par Philippe Denimal, Danielle Kaisergruber
Philippe Denimal est sociologue. Il accompagne des branches professionnelles et des entreprises de toutes tailles dans la concertation et la négociation d’accords portant sur la reconnaissance du travail, qu’il s’agisse de classification ou d’évaluation individuelle. Il a repris son ouvrage de 2013 en l’enrichissant de mises au point conceptuelles ou d’expériences nouvelles et l’accent est mis sur l’importance du dialogue social en matière de rémunération. Il s’entretient pour Metis avec Danielle Kaisergruber autour de ce dernier livre Rémunération et reconnaissance du travail. Classification, compétences, appréciation, dialogue social (Entreprises & Carrières, 2016).
Photo de Philippe Denimal réalisée par Serge Cannasse, photographe
La pastille qui figure sur la couverture « Le livre qui réconcilie les DRH et les syndicalistes sur un sujet sensible », c’est accrocheur, mais est-ce vraiment réaliste ? Quels sont les points saillants que vous avez voulu développer dans cet ouvrage ?
Il faut saisir l’opportunité de faire de la concertation avec les organisations syndicales sur ces questions de rémunération, précisément parce que le sujet met tout le monde sur le pont à des titres divers : les salariés sont intéressés par leur bulletin de paie et les évolutions salariales, les encadrants et dirigeants par les outils de motivation et de reconnaissance parmi lesquels figure en bonne place la rétribution du travail, les DRH par la maîtrise de la masse salariale, les organisations syndicales par le souci de l’équité collective… Il faut faire quelque chose avec tout ça, fédérer, rassembler autant que faire se peut, chercher des consensus ou des compromis.
Les relations sociales et la négociation collective ne sont pas simples : on les tient pour essentielles en termes de cohésion sociale, on les évoque au titre de piliers ou de fondements de nos systèmes démocratiques, on en parle comme autant de garanties du bon fonctionnement de la vie professionnelle ou au titre d’un aiguillon efficace pour les performances des entreprises ou la compétitivité de l’économie et… on agit si peu ! On dispose pourtant là d’un excellent moyen pour faciliter les relations professionnelles : lorsque l’on se penche sur les aspects les plus techniques d’un projet en matière de rémunération, c’est tout le social qui est mobilisé intelligemment.
L’autre message qui en filigrane dans le titre consiste à dire ; si la reconnaissance du travail ne se traduit pas seulement en monnaie sonnante et trébuchante, la rémunération en revanche constitue une forme essentielle de la reconnaissance… Elle n’est pas que l’un des ingrédients du contrat de travail, elle est bien plus que cela et le regard du sociologue est alors très précieux.
Le livre comporte deux grandes parties bien distinctes : l’une traite des cadres collectifs qui permettent de classer les emplois et l’autre des moyens de l’appréciation du travail individuel. Il s’agit donc de deux logiques fort différentes selon vous et qui sont trop souvent mêlées, expliquez-vous.
Payer les gens, c’est leur passer des messages clairs : si l’on accorde une espèce de somme forfaitaire pour solde de tout compte à la fin de chaque mois sans distinguer ce qui relève du contenu du travail, de la manière de travailler, de l’ancienneté, des résultats de l’entreprise ou des contraintes liées aux conditions de travail, on ne donne pas de sens à cette rétribution. Et pourtant, on dispose d’outils très complémentaires pour réaliser cette clarification salutaire. Pourquoi ne les utilise-t-on pas ?
Ainsi, les grilles de classification de branche ou d’entreprise permettent de reconnaître les contenus des emplois en fixant des salaires minimums tandis que l’appréciation conduit aux augmentations individuelles en fonction de la contribution personnelle apportée au sein du collectif. Si l’on s’interdisait de les mêler joyeusement pour l’on ne sait quelle raison obscure, on gagnerait beaucoup en lisibilité et l’acceptabilité sociale serait elle-même bien plus grande.
Séverine Luquet, illustratrice
Est-ce que la négociation de branche dont on a pas mal reparlé ces temps derniers avec la loi Travail est vivante et active ? Vous rappelez qu’il y a des centaines de branches en France et que certaines ne négocient plus rien depuis longtemps…
A l’abri des agitations médiatiques qui font écho à l’actualité sociale, oui, les partenaires sociaux de branche travaillent. Disons qu’il y a nécessairement dans mon livre un côté bonnes pratiques. Pour une raison toute simple : quand on intervient dans ce domaine, on est sollicité par ceux qui veulent vraiment agir… rénover une classification, prendre en compte les évolutions de métiers ou des organisations, remettre de l’ordre et de l’équité… Les branches qui se penchent sur la question des rémunérations veulent le faire proprement. Le secteur de la métallurgie par exemple, qui a une belle tradition en matière de négociation sociale, entend fournir à ses entreprises des aides pertinentes, des outils fiables et de bons appuis. Lorsque l’on renouvelle ces éléments-là et que l’on y consacre du temps et de l’énergie, c’est pour se tourner vers l’avenir, progresser, améliorer les choses et la vie. C’est un choix personnel que de travailler et d’écrire pour « faire œuvre utile et renseigner les plus socialement ouverts et les plus volontaristes » comme je l’exprime dans l’introduction de l’ouvrage.
La classification de branche constitue un cadre qui demande à la fois une certaine stabilité et de régulières remises en cause : c’est fondamentalement une activité de classement et de hiérarchisation des emplois qui suppose de comparer ces emplois les uns par rapport aux autres, au travers de ce qu’ils sont dans un contexte et un secteur donné, avec tous les niveaux de qualification, de compétences, de capacités mises en œuvre, d’autonomie, de responsabilité… Ce qui rend la négociation vivante tient à ce que l’on aborde d’abord les aspects les plus techniques qui n’autorisent guère les effets de manche idéologiques, les postures ou les a priori. Les acteurs concernés sont amenés à réfléchir collectivement et de manière nécessairement ouverte aux options et aux différents scénarios possibles. Ils doivent construire un machin social utile et pertinent, ils n’ont pas d’autres choix que de travailler ensemble pour parvenir aux compromis nécessaires.
Cela signifie qu’avant de se mettre en situation de négociation proprement dite, il y a tout un travail à conduire avec les différentes parties prenantes. Et aussi un travail de terrain pour le sociologue ?
C’est même essentiel, à la fois parce qu’on en a besoin, et parce que cela peut contribuer à rapprocher les positions des différentes organisations présentes. La phase de travail technique avant la négociation est peut-être plus importante que la négociation elle-même ! On doit y aborder tout ce qui concerne la réalité du travail, les compétences requises, les formes de reconnaissance et de valorisation adéquates. C’est un travail qui se fait avec les salariés, les encadrants, les organisations syndicales. Je les incite à aller eux aussi sur le terrain si besoin, tout comme les DRH qui ont parfois perdu le contact. Il s’agit bien de se mettre en position de travailler efficacement et non de faire semblant dans le cadre d’un jeu de rôle. On peut alors enclencher un dialogue professionnel étayé, fait d’arguments et de contre-arguments, qui vient nourrir le dialogue social.
Dans le cas d’une des branches du logement social que j’accompagne depuis la fin des années 90 pour l’élaboration de multiples accords, il s’est instauré un véritable suivi dans la durée, alors même que la totalité des acteurs s’est renouvelée au fil des années, tant du côté syndical que de la représentation des employeurs. Une vision cohérente de la valorisation des ressources humaines s’est forgée spontanément et c’est très profitable pour les entreprises de la branche, y compris en termes de dialogue social là encore. A titre d’illustration, lorsqu’il s’agit d’appliquer un nouvel accord ou un avenant conventionnel, les formations à l’attention des entreprises de la branche rassemblent simultanément les dirigeants ou DRH et les organisations syndicales. Qu’y aurait-il à cacher aux uns ou aux autres ? Voilà des innovations et des actes porteurs d’espoir !
Le côté un peu lointain des classifications vient peut-être aussi de ce qu’elles déterminent des salaires minimums tandis que les rémunérations pratiquées sont généralement au-dessus et parfois assez déconnectées des grilles ?
Ce n’est pas très grave, ce qu’offre la classification, ce sont des repères, une hiérarchie des emplois, une opportunité pour les comparer valablement. Une grande entreprise qui pratique des rémunérations supérieures à celles prévues dans la grille de la convention collective va tout de même utiliser la classification comme un ensemble de repères entre le salaire le moins élevé et le haut de l’échelle : l’entreprise a besoin de produire une hiérarchie satisfaisante pour ordonner ses rémunérations. Il s’agit de justifier de la manière la plus objective ces écarts et de faire en sorte que cette construction sociale qu’est la grille de classification soit acceptable par les parties prenantes. C’est la très belle formule de François Dubet qui parle des « inégalités justes », admises et légitimées par le corps social. L’égalité salariale entre tous les emplois ne fonctionne pas, à l’exception de très petites structures atypiques qui jouent justement sur leurs particularismes. On a besoin de différencier les emplois entre eux en les valorisant distinctement, de même que l’on a besoin de différencier la qualité du travail des salariés en termes d’appréciation individuelle. Mais il ne suffit pas de l’admettre hors-sol, il faut ensuite produire concrètement cette équité sociale : comment mieux que par l’élaboration des méthodes d’évaluation en pleine concertation ?
Il ne s’agit pas d’une honteuse manipulation pour faire croire que les écarts ou les niveaux salariaux sont parfaits, mais il faut pouvoir justifier ces niveaux ou ces écarts selon des règles qui s’appliquent à tous et qui sont admises par le corps social. Lorsqu’ils ne sont pas explicables ou jugés hors norme – en dehors de la norme sociale précisément -, les inégalités femmes/hommes par exemple ou les salaires colossaux des grands dirigeants, le législateur intervient ou tente d’intervenir car il est précisément le garant de l’acceptable social.
Comment les classifications, cadre stable dans le temps, peuvent-elles s’adapter à la flexibilité des organisations du travail actuelles, au fait que le contour des emplois est parfois susceptible de varier selon les commandes, les priorités, les changements d’organisation, les absences des uns ou des autres… ?
Je transforme votre question : comment faire en sorte que l’entreprise soit aidée par la méthode d’évaluation pour ajuster son système de reconnaissance au regard de ses propres évolutions ?
Il y a différentes manières de réaliser ces ajustements : l’accord national peut élaborer la méthode d’évaluation qui s’appliquera partout en laissant le soin aux entreprises de décrire et d’actualiser leurs propres emplois avant de les évaluer avec la méthode négociée au sein de la branche. Ce ne sont plus des emplois repères loin des réalités qui sont évalués, mais bien les emplois réels décrits sur le terrain qui sont valorisés. Toutes sortes de garde-fous méritent alors d’être formalisés pour que la classification garde son efficacité et son intérêt en matière de garanties collectives. Une autre manière de tenir compte des contours d’emplois « à géométrie variable » consiste à identifier et évaluer non plus des emplois, mais des compétences – hors comportements ou savoir-être qui relèvent de l’appréciation – ou des activités de travail qui, une fois agrégées, forment autant de situations de travail susceptibles de s’enrichir pas à pas. C’est l’activité qui représente alors l’unité de base qui est d’abord évaluée, avant même que les situations de travail ne le soient elles-mêmes. Ce choix est parfois pertinent, mais pas toujours, tout dépend de la problématique de la branche. Il est également possible de mettre en pratique cette forme de reconnaissance au sein d’une entreprise : la Sacem (collecte et répartition des droits des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) a adopté depuis plusieurs années une classification fondée sur les compétences avec un répertoire d’environ 130 activités qui peuvent s’exercer dans des situations de travail très hétérogènes. En 2013, l’accord de classification a été signé par les cinq organisations syndicales présentes, c’est un signe.
Les exemples que vous développez dans le livre plaident pour un niveau de travail, de concertation et de négociation le plus proche possible des réalités, donc pour le développement de la négociation d’entreprise ?
Le développement de la négociation dans les entreprises, c’est assurément sain et profitable. Cela ne signifie pas que l’on puisse se passer des négociations de branche ! Une astucieuse articulation doit être envisagée sur les deux principaux leviers en matière de rémunération. S’agissant de la classification, la détermination de la méthode d’évaluation – des emplois ou des activités – est clairement du côté de la branche du fait du souci d’homogénéité. La description et l’évaluation des emplois peuvent selon les cas être aussi bien du côté de la branche, avec des emplois repères dans ce cas, comme des entreprises, avec le regard porté sur les emplois réels. S’agissant de l’appréciation individuelle, si l’entreprise est maître d’ouvrage, il n’en reste pas moins que des accords de branche peuvent également être signés, notamment pour produire des recommandations et éviter l’utilisation d’indicateurs de performance ou de qualité du travail inappropriés. On songe en particulier à des aspects qui peuvent générer des discriminations femmes/hommes avec la trop fameuse « disponibilité » ou le temps partiel.
Séverine Luquet, illustratrice
Justement, la deuxième partie de votre livre explore la question de l’appréciation individuelle de la qualité du travail fait, de l’engagement au travail. Quelles sont les évolutions dans ce domaine ? Que penser de ce que va changer l’entretien professionnel rendu obligatoire tous les deux ans par la loi du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle ?
On dit et fait beaucoup de bêtises sur l’entretien individuel d’évaluation. Tout d’abord, rappelons que l’entretien annuel a une vocation plus large que l’entretien professionnel obligatoire qui porte sur les parcours ou perspectives d’évolution de carrière du salarié et la formation. Ainsi, l’entretien d’appréciation permet-il d’évaluer la manière de travailler du salarié, ses comportements professionnels, sa contribution au sein de l’équipe, ses résultats sur objectifs et il alimente donc en bonne logique les décisions en termes de rémunération et plus exactement d’augmentations individuelles.
L’évaluation individuelle n’est pas l’organisation de la compétition entre les salariés ! C’est ce que laissent penser certains chercheurs qui dénoncent le principe même de l’appréciation au motif qu’elle générerait de la souffrance au travail (travaux de C. Dejours). L’entretien annuel n’est pas un supplice ni une façon de mettre en cause les salariés, ni non plus d’en faire des obsédés de leurs résultats personnels au détriment des coopérations ou des logiques collectives. Lorsque c’est le cas, c’est en effet l’ouverture à tous les abus et il faut le dénoncer fermement avant que cela ne produise des drames humains. D’aucuns imaginent même, dernière mode managériale, que l’entretien annuel puisse être avantageusement remplacé par une évaluation « en continu », tout au long de l’année, « plus réactive », ou bien par un questionnaire administré sur smartphone à renseigner de manière hebdomadaire voire quotidienne (cf. le papier dans Metis « Evaluation : ce que les sociétés de conseil nous réservent !« )
Soyons sérieux et revenons aux fondamentaux : l’entretien d’appréciation, acte de management essentiel, est un excellent moyen pour faire progresser le salarié et l’encadrant en organisant régulièrement un point sur les performances, les points forts et les difficultés rencontrées dans le travail. Lorsqu’il se fait sur la base de quelques objectifs et indicateurs judicieusement choisis permettant d’éviter les chausse-trapes d’une subjectivité débridée, leur caractère supposé chronophage et l’insatisfaction des salariés ou de leurs encadrants disparaissent vite.
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