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Ce n’est pas de l’extrême droite dont il sera question ici. Je veux vous parler de cet enthousiasme très mesuré que beaucoup à l’Ouest (peut-être en êtes-vous ?) montrent vis-à-vis de nos concitoyens orientaux, ces gens de l’Est que nous ne connaissons guère et que nous ne comprenons pas. Cela n’est pas nouveau et la « parenthèse » socialiste n’y est pas pour rien. Les liens historiques entre certains pays – la France avec la Pologne, la Serbie, la Roumanie, l’Allemagne avec la Bulgarie, la Tchéquie ou la Croatie, etc.. – ou l’élargissement de l’UE à 27 puis 28 n’y changent pas grand-chose : nous voyons d’abord dans ces pays et ces gens de l’Est une menace et non pas une chance ! Peut-on en rester là ? A l’évidence non ! Et c’est pourquoi Metis a décidé d’y consacrer un dossier.

 

Avant d’aller plus avant, commençons par une banalité : il n’y a pas plus d’homogénéité entre la Pologne, la Roumanie, les trois pays baltes et ceux des Balkans qu’il n’y en a entre les pays nordiques, l’Espagne, la France, l’Allemagne ou le Royaume uni : les histoires, les cultures, les langues, les économies sont aussi diverses à l’Est qu’à l’Ouest. Continuer à les assimiler de facto à une sorte de bloc relève à la fois de l’ignorance et de l’erreur. Et si tous ont connu – et ce n’est pas fini – une période de transition souvent brutale, notamment sur le plan social, tous n’en sont pas partis ni sortis du même pied économique, social et même politique : la Pologne n’est pas la Bulgarie, l’Estonie n’est pas la Croatie, la Hongrie n’est pas la Tchéquie. Cela dit, qu’est-ce qui nous pose problème ? Cinq objets de controverses me semblent devoir être identifiés.

 

Le dumping social et les migrations massives

Depuis 2004, des millions d’Européens de l’Est ont migré, sans doute plus temporairement que définitivement, vers l’Angleterre, l’Irlande, ou l’Allemagne, et dans une moindre mesure vers la France, l’Espagne, l’Italie et les pays du Benelux. Saisissant les emplois disponibles, souvent peu qualifiés et mal payés, ils en ont profité pour s’en sortir. Les migrations du travail ont pris aussi la forme des fameux détachements (a priori faits de salariés déclarés et pour des durées limitées) ou d’afflux de « faux » travailleurs indépendants dont nos entreprises, petites ou grandes, usent et abusent. Il y a enfin les Roms, boucs émissaires si faciles et dont on ne dira jamais assez qu’ils sont souvent d’abord le plus pauvres d’entre les pauvres. Leur « intégration » est problématique ici mais elle l’est au moins autant et sinon plus là-bas : l’expulsion ne règle rien, n’en déplaise aux Valls d’ici et d’ailleurs.

 

Bref, qu’il faille lutter contre le dumping social est indéniable mais le problème massif est ailleurs : chez eux, l’hémorragie cause en retour un énorme problème d’énergies disponibles pour des économies encore émergentes et souvent convalescentes ; chez nous, elle nous renvoie à la faible attractivité pour les « natifs » de filières – restauration, commerces, construction – qui restent désespérément en retard mais c’est dû aussi au vieillissement démographique ou psychique de nos sociétés ! A ne voir que les dangers et les risques de ces mouvements, on en vient à oublier toutes leurs opportunités !

 

Un néo libéralisme sauvage et sans nuances

Soyons clair : presque tous ces pays ont fait l’objet d’une expérimentation à très grande échelle des recettes hyper libérales en s’appuyant, à partir du rejet du socialisme réel, sur tout ce qui pouvait avoir une connotation sociale. Margaret Thatcher et Donald Reagan y furent plus populaires que chez eux, c’est dire ! Les nouvelles élites de ce pays, souvent formées au Royaume Uni ou aux USA s’en sont donné à cœur joie et… continuent. Tout ceci a secrété, entre autres, un haut niveau de corruption, auquel peu de ces pays échappent, y compris la Slovénie souvent présentée comme exemplaire. Mais il faut dire qu’à l’Ouest, on ne lave pas forcément beaucoup plus blanc ! Quant aux alternatives politiques, elles ont été pauvres et très souvent populistes, voire extrêmes, comme on a pu le voir en Hongrie, en Slovaquie ou en Bulgarie. Les conséquences en sont et en seront lourdes. Cette recherche d’alternatives est-elle pour autant limitée à l’Est du continent ? Non, elle nous concerne tout autant. Saurons- nous les inventer conjointement ?

 

Une faible appétence pour le modèle social « européen »

Dans ces conditions, le modèle social européen qui a fait l’objet d’exhortations et d’exportations multiples n’y a que très partiellement réussi son implantation. La notion de solidarité et les systèmes qui vont avec, à commencer par le paiement de l’impôt, reste ténue et c’est sur l’individu que beaucoup de choses reposent. Cela constitue une vraie chance pour une minorité, mais aussi un drame pour beaucoup, notamment les plus âgés, surtout quand la crise conduit ce pays à démanteler les maigres filets de sécurité existants. On peut s’interroger d’ailleurs sur le rôle de nos Etats et de nos entreprises sur ce point : « nos » multinationales allemandes, françaises, britanniques, italiennes et autres se sont taillées, parfois à vil prix, des positions impressionnantes dans ces économies, et notamment dans les télécoms, les banques, la grande distribution, l’énergie, l’hôtellerie, l’automobile etc… Mais en quoi cela a-t-il servi à la diffusion de bonnes pratiques ? A exporter un modèle social dont beaucoup prétendent se prévaloir ? Par ailleurs, si le syndicalisme est devenu « dual et dépassé », pourquoi fleurirait-il là-bas ? Sur ce champ, une refondation s’impose pour tous !

 

Une société civile trop docile ?

La passivité apparente de ces peuples est mal comprise. Comment font-ils pour accepter tout cela ? Pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Les manifestations « à la française » sont rares il est vrai. Mais cela ne doit pas conduire à de fausses interprétations. Très souvent ces peuples ont eu à traiter à beaucoup plus forts qu’eux-mêmes : que l’on pense à la Russie, mais aussi à la Turquie ottomane ou encore à l’Allemagne nazie. La Shoah a d’abord eu lieu à l’Est ! Mais par ailleurs, c’est quand même Solidarnosc qui est à l’origine de bien des changements, même si le rôle de l’Eglise polonaise peut être discuté. Il est loin d’être exclu que les sociétés civiles ne se fassent pas bruyamment entendre sur fond de corruption et de comportements antisocial des élites. Regardons avec attention ce qui se passe depuis peu en Bulgarie, en Slovénie ou en Roumanie. En outre, nous aurions tort de croire que les jeunes de ces pays digèrent tout cru ce qu’on leur propose. Beaucoup, au travers d’initiatives entrepreneuriales ou associatives sont déjà ailleurs et la capacité de ces pays à les entendre sera cruciale (comme chez nous d’ailleurs).

 

Il y aurait sans doute beaucoup à dire encore. Mais il est clair d’ores et déjà que l’élargissement conçu comme synonyme d’intégration et de rattrapage relevait d’une naïveté ou d’une manipulation dangereuse. Aujourd’hui la poursuite du projet européen est en question. Et s’il a encore un sens, c’est sur la base de ces réalités dans leur diversité et dans leur complexité qu’il faudra construire et j’ajouterais co-construire ! Ces peuples méritent autre chose que les clichés dont on les affuble. Bien souvent ils révèlent, plus qu’ils ne causent, bien des mécanismes aujourd’hui défaillants, à l’œuvre ici comme là-bas, qu’ils soient sociaux, économiques ou encore politiques. Mieux : de par leurs histoires et cultures aussi séculaires que les nôtres, de par les initiatives que le socialisme puis le libéralisme les amènent et les amèneront à prendre, ils constituent une chance. Aujourd’hui il y a du nouveau à l’Est. Sachons le discerner et nous y appuyer pour refonder un projet dont les finalités premières se sont perdues. Et dont les nouvelles restent à penser. Ensemble.

 

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