de justice sociale.
Quelles sont les forces et les faiblesses du mouvement syndical européen après trois ans de crise ?
La CES est la seule organisation syndicale transnationale ayant un fonctionnement de confédération. Lors de son congrès d’Athènes au printemps, elle a manifesté son unité. Ceci malgré des approches très diverses parmi ses composantes : au sein de la CES, comme dans les États de l’Union, les situations nationales sont très différentes. Depuis le début de la crise en 2008, certains pays ont été très fragilisés: l’Irlande et la Grèce. D’autres, moins impactés sont au cœur de la zone Euro : l’Espagne, l’Italie, la France, l’Allemagne. Au fil du temps ça a évolué, mais les Etats moins touchés, comme les pays nordiques, se sentent aussi moins impliqués par la recherche de solutions européennes. Les Britanniques sont face à une situation nationale particulièrement difficile, mais la prééminence de la question de l’Euro dans les débats les met dans une position particulière.
De manière générale la force et le poids des syndicats de la vieille Europe l’emportent sur ceux de la nouvelle Europe. En Pologne, Solidarnosc joue un rôle majeur comme trait d’union entre anciens et nouveaux membres. Elle a une vision claire de ce qu’est la relation de l’Europe avec son Est et agit pour l’intégration européenne avec une volonté sans faille.
De plus, les syndicats nationaux sont aux prises avec la montée de populismes, qui se manifestent de diverse manière en fonction des situations politiques très hétérogènes. Dans ces conditions-là, il leur est difficile de parler au nom de leurs mandants, de les accompagner et de les rassurer sur des propositions d’intérêt général européen qui sont fatalement éloignées du quotidien. Les syndicalistes, d’une certaine manière se heurtent aux mêmes difficultés que les responsables politiques pour trouver et mettre en œuvre des solutions communes.
Par ailleurs les positions « nationales » ne sont pas toujours elles-mêmes homogènes. Les syndicats français par exemple ont contesté le contenu du pacte pour l’euro et la gouvernance actuelle. Mais ce refus global recouvre des approches très différentes : certains comme la CFDT pensent que cette démarche est indispensable mais qu’il y a un problème sur le contenu. Elle sera acceptable si elle est plus équilibrée dans sa dimension économique et consolide un socle social. Pour d’autres, ce refus du pacte pour l’euro traduit le refus de tout nouveau pas vers plus d’intégration européenne.
Comment jugez-vous les propositions de la CES pour sortir de la crise ? Entre autre un revenu minimum européen et une fiscalité harmonisée ?
Sur la période 2009-2010, la CES a beaucoup fait dans une dénonciation nécessaire, mais assez générale de l’économie de casino. Sans être dénuée de fondement, elle ne donnait pas de réponse précise aux problèmes auxquels les européens sont confrontés. Nous avons collectivement eu du mal à définir des priorités simples et limitées, qui soient opposables à la Commission et susceptibles de mobiliser les organisations de la CES.
Le congrès d’Athènes de 2011 s’est déroulé dans les conditions très difficiles que tout le monde connait. Pourtant, les textes sont plus mûris. Avec le manifeste d’Athènes, la CES formalise une vision globale de la situation. Le texte marque une prise de conscience des syndicalistes européens sur la profondeur de la crise et la volonté d’en sortir. Il décline aussi une vingtaine de propositions, certaines assez générales et d’autres très précises.
La CES débat de la question du salaire minimum depuis 5 ans. Ce n’est pas tout à fait conclu, mais des éléments nouveaux ont fait bouger les lignes. La démarche autour d’une nouvelle gouvernance européenne, qui est devenue inéluctable, oblige les syndicats à être plus regardant sur les situations sociales. Il faut sortir du discours convenu sur un « socle social tiré par le haut, qui formalise la solidarité des peuples » et être concret. Ainsi, l’Allemagne doit faire face au fait qu’elle compte des millions de salariés, qui ne disposent pas de filets de sécurité offerts par les conventions de branche. Le pays est confronté à l’émergence des travailleurs pauvres, et a vu les écarts de revenu progresser davantage que dans d’autres pays européens.
Lors du congrès, personne n’a voulu aller au clash, tout le monde a mesuré le besoin d’approfondir les débats et de dépasser les clivages. Les syndicats nordiques qui sont très réticents quant aux Euro-bonds, à l’harmonisation de la fiscalité, et à toute démarche visant à plus d’intégration acceptent de discuter afin de bien voir ce que ça recouvre. Tout le monde fait des efforts.
Quelle est la capacité d’action de la CES ?
C’est un des enjeux majeurs. La CES a besoin d’une Commission, d’États membres et d’un Parlement qui reconnaissent un rôle au syndicalisme et la place du dialogue social. Si les instances européennes reconnaissent que la relance de l’Union passe par un New Deal, la CES doit y être associée.
Actuellement, la Commission européenne accompagne davantage qu’elle n’initie. La gestion des affaires européennes est de moins en moins communautaire, et de plus en plus intergouvernementale. Les syndicats doivent interpeler leurs gouvernements et faire pression sur eux pour obtenir des solutions partagées au niveau européen. Le DGB et les syndicats français ont proposé un programme d’action dans ce sens.
Le Pacte euro-plus et le semestre européen modifient énormément les relations des États à l’Union sur la construction des budgets et donc sur les politiques économiques et sociales, à travers les maîtrises budgétaires. Dans ce « semestre européen », il faut donner un rôle aux partenaires sociaux et au dialogue en amont des décisions gouvernementales, et de celles de la Commission. Il faut créer des espaces de dialogue social sérieux. Tant que ça n’existe pas, il y aura un doute sur la volonté politique et un handicap pour que la CES joue son rôle.
Entre 2008-2010, les partenaires sociaux ont joué un rôle dans la mise en place d’amortisseurs de crise et du maintien de la paix sociale dans leur pays. Quel est leur rôle à venir, rester un facteur de paix sociale, ou participer à la contestation ?
Ce sont deux paramètres qui sont dans leur fonction et qu’il faut conjuguer. Les difficultés économiques et sociales et la faiblesse des réponses proposées conduisent à un accroissement de la radicalité et de la protestation en lien avec la montée des populismes. Il ne va pas de soi qu’on puisse le contrecarrer facilement et le syndicalisme a une responsabilité importante pour dépasser cette situation. De leur coté, la Commission et des États membres devraient faire preuve de volontarisme pour que le dialogue avec les partenaires sociaux produise des résultats. Ce n’est pas gagné…
En effet les responsables politiques ont beaucoup de difficultés à agir au nom de l’intérêt général et sur le moyen terme. Ainsi, en France, fin 2008, prévoyant que le chômage allait augmenter, nous avons proposé de mettre en place des mesures conjoncturelles tout en prenant en compte les enjeux structurels. Ça a donné le Fiso (Fonds d’investissement social) et nous souhaitions notamment que plusieurs centaines de milliers de salariés bénéficient de formation à des compétences transverses. Tout le monde a joué le jeu. Puis, fin 2010, la crise se fait moins sentir, le ministre qui assurait le pilotage du dispositif change. Tout s’arrête. Mais aujourd’hui la crise repart.
Les responsables politiques sont trop guidés par leurs intérêts électoraux et sont trop sur les enjeux de court terme. Ça pèse au niveau européen où le poids de l’Allemagne et de la France est important et les deux chefs d’Etat face à des échéances électorales majeures.
Le mouvement des indignés en Espagne, en Grèce et dernièrement les émeutes en Grande-Bretagne exprime un fort désenchantement politique. Ces personnes souvent jeunes ne se reconnaissent pas dans les mouvements politiques et syndicaux. Comment analysez-vous cette contestation et la montée des populismes que vous évoquiez plus tôt ?
Tous ces mouvements ne recouvrent pas la même chose. Les Indignés espagnols ne sont pas l’expression du populisme. C’est l’expression d’un malaise réel, d’une partie de la population, confrontée aux conséquences d’une crise lourde frappant les jeunes dans le chômage, les personnes dans l’incapacité à se loger ou à rembourser leur crédit. Il exprime un ras-le-bol qui dit aussi que les institutions ne les représentent pas et ne prennent pas en compte leur situation. Cela interpelle le syndicalisme. Les syndicats espagnols ont un regard lucide et responsable. L’UGT a une vision un peu différente des CCO, qui, elle, a des militants au sein du mouvement des indignés.
La situation grecque est différente. En Grèce, l’expression de refus des politiques d’austérité est profonde. Mais la Grèce doit faire face à une situation où le recouvrement de l’impôt est difficile, le rôle de la fonction publique mal maîtrisé, les élus fortement mis en cause.
Quand la crise des subprimes a éclaté, on a été nombreux à penser que la profondeur de la crise allait amener nos dirigeants à agir et à infléchir la gouvernance économique, internationale, que les entreprises aussi modifieraient leur gouvernance et redonnerait au dialogue social un espace qu’il n’a pas. Le résultat est très modeste au regard des attentes. La crainte de la crise systémique a poussé les dirigeants vers les discours vertueux. Mais la pression de la crise retombant, beaucoup ont oublié leurs engagements. Deux événements majeurs redonnent de l’espoir : ce sont les mouvements des indignés et encore plus les révolutions arabes.
Comme ces Etats, la France est aux prises avec la question de l’intégration des jeunes et du malaise social. Personne ne peut exclure que les banlieues ou les prisons brûlent un jour ou l’autre. On sent le syndicalisme européen loin de ces questions-là.
En France, les conditions sont réunies pour que des situations difficiles dégénèrent en crise forte, voire violente. La crise des banlieues de 2005 n’est pas réglée sur le fond. Il y a aussi des problèmes importants dans le monde du travail et les tensions sont particulièrement fortes dans certains secteurs des fonctions publiques, surtout dans les hôpitaux.
La sensibilité des organisations syndicales sur les dimensions sociétales est diverse. Dans les pays les plus marqués par la tradition sociale-démocrate, le partage des rôles fait que les syndicats sont concentrés sur le social-économique pur et sont moins spontanément sur les questions sociétales. À l’inverse, les syndicats français s’en saisissent plus facilement. Ils ont parfois tendance à discourir sur les éléments sociétaux et à ne pas être assez efficaces sur le terrain social.
Les crises, autant la crise financière que celle de Fukushima secouent fortement nos démocraties, et questionnent la notion de progrès et notamment de progrès social. Comment redéfinir cette notion aujourd’hui ?
La crise met notamment en évidence la limite de nos sociétés qui pensent globalement le progrès social comme une simple résultante de l’économie. Nous sommes dans une crise profonde. Pas seulement dans une crise financière, mais bien dans une crise de société. Le sens même de l’action est remis en question. J’ai la conviction, qu’il faut repenser le rôle et le fonctionnement même des entreprises dans l’économie de marché. Fatalement la conception du progrès social est réinterrogée : il ne peut s’agir du simple partage des gains réalisé par l’économie. En rester là, ne permet pas de dépasser une forme de productivisme provoquant beaucoup de dégâts, plus ou moins compensés par la distribution d’avantages sociaux.
Le travail est un moyen d’épanouissement et de réalisation personnelle. Dans une société, c’est aussi le moyen de former une communauté d’individus qui ont des éléments communs de destin. Un des enjeux est d’être bien dans son travail, de bien le réaliser, de s’y épanouir. En un mot, faire du travail un moyen d’émancipation. Cela sous-entend une organisation du travail, un rapport des individus entre eux qui mène à la compétence collective. Le sens social repose sur une capacité d’implication des salariés dans toutes les dimensions pour que leur réalisation au travail donne un sens à leur activité. Dans l’entreprise, une démocratie sociale aboutie serait celle où les représentants du personnel permettent cette démarche, en tenant compte des intérêts propres de l’entreprise, de ses contraintes et des attentes des salariés, pour construire le compromis dans lequel les salariés reconnaissent qu’ils ont été entendus et qu’ils ont leur place.
Nos institutions n’arrivent pas à proposer une vision de l’intérêt commun. Plus on régénérera un lien social dynamique, plus on rénovera la démocratie tout court. La démocratie sociale est un moyen de rénovation de la démocratie. Elle part des individus, de leur situation, de leurs demandes et retraduit cela dans un intérêt commun.
À lire :
– Udo REHFELDT : Europe. Le Congrès d’Athènes de la CES : à la recherche d’une stratégie de défense du « modèle social européen » dans la Chronique Internationale de l’IRES n° 131 – juillet 2011
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