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En janvier 2012, Stéphane Hessel accordait à Metis un entretien exclusif. L’homme ne se réduisait pas à cet « Indignez-vous » qui a parcouru la planète. Né juif et Allemand à Berlin en 1917, il rejoignit ensuite la France où il fut tour à tour étudiant, résistant puis diplomate. C’est à ce dernier titre qu’il suivit au sein des Nations Unies la rédaction de la Déclaration Universelle et de la Charte Internationale des Droits de l’Homme en 1945. C’est au service de cette cause qu’il mena sa vie. Au cours de cet entretien, il recevait des appels du monde entier, répondait dans un allemand ou un anglais parfait, et annonçait à ses interlocuteurs qu’il n’était pas disponible avant le 15 septembre 2012. Pour Metis, il évoqua la crise, la mondialisation, la démocratie, la gouvernance et le syndicalisme.

 

hessel

Comment analysez-vous la crise de l’euro, mais aussi la crise de projet que nous vivons aujourd’hui en Europe ?

À mon avis, la crise actuelle est une grande crise de la démocratie. La démocratie est mise en question car nous vivons depuis une vingtaine d’années dans une société de plus en plus globale. Il n’est plus possible à un grand État, ou même à un groupe d’États comme l’Union Européenne, de décider tout seul comment fonctionner. Aujourd’hui des forces premières s’imposent à tous les gouvernements, à tous les citoyens : ce sont les grandes forces de l’économie. Autrefois nous pensions pouvoir les juguler à l’échelle des États et ce fut par exemple l’expérience du capitalisme rhénan. Nous ne pouvons plus répondre de cette manière. On le voit clairement depuis l’aggravation de la crise : nos gouvernements ne sont plus en mesure de mettre un frein à l’endettement, à la dépendance du marché. Alors face à cela comment penser la démocratie ? C’est une question qui se pose à tous. Ni les USA ni l’UE ne sont parvenus à surmonter cette crise. Leurs citoyens sont inquiets. Ils n’ont plus confiance dans les gouvernements pour les protéger de ce qui est le fruit de l’endettement, de la privatisation. Si les citoyens s’indignent aujourd’hui, c’est surtout parce qu’ils voient des gouvernements qui ne peuvent plus faire fonctionner la démocratie comme cela devrait être le cas, comme cela est attendu de leur part. Les besoins essentiels – le bien être, le bien vivre – ne sont plus assurés car ils ne sont plus à l’abri de la recherche du profit.

N’est-ce pas un point de vue très européen ?

Les USA et les pays européens ont accumulé une expérience certaine et, quand celle-ci leur échappe, ils réagissent d’abord en pensant à ce qui existait hier et qui s’est détérioré. Dans les pays émergents, ce qu’il s’agit de conquérir, c’est un fonctionnement démocratique qui va se développer. Et bon gré, mal gré, ils vont devoir affronter les mêmes problèmes car les forces du marché vont assez vite leur montrer des limites. Le Brésil s’est engagé dans un travail énorme de réduction des inégalités mais il ne pourra pas progresser sans approfondir son expérience démocratique. Il en va de même avec la Chine dont la croissance se trouve confrontée à une multiplicité de difficultés locales et sociales.

 

La société globale que vous décrivez a-t-elle besoin d’un gouvernement mondial ?

Sur ce point, je pense avec Edgar Morin qu’il existe à la fois des problèmes dans notre monde – je pense par exemple aux énergies renouvelables – qui ne peuvent être attaqués que sur le plan mondial car aucune entité géographique ou politique n’est capable de les affronter seule. Mais à côté de cela, il y a l’infinité des problèmes liés à la démocratie qui, à l’instar de la gestion de l’eau, ne peuvent être traités que très localement. C’est pourquoi il faut viser deux objectifs simultanément : mondialisation et démondialisation, croissance et décroissance. Tout ceci nous amène à la question des institutions. Une institution mondiale unique deviendrait très vite un tyran insupportable. En revanche, certaines questions doivent être traitées institutionnellement et nous avons besoin d’institutions capables de réaliser des objectifs particuliers.

 

Mais nombre d’institutions mondiales n’ont-elles pas perdu de leur crédibilité ?

Les institutions mondiales sont des instruments merveilleusement utilisables, à condition que les États membres veuillent les utiliser ou que des ONG les poussent à le faire. Ces institutions sont à la fois une nécessité, car elles permettent la participation de tous et une difficulté, car elles exigent que tous se mettent d’accord. Il est d’ailleurs heureux que beaucoup d’entre elles travaillent aujourd’hui à la majorité et non à l’unanimité. Dans le domaine de l’environnement, il n’existe à ce jour qu’un programme à l’ONU et qui-ci se révèle beaucoup trop limité. Il y a donc ici une insuffisance institutionnelle, alors qu’il nous faudrait une sorte d’OIE, dont la vocation en la matière serait un peu celle qu’a l’OIT pour le travail. Une fois que nous l’aurons, nous aurons je crois toute la panoplie des instruments de dimension mondiale.

 

Comment voyez-vous le rôle des ONG ?

C’est un de points forts de la Charte des Nations Unies : son article 71 permet à des ONG à statut consultatif de travailler avec les gouvernements. Lorsque nous l’avons adopté, nous pensions surtout aux Églises, aux syndicats, voire au mouvement coopératif. Nous ne nous attendions pas à cette multiplication d’organisations qui s’occupent un peu de tout et qui ont proliféré, en partie grâce aux nouvelles technologies, comme ATTAC par exemple qui a su, en matière de transactions financières, exercer une pression certaine sur les conférences des Nations Unies. On peut espérer que lors des prochaines conférences – et je pense à particulier à celle dite de Rio+20 – il y aura de nombreuses ONG, qui, en dépit de leur difficulté à travailler ensemble, sauront stimuler les gouvernements en soulignant les problèmes que les citoyens leur demandent de résoudre. Il ne faut ni se méfier des ONG, car elles sont absolument nécessaires et complémentaires, ni trop compter sur elles, car il existe une série de problèmes auxquels il est nécessaire de réfléchir ensemble et dont elles ne s’occupent pas.

 

Vous parliez du début des ONG et de la place éminente que devaient jouer les syndicats. Or ce sont plutôt d’autres types d’ONG qui se sont développées tandis que le mouvement syndical déclinait…

Oui, c’est ce que nous pensions à l’époque. Je ne suis pas un spécialiste du syndicalisme mais aujourd’hui il me semble que les syndicats n’ont pas pris en compte les problèmes sociaux fondamentaux. Ils sont restés attachés à la situation de travail, à des fonctionnements, à des secteurs particuliers où ils se sentent à l’aise, où ils peuvent travailler avec les employeurs ou les gouvernements. Or les syndicats à l’origine se voyaient comme un interlocuteur important des gouvernements, capables de parler avec eux des problèmes fondamentaux de la démocratie. Il est rare aujourd’hui qu’ils le fassent. Il y eut une période en Allemagne où les syndicats étaient porteurs d’une aspiration générale au bien vivre. Il y eut l’espoir avec la fondation de la Confédération Européenne des Syndicats d’une force structurée et capable de porter cette aspiration au plan européen. Je suis peut-être mal renseigné, mais je ne l’ai pas vue. Les questions fondamentales de nos sociétés, c’est le bien vivre, la façon dont sont préparées les décisions, les moyens qui permettent à chaque citoyen de jouir de ses droits fondamentaux et de ses libertés. Dans démocratie, il y a demos, le peuple, et donc l’opposé de l’oligarchie. Or aujourd’hui, les oligarchies sont dominantes dans nombre de pays qui se disent démocratiques. Un mouvement syndical qui ferait sens, c’est celui qui saurait armer les citoyens de base contre les privilèges.

 

Aujourd’hui beaucoup de gens en Europe et dans le monde se réclament de vous. Cet écho touche-t-il les partis politiques ou les organisations syndicales ?

Je n’ai été invité par aucune grande organisation syndicale, ni aucun parti politique à l’exception d’Europe Ecologie-Les Verts. Alors que Martine Aubry est une amie, jamais le PS ne m’a proposé de travailler sur son programme. Je suis par contre engagé dans des think tanks, comme le Collegium International, dont l’équipe scientifique et politique est présidée par Michel Rocard et Milan Kucan.

 

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