Tristan d’Avezac de Moran, propos recueillis par Danielle Kaisergruber et Eva Quéméré
Le numérique bouleverse les règles du jeu, le travail indépendant semble prendre de plus en plus de place, le CDI n’est plus l’unique norme. Enfin, on le sait, les situations de travail évoluent. Mais comment appréhender ces mutations ? Quel est l’avenir du travail ? Doit-on s’en inquiéter ? Pour répondre à ces questions, Danielle Kaisergruber et Eva Quéméré s’entretiennent avec Tristan d’Avezac de Moran, auteur du rapport Penser l’emploi autrement écrit pour le compte du Lab‘Ho du Groupe Adecco, membre de la Rédaction de Metis.
Dans cette évolution en cours vers davantage de travail indépendant, d’activité hors relation de subordination à un seul employeur, comment faire la part du « souhaité » et du « contraint » – par le manque d’emplois salariés classiques, par la crise économique ?
L’avènement du numérique, avec en particulier les possibilités inouïes offertes par l’intelligence artificielle et le big data, constitue une révolution au même titre que l’apparition des premiers job boards dans les années 90. Celle-ci avait, elle aussi, soulevé un certain nombre de questions, notamment sur la possible disparition des intermédiaires traditionnels tels que les cabinets de recrutement et les agences d’intérim.
Aujourd’hui, deux nouveaux types de mises en relation professionnelle sont apparus avec cette révolution : un côté « talent », où des plateformes mettent en relation des professionnels, par exemple des designers, avec des entreprises et un côté « jobbing » où des individus offrent leurs services pour la réalisation de petits travaux : bricolage, livraison ou micro-taches (crowd working). La création du statut d’auto-entrepreneur en 2009 a permis à ces nouvelles sociétés d’intermédiation de se développer très rapidement, cependant le volume que représentent les « emplois » qui en résulte est difficile à évaluer. En termes de chiffre d’affaires, certaines études estiment à plusieurs dizaines de milliards de dollars les revenus tirés par ces plateformes en 2015.
Les estimations sont variables d’un pays à l’autre. Une enquête réalisée par Freelancers Union aux USA (Freelancing in America: a national survey of the new workforce, Freelancers Union & Elance-oDesk) estime que 20 à 30 % des Américains sont indépendants, mais seul 1 % de la population active pratiquerait le jobbing. En France, 200 000 personnes seraient concernées (La France du Bon Coin – Davis Ménascé – Institut de l’Entreprise). On ne peut donc pas parler d’explosion liée à la nouvelle économie ou d’arrêt de mort de l’emploi salarié. Le CDI est en effet stable depuis les années 80, autour de 70 % de la population active.
De plus, cette population de « jobbeurs » est protéiforme. Par exemple sur certaines plateformes, 40 % des crowdworkers sont aussi salariés. Ceci renvoie au phénomène de la multi activité ; 3 millions de personnes – selon un récent rapport du COE – seraient aujourd’hui concernées.
En outre, pour beaucoup de jeunes il s’agit d’une opportunité, d’un élargissement du champ des possibles. C’est aussi le cas de beaucoup de VTC qui expriment – malgré les nombreuses problématiques liées à leur protection et leur rémunération – une certaine fierté d’être en activité, d’appartenir au collectif « du » travail… à défaut de collectif « de » travail. Ceci nous renvoie non pas à une révolution, mais à une évolution des mentalités et du rapport au travail et à l’activité en tant que facteur de socialisation.
Donc ces situations sont, selon vous, plus choisies que subies ?
Je ne dirai pas cela. Cependant, dans un contexte dégradé du marché de l’emploi, ces nouvelles formes d’activité apparaissent à un certain nombre comme une alternative somme toute « valable » à l’emploi salarié.
J’avais, il y a quelque temps, interviewé le Directeur de l’espace emploi d’un grand nom de la distribution. Il me racontait que son enseigne avait voulu recruter en CDI une personne pour leur département marketing. Quelle ne fut sa surprise d’apprendre que la jeune femme sélectionnée avait préféré intervenir en tant qu’indépendante. Cette anecdote n’est bien entendu pas aujourd’hui si courante, mais elle est assez révélatrice d’une évolution des comportements.
Enfin, si le CDI reste la forme majoritaire d’emploi, 80 % des recrutements se font aujourd’hui en CDD et Interim et il est frappant de constater qu’un CDI sur 3 est rompu dans l’année. Ce taux monte même à 45 % pour les moins de 25 ans, le premier motif étant la démission (étude DARES).
Le numérique bouleverse les règles du marché du travail au sens où les « job boards » sont censés permettre l’appariement immédiat et facile des offres d’emploi et des demandes. Est-ce vraiment le cas ? Vous soulignez que cela vient « disrupter » la notion d’intermédiation, et du coup le rôle joué par les intermédiaires sur le marché du travail – de Pôle emploi aux entreprises de travail temporaire. Est-ce qu’il n’y aurait pas toute une série de gens qui auraient pourtant besoin d’être accompagnés ?
Lors de l’apparition, il y a plus de vingt ans, des job boards on pensait que l’appariement allait se faire de façon magique grâce à l’accès pour tous aux offres d’emploi. Mais on a rapidement vu les limites. Je me souviens d’un DRH, lors d’une conférence sur le sujet, qui disait à l’époque « c’est bien gentil, mais on reçoit désormais 3 000 CV là où on en avait 60 avant et on ne sait plus faire le tri ».
Pour autant, les jobs board ont beaucoup évolué. On voit désormais apparaître des plateformes dont les algorithmes fonctionnent sur la logique des compétences. Ce sont des approches intéressantes en ce qu’elles dépassent le seul niveau du métier ou du secteur d’activité. Pour chaque offre, les mots-clés associés à un métier sont reliés aux compétences comportementales et techniques qui vont avec. Avec une approche métier transversale. L’emploi va alors se faire sur les compétences de la personne.
Cependant – au-delà de la qualité du « matching » des plateformes d’intermédiation – la capacité d’un individu à organiser sa recherche, à renseigner ses critères devient désormais cruciale.
La connaissance des métiers est également devenue essentielle. La robotisation, le big data et le numérique font qu’ils se transforment, disparaissent ou apparaissent dans un horizon temporel accéléré. J’avais rencontré Entreprendre Pour Apprendre, dont l’objectif est de développer l’esprit d’entreprendre des jeunes au travers de programmes réunissant enseignants et professionnels en collèges et lycées. En début du programme, lorsque l’on demandait aux jeunes de citer des métiers ils en indiquaient entre dix et douze. En fin de programme, leur connaissance s’était élargie à cinquante métiers. Au-delà de savoir chercher un emploi, il y a un besoin crucial de connaissance des métiers afin de pouvoir se projeter dans un univers professionnel.
Disposer d’une véritable « littératie du numérique » et d’une connaissance des métiers me paraît essentiel pour s’en sortir. Il y a là un enjeu majeur en matière d’accompagnement des publics, que cela soit de la part des intermédiaires publics et privés.
Ce champ des possibles élargi renvoie à la capacité des intermédiaires de l’emploi d’ouvrir ce nouvel éventail d’opportunités aux actifs comme aux entreprises. Une évolution des mentalités et des compétences des intermédiaires est donc nécessaire, le regard va devoir changer et ceux-ci devront offrir des opportunités sur tous les modes d’emplois que ce soit de l’intérim, du portage, des CDI ou encore des missions pour les freelances.
Ce changement de paradigme prendra certainement du temps… En 1994 une convention de collaboration avait été signée entre l’ANPE et des agences d’intérim, il a fallu plus de dix ans pour que les agents de Pôle Emploi considèrent l’intérim comme une forme d’emploi à part entière.
Or on peut imaginer que demain les agences d’emploi privées comme le service public de l’emploi puissent jouer un rôle d’impresario, d’opérateur de transition professionnelle multi-statuts.
Il faudra également expliquer les bénéfices et conditions d’usage des différents dispositifs aux entreprises, notamment auprès des PME. N’auraient-elles pas plus de chance de trouver les compétences qu’elles cherchent en ne se limitant pas au CDD/CDI ? Elles auront également besoin d’être conseillées et aiguillées.
L’entreprise dans laquelle on passait sa vie n’existe plus aujourd’hui. On enchaîne les emplois et de plus en plus on les cumule. Ainsi, beaucoup craignent que l’on aille vers un éclatement des collectifs de travail. Qu’en pensez-vous ?
Il y a deux choses : les conditions de travail dans la nouvelle économie, et la destruction du collectif dans les entreprises traditionnelles.
On a des individus qui sont, de fait, des travailleurs isolés, « invisibles » ( Turkopticon: Interrupting worker invisibility in amazon mechanical turk, Lilly C Irani et M. Six Silberman – 2013) : le VTC, le livreur de pizza, le crowdworker. En face d’eux ils ont un Smartphone, ils ne connaissent pas leurs pairs et le dialogue avec la DRH n’existe pas puisqu’ils ne sont pas salariés de la plateforme. On est là dans l’isolement – avec les risques psychosociaux et la souffrance au travail qui peuvent en découler. Pour autant, ils sont une somme d’individualités dans une sphère commune, il y a donc de vrais sujets d’échange et un intérêt à créer des communautés de partage entre ces personnes.
La problématique des collectifs de travail est également présente dans les entreprises traditionnelles. Dans les grandes organisations notamment on retrouve des personnes aux statuts différents. CDI, intérimaires, sous-traitants, freelancers, salariés en portage contribuent à l’entreprise. Chacun met un degré de proximité différent en fonction de son statut et de son horizon temporel. L’investissement se fait alors sur le travail et le projet, plus que dans l’entreprise qui devient une sorte de Babylone des temps modernes. Quelle langue doit-elle parler à ces différentes personnes pour faire collectif ?
Il faut faire accepter cette diversité par le travailler ensemble. Le management intermédiaire a un rôle majeur à jouer en la matière. Il doit être formé et équipé d’outils de pilotage de ce collectif constitué de personnes du dedans et du dehors. La question de la rémunération se pose également. Le concept d’individualisation des rémunérations est en majorité : tout sauf le collectif. Peut-être faudrait-il revenir vers une rémunération commune ? Par exemple autour de la réussite d’un projet, traduisant la reconnaissance de la réussite du collectif.
Quel serait le rôle des Entreprises de travail temporaire (ETT) par rapport à ces évolutions et cette diversification des formes d’activité ?
De la même manière que les agences d’intérim ont ouvert leur champ d’activité au recrutement, mais aussi aux métiers des services à la personne. A mon sens, une évolution naturelle pour ces agences d’emploi privées serait qu’elles deviennent des opérateurs d’accompagnent multi-statuts vis-à-vis des actifs comme des entreprises.
En outre, le big data et leurs agences leur permettent d’aller très loin dans l’analyse des opportunités d’emploi sur un territoire et d’avoir une proximité avec les entreprises qui leur permettent d’approfondir leur connaissance des nouveaux métiers et des compétences associées.
Enfin, leur expertise en matière de montage de projet de formation en collaboration avec les entreprises, le service public de l’emploi (Pôle Emploi, missions locales) et les organismes de formation – tout en agissant comme un impresario pour les publics à former – représente un vrai plus alors que le contenu des métiers évolue sans cesse et que de nouveaux apparaissent chaque jour.
Source : l’Observatoire de l’uberisation – infographie créée en partenariat avec Creads
Pour en savoir plus :
Tristan d’Avezac de Moran, Penser l’emploi autrement – nouvelles formes d’emploi, nouvelles compétences, nouveaux rapports au travail pour le Lab’Ho, du Groupe Adecco – décembre 2016
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