6 minutes de lecture

Cet - couleur

Comme beaucoup, Metis « est Charlie ». Alors que l’onde de choc continue, que l’émotion se déplace voire se retourne, que le temps est désormais celui de la réflexion et de l’action, les débats, les choix et les voies sont multiples. Le dimanche 11 janvier a montré une société debout, diverse, qui est la nôtre et dont nous pouvons être fiers. Mais il a révélé aussi, sans vraie surprise, une société blessée et fragmentée qui est loin d’en avoir fini avec les multiples défis auxquels elle n’a pas toujours su répondre. Les semaines et les mois qui viennent seront sans doute déterminants dans nos choix collectifs.  Bouleversements du monde, crises des modèles sociaux et mutations du travail se nourrissent mutuellement et il y a plus d’un lien entre certaines radicalisations et certains abandons. Société du risque, titrions nous en hommage à Ulrich Beck à la veille des tragiques événements de ce début d’année 2015… Nous y sommes.

 

Pour Ulrich Beck, la société industrielle était devenue un thème et un problème pour elle-même et la production sociale des richesses va désormais de pair avec la production sociale de risques.  Mais, plutôt que de rappeler, de manière sans doute très maladroite, ce à quoi sa pensée et ses écrits ont contribué, il nous a semblé préférable de publier quelques extraits d’un texte paru dans le Monde il y a 6 ans alors que la crise financière venait d’éclater.

 

« La généralisation des risques (variations climatiques, crise financière, terrorisme) instaure un état d’urgence illimité, qui transcende la sphère nationale pour devenir universel.(…) Le signe le plus visible de la globalisation des risques est peut-être l’instauration d’une situation exceptionnelle qui abolit les frontières entre les Etats nations, et brouille les repères sociaux, spatiaux et temporels. Sur le plan de la socialisation, l’état d’urgence transcende les frontières, dans la mesure où le nouveau chapitre financier qui s’ouvre relève de la « politique intérieure mondiale ».(…) Aucun joueur isolé ne peut sortir son épingle du jeu, car tout repose sur les alliances qu’il contracte. A lui seul, un gouvernement ne peut combattre ni le terrorisme global, ni le dérèglement climatique, ni parer la menace d’une catastrophe financière. (…) En d’autres termes : la globalisation des risques financiers pourrait aussi engendrer des « Etats faibles » – même dans les pays occidentaux. La structure étatique qui émergerait de ce contexte aurait pour caractéristiques l’impuissance et l’autoritarisme postdémocratique.

 

L’état d’urgence abolit les zones de protection, car l’impact des risques financiers dans un monde d’extrême interdépendance est devenu imprévisible et impossible à compenser. L’espace sécurisé des premiers Etats nations de l’ère moderne n’était pas à l’abri des dommages. Toutefois, ceux-ci étaient réparables : les dégâts qu’ils causaient étaient indemnisables. Une fois que le système financier mondial s’est effondré, que le climat s’est déréglé de manière définitive, que les groupes terroristes disposent déjà d’armes de destruction massive, alors il est trop tard. Au regard de cette nouvelle forme de menace pour l’humanité, la logique de réparation n’est plus valable. Dans ce contexte, tout jugement rationnel et fondé sur l’expérience est banni !

 

Le caractère imprévisible des risques financiers est le corollaire de l’absence de savoir. Dans un même temps, les exigences de l’Etat en matière de connaissance, de contrôle et de sécurité doivent pourtant être renouvelées, approfondies et étendues. De là résulte toute l’ironie (pour employer un euphémisme) de la situation : l’on prétend contrôler quelque chose, dont personne ne peut connaître ni la nature, ni l’évolution, et l’on ignore quels seront les effets bénéfiques ou secondaires des milliards prescrits en guise de thérapie par les politiques, dans l’ivresse des chiffres. Pourquoi est-ce à l’Etat d’intervenir, lorsque l’économie refuse de fonctionner ? A cela il y a une réponse-clé, d’ordre sociologique : c’est sur la promesse de sécurité que l’Etat moderne assoit sa suprématie.

 

Que se passe-t-il lorsque cette promesse démesurée n’est pas tenue ? La réponse est réaliste et cynique à la fois : l’impuissance de l’action politique accroît le danger, et par là la détresse. Avec une conséquence paradoxale : la détresse blanchit les erreurs politiques en même temps qu’elle crée les conditions de leur apparition. Plus les fautes accentuent la détresse des gens, plus elles sont pardonnées.

 

Dans la société du risque global, ni l’errance métaphysique du Godot de Beckett, ni la vision horrifiée des mécanismes de contrôle de Foucault, ni même la tyrannie silencieuse du processus de rationalisation qui terrifiait Weber, ne suscitent un choc anthropologique. Ce qui nous effraie, c’est l’idée que la toile de nos dépendances matérielles et de nos devoirs moraux pourrait se déchirer, et que le système sensible de la société mondiale du risque pourrait s’effondrer. C’est le monde à l’envers. Ce qui était un tableau effroyable pour Weber, Adorno et Foucault (la perfection du contrôle rationnel qui régissait le monde) est pour la victime potentielle des risques financiers (c’est-à-dire pour tout le monde) une promesse : ah !, si le contrôle rationnel régnait en maître ! Si nos pires maux étaient la consommation et l’humanisme ! Si le système pouvait venir lui-même à bout de ses dérèglements, ! Comme ce serait merveilleux(…) »

 

Ulrich Beck n’était pas un gourou et ses propos ne doivent pas être lus comme tels. Plusieurs de ses critiques ont d’ailleurs mis en exergue les dangers d’une pensée susceptible d’engendrer une heuristique de la peur, et pouvant conduire via la généralisation de la précaution, à l’inaction. Pour Metis, l’ambition est plus humble : tenter, au travers d’une pensée à la fois allemande, européenne et globale, de prendre du recul vis-à-vis de la trajectoire troublée de nos sociétés contemporaines. Et de penser en des termes encore peu usités ce qui pourrait faire sens et bien commun, ce à quoi devrait s’attacher l’action publique, ce à quoi il nous faut d’urgence nous atteler. Lybie, Irak, Syrie, Mali, Nigeria, Centrafrique, Kenya, Aghanistan, Pakistan, Paris et beaucoup d’autres: l’urgence a pris la couleur du sang. Il va nous falloir beaucoup oeuvrer pour ne pas nous tromper dans la réponse à lui apporter. 

 

Dans ces temps aussi incertains que difficiles pour beaucoup, Metis a surtout envie de vous souhaiter une année 2015 à rebours du pessimisme ambiant, une année pleine de vitalité, de projets, de bien-être personnel et professionnel. Nous continuerons avec vous de tenter au fil de nos articles, de nos interviews et de nos analyses de décrypter ces rapports tissés par et autour du travail dans un monde qui change. Et comme l’on a jusqu’à fin janvier pour le faire….Meilleurs voeux à toutes et à tous !

 

PS : La victoire de Syriza en Grèce doit être méditée. S’agit-il d’un tournant dans la mise en œuvre d’un agenda néo libéral comme le clament ou l’espèrent certains ? Les mois à venir le diront mais en cette matière il convient d’être très prudent. Par contre, il pourrait bien s’agir d’un tournant significatif dans les relations entre citoyens et des élites dirigeantes largement discréditées voire parfois corrompues. La montée, à gauche comme à droite, de mouvements alternatifs et positionnés sur cette dénonciation des élites gagne de nombreux pays sans être l’apanage des pays méditerranéens, loin de là. Elle mériterait un regard moins méprisant que celui qui les enferme dans le concept de populisme.

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Haut Commissariat à l'engagement civique