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par Paula Cristofalo, Claude Emmanuel Triomphe

Auteure d’une thèse sur le syndicalisme et l’expertise, chercheuse au CERAPS-Université de Lille 2, Paula Cristofalo, revient dans un entretien exclusif pour Metis, sur les caractéristiques de l’expertise à la française, ses développements historiques, la diversité de positions syndicales.

 

Cristofalo

Comment les syndicats français conçoivent-ils leurs rapports aux experts ?

 

Les relations entre experts et syndicats en France ont connu d’importantes évolutions au cours de leur histoire. Pour schématiser, nous sommes passés d’une situation de défiance, avec une volonté de contrôle étroit des experts par les organisations syndicales, à une situation de « partenariat » ou de coopération plus ou moins contrainte. Les experts ont encore besoin de « l’œil bienveillant » des organisations syndicales (en particulier des fédérations professionnelles) pour accéder aux élus dans les entreprises. Et les organisations syndicales ont besoin d’experts de confiance pour les aider à recueillir l’information, la traiter et établir une stratégie syndicale en synergie avec les élus des IRP, voire pour légitimer leur discours. A la rigueur, on pourrait même se demander si le rapport ne s’est pas inversé, si les syndicats n’ont pas désormais davantage besoin des experts que l’inverse.


Cela a-t-il évolué sur les 30 dernières années ?

 

Oui mais pour mieux percevoir cette évolution, il faudrait peut-être remonter à l’origine de ce droit à l’expertise et ne pas se limiter à ces 30 dernières années. A l’origine, quand le droit de recours à un expert-comptable par le CE est institué en même temps que cette institution (1945-46), la disposition était pensée comme un moyen d’« éduquer » les syndicats à la raison économique, et notamment de les enrôler dans la bataille de la productivité. L’objectif du législateur était d’aboutir à un régime pacifié de relations professionnelles fondé sur la négociation plutôt que sur la lutte des classes. Dans ces conditions, non seulement la CGT, mais plus largement une grande partie des syndicalistes étaient méfiants, voire hostiles à l’égard de ces experts-comptables très éloignés, tant socialement que politiquement, du mouvement ouvrier. Lorsque les militants sollicitaient ces experts, c’était surtout pour exiger d’eux qu’ils montrent en quoi l’employeur trompait les salariés. Non seulement l’expertise était très peu mobilisée mais, quand elle l’était, c’était dans une logique instrumentale.   Cette situation change à partir de la fin des années 1960 avec l’émergence de nouveaux profils d’experts, plus militants, connaissant mieux le mouvement syndical et se projetant dans un même horizon d’« émancipation de la classe ouvrière », notamment autour de la perspective autogestionnaire. Ils se situent ainsi dans un rapport d’égal à égal avec les militants et proposent leurs services dans le cadre de stratégies syndicales offensives. Ces évolutions affectent aussi le contenu du travail d’expertise : ces nouveaux experts ne se limitent plus aux analyses comptables prévues par le droit mais les articulent aux enjeux économiques et financiers plus larges, ainsi qu’à une analyse des conditions de travail et à l’impact des nouvelles technologies. A partir de ce moment voient le jour des missions d’expertise menées par des collectifs d’experts hétérogènes – ils ne se limitent pas, dans la pratique, aux seuls experts comptables – et cela grâce à l’impulsion des directions syndicales. Si ces coopérations originales connaissent un succès certain (elles ont par exemple nourri le conflit Lip), cette pratique demeure, toutefois, encore marginale jusqu’au milieu des années 1980.

 

 L’arrivée de la gauche au pouvoir, les lois Auroux ont eu un impact…

 

La conjonction d’au moins deux séries d’éléments permet d’expliquer l’intégration et la diffusion du recours aux experts parmi les élus à partir des années 1990. En premier lieu, l’inscription légale de nouvelles situations dans lesquelles les IRP doivent être consultées, multiplication qui comporte toujours la possibilité de recours aux experts, et cela depuis 1982 jusqu’à nos jours. On assiste ainsi à l’ouverture de ce droit à d’autres instances de représentation (aux CE s’ajoutent les CHSCT, Comités de groupe, Comités d’entreprise européens) et à l’élargissement des domaines d’intervention des experts auprès des IRP (extension qui n’a cessé de s’accroître depuis 1982). L’extension de ce droit ne suffit cependant pas à expliquer le décollage de l’activité. Jouent en parallèle d’autres dynamiques sociales : d’une part, le syndicalisme entre en crise et voit son nombre d’adhérents et militants s’effondrer, ce qui réduit les ressources propres et la légitimité du mouvement syndical ; d’autre part, le groupe des experts entame une stratégie de professionnalisation qui lui permet de se développer tout en accroissant sa propre légitimité. La conjoncture économique (restructurations, licenciements, PSE…), la dégradation des conditions du travail et la reconnaissance des enjeux de santé au travail comme un domaine légitime d’intervention des élus constituent la toile de fond qui expliquent tant le développement de la demande que la conformation d’une offre structurée de services. Il fallait répondre rapidement mais aussi de manière pointue à la complexité des situations, ce qui s’est fait grâce à une dynamique de professionnalisation (toujours en cours) de ces experts…

 

Les approches sont-elles différentes selon les syndicats ?

 

Historiquement les confédérations ont développé un rapport différent à l’expertise. Celle qui a le plus investi cette question est indéniablement la CFDT. C’est dans le giron de cette organisation que s’est inventé un usage plus actif et stratégique de l’expertise. C’est aussi, depuis une vingtaine d’années, à la CFDT que la question de l’autonomisation des experts et de la nécessité d’une relation formalisée avec eux est le plus ouvertement discutée, débouchant sur la création d’organismes d’intermédiation et/ou le développement de chartes de partenariat avec certains cabinets. Même si dans la pratique, ces efforts de rationalisation n’ont pas apporté les résultats escomptés. Dans les années 1970, la CGT se distinguait de la CFDT par la tentative de développer un pôle d’expertise interne à la confédération. Mais l’échec de ce projet a conduit à consolider le modèle de la coopération avec des cabinets externes d’experts professionnels. FO semble quant à elle avoir peu investi ces questions, relativement aux autres organisations. On peut sans doute l’expliquer par la méfiance de cette organisation à l’égard de dispositifs qui brouillent la frontière entre patrons et salariés dans l’entreprise.   Mais précisons d’emblée qu’il s’agit là de résumer à grands traits le discours (ou l’absence de discours) des confédérations syndicales. Au-delà de ces positionnements confédéraux, les rapports entre syndicats professionnels, militants d’entreprise et experts sont extrêmement variables. On constate très vite sur le terrain que l’étiquette syndicale n’est pas prédictive du rapport que les élus entretiendront avec les experts. Les situations de pluralisme syndical étant en outre fréquentes dans les entreprises où l’on recourt à l’expertise, les membres des IRP sont amenés à négocier entre différentes orientations et à s’arranger en fonction du thème de l’expertise, de l’opportunité de convoquer un expert et du rapport de forces existant, y compris entre organisations syndicales.

 

Y a-t-il aujourd’hui des points convergents entre les diverses organisations syndicales ?

 

Symptôme de l’évolution de ce rapport et de la présence incontournable de ces acteurs que sont les experts, toutes les organisations syndicales reconnaissent aujourd’hui l’utilité et défendent la spécificité de l’expertise auprès des IRP. Elles ne peuvent pas ignorer le travail de ces experts auprès des IRP et de manière plus ou moins formelle tentent de le réguler, avec plus ou moins de succès. Elles conseillent leurs élus à propos de la « posture » à adopter vis-à-vis de ces experts, dans des formations et manuels destinés à leurs militants dans les entreprises. En général, elles soulignent le besoin de clarifier la demande, alertent sur les risques d’un recours qui enferme dans une confrontation technique, autant qu’une sollicitation des experts sans lien avec une action syndicale. En parallèle, sans jamais adouber un cabinet en particulier, elles gardent des rapports privilégiés et plus ou moins formels avec certains d’entre eux qu’elles vont suggérer à leurs militants. Aux exigences d’une qualité technique s’ajoutent des critères de conformité à chaque sensibilité syndicale : c’est le cas de Solidaires par exemple qui veille à travailler avec des experts se positionnant sur le terrain de la lutte de classe.

 

Le recours à l’expertise selon certains est devenu massif, voire exponentiel…

 

Il faut relativiser ce caractère « massif » du recours à l’expertise de la part des IRP. Les données manquent pour apporter des chiffres précis (en plus de poser problème, j’y reviendrai) mais on peut dégager des tendances incontestables. Le recours à l’expertise dans le cadre des missions légales – inscrites dans le code du travail et prises en charge par l’employeur – s’est certes beaucoup développé, mais ce droit est sous-utilisé. Quant à l’expertise contractuelle, décidée et financée par l’IRP pour la préparation de ses travaux, si elle s’est développée en amont d’une négociation, ou en aval comme dans le cas du suivi ou d’un accompagnement dans la mise en œuvre d’une mesure – une tendance tirée probablement par la signature d’accords de méthodes -, elle est loin de concerner la majorité des IRP. Les pratiques de recours à l’expertise s’inscrivent dans le cours routinier des relations professionnelles au sein des grandes entreprises, mais elles sont beaucoup moins fréquentes dans les petites et moyennes entreprises. L’expertise commandée par le CE est davantage entrée dans les mœurs que l’expertise CHSCT, qui tend cependant à décoller. Les domaines dans lesquels les experts interviennent de manière régulière sont aussi inégalement investis : au CE, l’expertise technologique est délaissée par rapport aux expertises comptable et économique ; dans les CHSCT, les questions de prévention et sécurité priment sur l’organisation du travail. Enfin, les statistiques montrent que l’usage de l’expertise est plus fréquent de la part des IRP où existent des équipes syndicales fortes, qui sachent à la fois y recourir et parvenir à l’imposer à l’employeur. 

 

Plus que le recours massif à l’expertise, mon travail de terrain a mis en lumière l’omniprésence des experts auprès des représentants du personnel. Et c’est là où les rares statistiques disponibles me semblent ne refléter qu’imparfaitement la réalité. Si la présence des experts ne suscite plus la défiance, si elle s’est étendue et banalisée, comme je l’ai déjà dit, c’est aussi parce que les experts en sont venus à assister les élus et militants aux diverses étapes de leur travail de représentants : ils ne réalisent pas seulement des missions d’expertise mais conseillent, animent, forment, aident à préparer des négociations, participent à des recherches-action… On voit parfois se développer des « interventions sur mesure »… Et cela de manière constante et continue, c’est ce qui explique cette impression de recours massif aux experts.

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