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Du câblage automobile à la blanchisserie industrielle : c’est le chemin atypique par lequel sont passés une cinquantaine d’ouvriers handicapés suite à la fermeture de l’usine Renault de Boulogne-Billancourt en 1992. Wenceslas Baudrillart, directeur d’Asnières Industries Adaptées, nous raconte les hauts et les bas de cette conversion si particulière.

 

Pochette de CD (en attendant un meilleur titre)1992, la création d’un atelier protégé

1992 : la « forteresse ouvrière », l’usine Renault de Boulogne-Billancourt, n’est plus fortifiée et passe de l’actualité sociale à l’histoire sociale. Dans les centaines de milliers de m2, au milieu des machines fantomatiques, dans le silence, circulent des vigiles et leurs chiens. Dans le silence, sauf dans un local : l’atelier social. Continuent d’y venir quand ils en ont envie quelques dizaines de salariés, les handicapés que le ministère du Travail a demandé à Renault de reclasser avant de les licencier. On imagine le succès : estampillés Renault, CGT, âgés et handicapés ! Une idée surgit : Renault a pour fournisseur une association, l’AMIPI (devenue depuis la Fondation Bernard Vendre AMIPI), qui dans six ateliers protégés assemble et monte, à la satisfaction générale, des faisceaux électriques. Alors pourquoi ne pas lui confier la réinsertion de cette cinquantaine d’ouvriers ? Quelques mois de discussion et un accord prend forme : en échange d’un engagement de commandes pluriannuel (que Renault respectera à moins de 50%, la conscience sociale a ses limites quand on est débarrassé du problème), l’AMIPI crée une association spécifique pour le réemploi de ces salariés.

 

La découverte d’un métier, le câblage automobile

Le câblage automobile consiste basiquement mettre des fils dans des prises électriques. Et on y rajoute des mousses, des agrafes, des marques de toutes sortes. Un câble assemblé peut ne compter que 2 fils et les plus complexes que nous ayons produits en totalisaient jusqu’à 160. Le poste de travail type : une table avec des repères qui guident les changements d’orientation des fils et les emplacements des ajouts, tout cela se référant à un plan visuel. Ce travail peut se faire très paisiblement, sans nuisances : pas de bruit, pas de produits chimiques, pas de production de chaleur. Il a deux immenses vertus : il repose sur une coordination motrice et sensorielle qui développe en continu les capacités psychomotrices de l’ouvrier, les postes de travail peuvent être complexifiés ou simplifiés à loisir en fonction de ses capacités.

 

Embauche, formation intensive à la fois générale et technique, l’opération se met en place et, en octobre 1993, la production commence. Terrible expérience ! Ces ouvriers haïssent « maman Renault » qui les a laissés orphelins (mais avec des avantages financiers plus que conséquents) et ils exècrent ce nouvel employeur dont la spécialisation dans les « travailleurs handicapés » leur paraît une stigmatisation insupportable. Ils font donc un concours à celui qui travaillera le moins vite. Rendement moyen des ex-Renault en 1999 : 10% de la normale.

 

Croissance et décroissance

Progressivement ils sont rejoints puis remplacés au rythme des préretraites ou des invalidités par des travailleurs handicapés « normaux », qui ont connu le chômage de longue durée avec des indemnisations réduites ou le RMI, l’isolement, le vide des journées sans occupation dans les HLM de la région parisienne. L’effectif monte, il ira jusqu’à 145 opérateurs en 2000. La qualité est au rendez-vous : en 2002, 3 défauts par million de faisceaux produits (au même moment le plus grand équipementier français se fixe un objectif de 500 défauts par million) mais les clients disparaissent peu à peu : un immense et silencieux mouvement de délocalisation s’est amorcé au milieu des années 1990. Ateliers de câblage des constructeurs et équipementiers sont transférés un peu partout dans le monde, soit pour de pures raisons de coût salarial, soit au titre de compensations industrielles. Par attrition naturelle, l’effectif descend doucement à partir de 2000. En 2003 il est déjà tombé à 117 et le mouvement continue.

 

D’où pour le conseil d’administration LA question : on programme paisiblement la mort de l’entreprise ? On se prend la tête pour trouver un projet de remplacement et on prend son bâton de pèlerin pour construire un nouveau partenariat ? Vraie question : les entreprises elles aussi sont mortelles. Alors mourir dans la dignité, à mesure que les générations de véhicules se renouvellent avec un étalement dans le temps qui permettrait une réduction rationnelle et sans drame collectif de l’effectif ? Chercher une résurrection ? Encore jeune, croyant à l’utilité de ce métier en soi qu’est l’emploi de travailleurs handicapés refusés avec persévérance par l’entreprise ordinaire, le conseil opte pour la recherche d’une conversion. Les critères de choix : une activité en développement, non délocalisable, reposant sur une vraie technologie et une vraie culture industrielle, le tout maîtrisable par les opérateurs actuels mais aussi leur encadrement.

 

Le choix du nouveau métier : la blanchisserie industrielle

Une tournée des grands groupes où les animateurs de l’association ont des relais amicaux permet de se focaliser rapidement sur un nombre restreint d’activités possibles. Recyclage, déchets électroniques… une piste s’amorce, à partir d’une contrainte née de la loi du 11 février 2005 en faveur des personnes en situation de handicap. Air France a depuis longtemps une politique forte de recrutement direct ou de maintien dans l’emploi de travailleurs handicapés. Mais la loi de 2005 élargit le champ de son obligation : le personnel navigant doit être intégré dans l’effectif de référence pour l’obligation de 6% de salariés handicapés. Comme on imagine mal des pilotes ou des navigants commerciaux handicapés mentaux, sensoriels ou moteurs, la compagnie n’a qu’une solution : développer énergiquement ses achats dans le secteur protégé, achats jusqu’alors marginaux. Mise sous pression par le PDG et la DRH, la direction des achats se mobilise. Ainsi apparaît le projet de conversion : la blanchisserie industrielle. Chaque jour des dizaines de milliers d’articles doivent être lavés ou nettoyés : couvertures, taies d’oreillers ou de coussin, nappes, serviettes, têtières… Tout cela est évidemment déjà traité par des blanchisseries classiques de type Elis qui emploient des salariés valides. Donc un transfert vers des unités du secteur protégé/adapté peut se faire dans des délais raisonnables.

 

Les discussions avec les acheteurs de la compagnie ne sont pas simples, mais il y a pire : les discussions avec les logisticiens chargés de l’armement des avions. Leur grande crainte : que le nouveau blanchisseur, par définition moins fiable puisqu’il emploie des travailleurs à problèmes, ne rate une livraison et n’oblige un avion à partir sans les linges de toute nature qui contribuent réellement et symboliquement au confort de ces précieux voyageurs des classes business et première qui payent leur voyage 5.000 € alors que les passagers de l’arrière n’en déboursent que 850. Crainte classique chez tous les nouveaux clients potentiels de ce secteur. Le dirigeant d’A.I.A n’avait-il pas entendu un vice-président de Toyota lui déclarer sur un ton définitif : « Fabriquer nos faisceaux par des débiles, vous n’y pensez pas ! » Longues explications, étalement dans le temps des transferts, maintien d’un back-up chez le blanchisseur d’origine, pas à pas toutes les précautions sont prises pour rassurer ces grands anxieux dont l’inquiétude n’est évidemment pas illégitime, même si elle est infondée à l’égard d’un fournisseur qui manipulait déjà de 180 à 200 millions de composants par an.

 

Démarrer un nouveau métier : les multiples facettes

Changement de métier, changement de nom : CCI (Construction câblage industriel) devient A.I.A (Asnières Industries Adaptées). Le passage à l’acte passe par plusieurs préalables : convaincre le personnel que cette conversion est possible pour l’entreprise comme pour chacun d’entre eux et, surtout, réunir les financements pour adapter l’usine et acquérir les matériels nécessaires. Ce n’est pas une mince affaire : l’équation économique de cette nouvelle activité diffère radicalement de celle du câblage. Pour celui-ci, l’investissement par poste de travail est souvent inférieur à 1.000 € ; dans la blanchisserie le démarrage demandera l’achat de 850.000 € de matériel et les travaux d’aménagement immobilier coûteront 800.000 € (depuis 2009, 1.700.000 € supplémentaires). Ressources propres, emprunts bancaires (merci au soutien de France Active !), subvention du Conseil régional d’Ile de France, subvention d’Air France. Le 8 janvier 2008, après trois ans de débats et de travaux, les premiers articles lavés, repassés, conditionnés sont livrés.

 

Rien de tout cela n’est simple. Mais le plus difficile réside dans l’apprentissage du métier. Pour tout le personnel, opérateurs comme encadrement, sa connaissance se résume à l’utilisation de sa machine à laver et de son séchoir domestiques. C’est peu ! Introduits par les fabricants de matériels, on visite une vingtaine de blanchisseries pour comprendre les principes et les enjeux aussi bien organisationnels que matériels. On s’adresse au centre technique de la profession pour déployer les formations prédémarrage comme les formations-actions après quelques mois de fonctionnement.

 

Tout le monde s’y met, avec un enthousiasme variable. Les encadrants, conscients de l’enjeu social et économique, craignent l’échec. Les opérateurs se révèlent pour la plupart partants. Ils ont connu le chômage, ils savent l’écart entre le salaire qu’ils perçoivent ici (135% du SMIC) et celui, le plus souvent le SMIC sec, qu’ils percevraient ailleurs. Ils gardent en mémoire leurs années de chômage et n’ont aucune envie de renouer avec. Mais les réticents existent, le plus souvent des hommes : le lavage, c’est un métier de bonne femme. Voilà une phrase qui revient souvent. Et puis il y aura les contre-indications médicales, notamment pour les pathologies respiratoires sensibles aux résidus de produits lessiviels dans le linge à repasser et conditionner. Cerise sur le gâteau : une machine-clé se révèlera une vraie catastrophe et nécessitera des dizaines de journées d’intervention pour fonctionner enfin correctement. En attendant, bruits, vibrations, déplacements, inondations… un véritable cauchemar qui se terminera par son remplacement (180.000 €).

 

Enfin il y a l’écart des conditions de travail. On a dit ce qui caractérise celles-ci dans le câblage. Dans la blanchisserie, ça change. Les machines de blanchisserie font du bruit, mais on peut travailler l’insonorisation. Au pic du bruit on atteint à certains endroits 123 dB. Après deux ans d’aménagements multiples on descendra à 75. Elles dégagent de la chaleur ; en hiver plus besoin de chauffer l’immeuble mais en juillet-août, quand la température extérieure atteint, voire dépasse 35°C, la climatisation agonisante n’apporte aucun confort. Enfin, en raison du montant des investissements, il faut penser productivité. Par leur simple fonctionnement ces machines exercent une pression psychologique pour tenir un rythme soutenu. Les gestes se répètent à longueur de journée. Le travail méthodique sur la polyvalence et la mobilité sur les postes aux gestes différents allègent cette contrainte mais elles ne la font pas disparaître. Le personnel vieillissant (un tiers de plus de 55 ans) est de plus en plus sensible aux troubles musculo-squelettiques, cette plaie des industries aussi bien que des services.

 

Bilan rapide. En 2008, 800.000 € de chiffre d’affaires de blanchisserie, en 2014, 2.700.000. 90 salariés dont 84 travailleurs handicapés (y compris dans l’encadrement). Les deux tiers de l’effectif opérateur ne sont pas au coefficient de base de la convention collective (restée celle de la métallurgie, autrement avantageuse que celle de la blanchisserie). La moitié de l’encadrement est issue de la promotion interne d’opérateurs, jusque sur un poste aussi crucial que la relation client. Les institutions représentatives du personnel fonctionnent calmement. Des accords salariaux sont signés et appliqués. Des plans d’amélioration des conditions de travail sont régulièrement relancés. Les salariés bénéficient en moyenne de 30 à 50 heures de formation par an. Le plan d’égalité hommes/femmes est appliqué avec détermination. Naturellement tout ça reste fragile. On est à la merci de la conjoncture économique. Les trois quarts des clients œuvrent dans le transport aérien : quid en cas de vraie crise des relations internationales ? La concurrence ne cesse de s’intensifier : avec les acheteurs des grandes entreprises, on négocie durement la 3e décimale de l’euro. Les dirigeants vieillissent et se heurtent à la question de la succession. En somme une entreprise normale, avec ses soucis d’entreprise ordinaire. Et la fierté collective d’avoir réussi un changement radical de métier qui la fait vivre aujourd’hui.

 

D’autres articles sur l’AIE et le travail 

Souvenirs, souvenirs : gestion d’une demande de salle de prière dans l’entreprise (Metis – juin 2014)

 

A propos de l’auteur

Wenceslas BAUDRILLART est le président d’ Asnières Industries Adaptées.

 

Crédit image : CC/Flickr/Eole Wind

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.