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par Michael Piore, Claude-Emmanuel Triomphe, Jean-Louis Dayan

Michaël Piore est un économiste américain renommé du MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Boston. Il revient pour Metis sur les hypothèses de la segmentation des marchés du travail dont il fut le précurseur dans les années 70 et nous parle de ce qui a changé des deux côtés de l’Atlantique. Flexicurité, transformations du travail, globalisation, programme démocrate pour les élections présidentielles : ses propos ne manqueront pas de nous interpeler !

 

PIORE

Vous avez été les premiers avec R. Doeringer à décrire et analyser le phénomène de la segmentation entre emplois durables et précaires. C’est devenu aujourd’hui un trait structurel des marchés du travail. Qu’est-ce qui a changé depuis les années 70 ?

 

Nos travaux se sont développés à deux niveaux dans les années 70 :
– Une approche analytique selon laquelle, par contraste avec l’économie standard, nous développions l’idée que les processus économiques n’étaient pas seulement le fait d’agents économiques au sens strict, mais aussi de personnes et de groupes socialement intégrés. Et que la manière dont cette intégration sociale était réalisée était cruciale pour ce qui concerne leur engagement productif, l’organisation de leurs vies, etc..

– Une approche institutionnelle selon laquelle ces processus économiques résultaient aussi d’arrangements institutionnels conditionnés par la technologie, la structure sociale ainsi que par des jeux de pouvoirs, en particulier entre employeurs et travailleurs.

 

La segmentation dont nous parlions alors résultait de cette structure. Elle avait dans ces années-là pour but de donner plus d’efficience au cadre existant. Le second marché du travail, qui s’appuyait sur les femmes, les jeunes, les migrants, avait besoin de flexibilité pour rendre l’économie, dominée par des hommes blancs travaillant à plein temps, plus efficace. Et ces groupes avaient une intégration sociale telle qu’on pouvait leur faire porter cette instabilité.

 

Aujourd’hui l’idée de segmentation du marché du travail est toujours valide. Mais ce qui a changé c’est l’ensemble des contraintes qu’il s’agisse de la technologie, des forces en présence ou des structures sociales externes. L’environnement actuel est en conflit avec les structures héritées des années 70. Il y a une énorme pression pour qu’elles s’ajustent. Et il est certain que nous avons absolument besoin d’un fort ajustement institutionnel. Or ce processus est assez confus et compliqué. Les forces en présence ont beaucoup évolué, en particulier du côté des employeurs. Mais du côté des travailleurs c’est aussi le cas. Prenez l’exemple des femmes ou des migrants. Aux USA, plus de 90% des femmes adultes font partie de la population active. Pour ce qui est des migrants, s’il y en a toujours qui arrivent et qui partent, une grande partie d’entre eux reste et cherche à occuper des positions permanentes. Mais ces deux groupes ne peuvent pas porter seuls l’instabilité.

 

En ce qui concerne la technologie sur laquelle on met un accent énorme est mis aujourd’hui. On lui prête une sorte de déterminisme qui est, à mon sens, déplacé. Si une partie des tâches qui en découlent peut être divisées en micro tâches, c’est loin d’être le cas général. Donc cette évolution technologique requiert elle aussi un environnement social stable. Prenez l’exemple du travail temporaire, il y a deux catégories d’intérimaires : ceux qui travaillent pour une courte période au terme de laquelle leur contrat prend fin; ceux qui occupent des postes permanents. Pour ceux-là le travail temporaire est une sorte de test pratique pour les employeurs qui ont de plus en plus de difficultés à savoir comment intégrer les gens dans un processus productif.

 

Regardez aussi le secteur de la construction. Nous parlions de la segmentation surtout dans le secteur de l’industrie manufacturière. Mais dans le secteur de la construction tout est temporaire. Il faut sans cesse que vous organisiez et réorganisiez vos projets. Dans ce secteur les syndicats aux USA sont organisés par métiers. Et leur but est de rechercher des emplois permanents au travers de ces divers projets. Voilà un secteur où s’est constituée une sorte de marché interne dans lequel les travailleurs sont constamment déployés vers de nouveaux projets mais avec une continuité de leur contrat de travail. La manière dont ce secteur s’organise est doit être regardée de près.

 

Les réformateurs libéraux imputent cette segmentation aux rigidités du CDI, qu’ils veulent flexibiliser au nom de la justice sociale. Est-ce aussi votre point de vue ?

 

Le problème c’est que ces réformateurs néo-libéraux ont en tête une représentation très classique de l’économie et la façon dont les gens devraient se comporter dans un tel modèle. Mais c’est une abstraction. Ce qu’ils nomment rigidités est le produit d’un rapport de forces. Ce qu’ils veulent c’est bâtir un monde conforme à un modèle qui ignore ces forces. S’il est vrai que les arrangements institutionnels issus de la seconde moitié du 20e siècle sont devenus obsolètes, leur idée d’avoir un marché du travail fonctionnant selon la théorie économique standart est, elle aussi, impraticable.

 

Il existe en Europe des alternatives à la réforme libérale (flexicurité, marchés transitionnels), qui proposent de déplacer la protection des emplois vers les personnes en mettant l’accent sur la sécurité des transitions. Cela vous paraît-il une issue crédible à la crise de l’emploi ?

 

Cette question appelle une réponse complexe que je ne pourrais pas développer ici. D’un côté, la flexicurité instituée dans certains pays européens modère l’impact immédiat des pertes d’emplois et facilite les mouvements sur le marché du travail. Aux USA, en revanche, le principal problème est que les prestations sociales sont liées à un employeur donné – santé, retraite, congés maternité et même les services de garde d’enfants. Les gens sont donc réticents à changer d’emploi, à bouger sur le marché du travail, de peur de perdre ces prestations. Ainsi, une contribution importante à la construction d’un marché du travail flexible aux Etats-Unis serait d’universaliser ces avantages et de les séparer de l’emploi occupé.

 

La persistance des avantages privés liés à telle ou telle entreprise sape en outre l’organisation des syndicats, car ils ont furieusement cherché à les préserver. Ce fut un progrès dans l’après-guerre : lorsque ces types de prestations ont été négociés, les syndicats ont en effet été considérés comme l’avant-garde de la classe ouvrière, défenseurs des rémunérations et d’avantages qui ont ensuite été répartis entre tous les travailleurs. Mais depuis les années 1980, de plus en plus de travailleurs ont constaté que leurs avantages sociaux étaient réduits ou supprimés par leurs employeurs. Les travailleurs syndiqués qui continuent à profiter de ces prestations sont ont alors été considérés comme des classes privilégiées. C’est particulièrement vrai dans le secteur public. Cette représentation des travailleurs syndiqués comme spécialement privilégiés a clairement affaibli le soutien de l’opinion publique à la protection défense des syndicats, dont la protection juridique a été minée et réduite. Par conséquent, l’universalisation des avantages sociaux et de la protection sociale libérerait les syndicats de l’énorme fardeau qu’ils portent actuellement.

 

Cependant, quelles que soient les répercussions du déplacement vers les questions de revenu et de sécurité sociale, des suppressions d’emploi continuent dans certains secteurs, et quoiqu’elles puissent être modérées par même si des politiques publiques qui facilitent le mouvement vers de nouveaux employeurs lorsque vous perdez votre emploi, ces mesures ne jouent en rien sur la perte d’identité, le développement de l’anonymat. Et, par conséquent, aucun de ces arrangements ne résoudra les inquiétudes liées au changement technologique, à l’expansion du commerce international et à l’immigration. La réaction politique exprimée au travers du Brexit en Europe et des candidatures de Trump et Sanders aux Etats-Unis suggèrent que si nous ne ralentissons pas le rythme du changement et l’ampleur des ajustements que nous imposons à notre main-d’œuvre, nous pourrions être forcés d’abandonner l’ensemble des avantages du commerce et du changement technologique.

 

Les institutions mises en place au 20° siècle ont créé des allocations et des protections, qu’il s’agisse de la santé ou des retraites. Financées par des impôts et charges sociales. Mais ceci n’est plus viable, parce que les employeurs ne sont plus en mesure d’assurer la stabilité de ces systèmes. Parallèlement, dans les cadres institutionnels développés dans les années 1930-1960, les syndicats, aux Etats-Unis en tout cas, étaient vus comme des forces créant des précédents et susceptibles de les étendre à chacun. Depuis les années 1980, avec le déclin de l’emploi stable, ils ne sont plus vus comme une avant-garde, mais au contraire comme les gardiens de privilèges. Ce qui accroît le ressentiment à leur égard et mine leur capacité à obtenir un soutien politique.

 

Ces institutions avaient pour but de concilier des forces sociales qui étaient vitales pour la production et le maintien de l’Etat-Providence. Il nous faut donc comprendre la nature de ces institutions en lien avec la nature du système productif de l’époque pour trouver aujourd’hui les chemins d’institutions plus flexibles. La négociation collective peut faciliter la mise en place de telles institutions. L’approche promue par Badinter et Lyon-Caen est sans doute digne d’intérêt tout comme la proposition d’aller vers davantage d’allocations universelles.

 

Flexisécurité et marchés transitionnels sont des concepts intéressants mais ils ne sont pas, à mon avis, à la hauteur des problèmes posés. Car ils ne parviennent pas à imaginer les institutions qui pourraient aujourd’hui répondre aux nouvelles structures productives. La flexisécurité se propose surtout de répondre aux problèmes de ceux qui perdent leur emploi, mais elle n’intègre pas le fait que l’emploi lui-même est un droit et que le travail est constitutif de l’identité des personnes. La flexisécurité ne peut pas se substituer au besoin d’institutions traduisant le caractère social de l’activité économique.

 

On parle aussi aujourd’hui de société « post-salariale », au vu notamment du développement des plates-formes numériques et du travail non salarié dépendant. Pensez-vous que nous vivons la fin du salariat ?

 

Non, une partie du travail reste parcellisable comme Henry Ford l’a conçu avec ses chaînes de montage ou encore comme Adam Smith en a parlé dans son exemple célèbre de la Pin Factory (Manufacture d’épingles). Il n’y a aucun doute que certains travaux puissent être divisés de cette manière. Mais en même temps ils relèvent de plus en plus des machines et des automates. Et la tendance forte de la nouvelle économie est celle d’une organisation du travail qui requiert une des interactions humaines grandissantes et qui s’intègre dans une structure sociale qui doit être cultivée et maintenue.

 

Prenons l’exemple d’Intel, cette grande entreprise emblématique de la nouvelle économie numérique qui produit des puces (chips) par génération, environ tous les 2 deux ans. Ces puces sont destinées à s’intégrer dans des ordinateurs, des smart phones dont les capacités doivent augmenter pour accueillir de nouvelles applications. Et c’est grâce à ces nouvelles applications qu’Intel peut développer son business et son marché. Or, ces nouvelles applications dépendent d’une large communauté de développeurs et de techniciens, en général indépendants, qu’Intel doit savamment organiser et orchestrer afin que les applications soient prêtes au même moment que ses nouvelles puces. Et c’est la clé de son succès. Mais la tentation d’Intel, du fait que ses propres ingénieurs ont des tas de relations avec cette communauté, c’est de s’approprier ces résultats, ces savoir-faire pour asseoir sa domination et ses profits. En même temps si Intel le fait, elle tue son propre avenir et sa capacité à développer de nouvelles applications. L’entreprise doit donc trouver un moyen de modérer ses appétits afin de préserver cette communauté. Il faut donc qu’elle développe une sorte d’engagement vis-à-vis des membres de cette communauté. Mais lesquels et comment ? Voilà toute la question. Peut-on encore parler de salariés ? Je pense que oui, mais à condition de prendre en considération ce nouveau paradigme productif et en recherchant là encore quelles sont les institutions capables d’assurer un équilibre des forces et de faire vivre une économie sociale.

 

Aux États-Unis, le taux de chômage est revenu à son niveau d’avant la crise des subprimes, mais les taux d’activité ont baissé, peut-on encore parler de plein emploi ?

 

C’est une question ardue. Car le chômage ne signifie pas aujourd’hui la même chose que dans les années 1960. Il me semble difficile de revenir au niveau d’emploi de cette époque. Il faut redéfinir les concepts, car le chômage est une construction sociale. Et ce n’est certainement pas en éliminant les assurances chômage, comme le veulent les néolibéraux, que l’on va réduire significativement le chômage.

 

Qu’est-ce qui vous paraît intéressant dans la plate-forme démocrate pour les prochaines élections présidentielles en matière de politiques du marché du travail ?

 

Personne n’a vraiment lu la plateforme démocrate. Tous les 4 ans elle dit plus ou moins la même chose sur la santé, le rôle des syndicats, etc. Mais cette année, il y a deux éléments nouveaux qui ont été avancés notamment par Bernie Sanders. Le premier est la fixation du salaire minimum fédéral à 15 dollars. Et le second concerne les traités commerciaux internationaux. Hillary Clinton a été obligée d’accepter ces deux propositions si elle voulait gagner les soutiens de Sanders pour être nommée candidate, mais surtout pour l’élection.(Hillary Clinton a promis une augmentation du salaire minimum à 12 dollars, NDLR)

 

S’agissant du salaire minimum, ce fut sans doute la campagne qui a rencontré le plus de succès sur les 30 dernières années. Elle a déjà réussi à faire en sorte que le salaire minimum soit relevé dans certains Etats ou certaines villes (puisque ces entités ont le pouvoir de le faire). Mais la plateforme ne dit pas comment ils vont s’y prendre au niveau fédéral et dans quels délais : 2 ans ? 5 ans ? Donc il y a encore des ambiguïtés.

 

Du côté des traités commerciaux (transpacifique, transatlantique), la plateforme indique que dans leur forme actuelle, ils ne sont pas acceptables. Mais elle ne dit rien sur ce qui serait acceptable. Mais après cela, Hillary Clinton ne pourra pas faire ratifier les traités tels qu’ils sont. Cela créerait un trouble trop important. Ce qu’il faut retenir en tout cas, c’est que la question des traités a dominé toute la campagne. Et à mon avis il s’agit là d’un tournant majeur en matière de globalisation.


 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.