La puissante silhouette de François Chérèque n’arpente plus les couloirs du boulevard de La Villette ni ceux de l’Inspection générale des affaires sociales où il avait entrepris avec enthousiasme d’exercer un nouveau métier. C’était un homme BIEN. Je ne vois pas de mot plus simple, plus vrai pour le définir.
Image : Photo de couverture du livre de François Chérèque Patricia, Romain, Nabila et les autres
Il était intelligent, il était droit tout en sachant manœuvrer, il était sincère, il était sans aucune méchanceté, même dans les débats virulents qu’il devait assumer avec des adversaires politiques ou syndicaux, y compris parfois dans son organisation. Nous nous souvenons de la violence des affrontements au moment de la réforme Fillon (tiens, déjà lui !) des retraites. Dans ce milieu de dirigeants syndicalistes si souvent déracinés par le décalage entre leur métier d’origine et la position sociale et institutionnelle à laquelle leur militantisme les fait parvenir, il était resté modeste et honnête. Ma vie professionnelle m’a fait passer des heures et des heures à échanger, discuter, négocier, m’affronter avec des syndicalistes de toutes obédiences et de tous niveaux, aussi bien délégués syndicaux de base d’usine de province en faillite que secrétaires généraux de confédérations, certains complètement doctrinaux et d’autres pragmatiques, des révolutionnaires et des corrompus. Le souvenir des échanges avec François Chérèque fera partie des meilleurs de ces souvenirs. Je n’oublie pas qu’au-delà de sa personne, il y a cette succession d’hommes et de femmes exceptionnels qui ont fait de la CFDT ce qu’elle est devenue. D’une petite organisation issue d’une scission d’avec un syndicat confessionnel que notre sécularisation marginalisait inéluctablement, ils ont fait le syndicat qui a innové dans les pratiques sociales, qui a compris que la mondialisation était là, incontournable et qu’il fallait trouver de nouvelles voies pour préserver ce « modèle social » et améliorer jour après jour la condition des salariés. Tout ça vient de centaines de milliers de militants sur des décennies, mais a été piloté par des hommes et des femmes qui ont accepté d’affronter l’incertitude. Eugène Descamps, cet homme tellement à l’écoute, tellement pédagogue. Jacques Chérèque, qui n’a pas eu peur d’aller de l’autre côté de la barrière pour piloter la revitalisation de la Lorraine, incroyable défi. Edmond Maire, dont les circonvolutions oratoires ont aidé à installer le passage de la revendication quantitative à la revendication qualitative. Nicole Notat, dont la volonté de pouvoir était plus visible parce qu’elle voulait diriger, mais aussi parce qu’elle voulait qu’enfin une femme syndicaliste puisse crever le plafond de verre impitoyable de cet univers tellement masculin. Ce sont d’eux tous que François Chérèque, au-delà de ses éminentes qualités personnelles, avait hérité sa vision de la société, son projet social, sa capacité de lutter pour négocier et c’est grâce à cet héritage intergénérationnel qu’il a accepté une responsabilité aussi ingrate que la lutte contre la pauvreté dans la France d’aujourd’hui.
De sa vie de secrétaire général de la CFDT, il reste ce livre Patricia, Romain, Nabila et les autres avec ce sous-titre qui dit si bien sa volonté de refuser le simplisme Le travail, entre souffrances et fierté. François Chérèque y fait le récit de ses rencontres avec des salariés dans quelques-uns des innombrables sites où sa fonction lui a permis à la fois de faire une visite des lieux de travail et d’y parler avec ceux qui y travaillent, salariés de base le plus souvent, mais aussi quelques fois dirigeants. Ce livre est tout à son image. Il est écrit avec une grande simplicité, sans effets de style recherché, avec des phrases courtes, claires. Il est évidemment conscient des attentes que sa visite peut susciter, il sait aussi que, la plupart du temps, le travail du lendemain continuera comme le travail de la veille. Il sait qu’il décrit des instantanés, mais il y parle aussi de la durée, du vieillissement, de l’usure. De plain-pied avec ses interlocuteurs il raconte la perception qu’ils ont de leurs compétences, des savoir-faire accumulés au fil des années de travail, de leurs faiblesses face à des directions qui raisonnent par grands ensembles abstraits.
Travail fatigant parfois, très éprouvant : la visite dans un abattoir où coexistent les méthodes occidentales d’abattage qui assomment l’animal et le privent de toute sensation de souffrance et les méthodes hallal qui conduisent à faire mettre à mort un animal conscient par un boucher conscient. A l’épreuve physique et aux dangers des mouvements post-mortem s’ajoute l’épreuve psychique. Description ailleurs du travail dans un site de galvanisation, une de ces usines immenses où la puissance industrielle saute aux yeux avec toute sa force, machines énormes, si évidemment dangereuses que la vigilance ne peut faiblir, produits qui vont irriguer à leur tour tant d’usines dispersées à travers toute l’Europe et même les autres continents. Usines qui donnent le sentiment d’être invulnérables et dont pourtant les salariés savent à quel point elles sont vulnérables dans notre monde ouvert et, quand bien même elles résistent, à quel point leurs emplois sont vulnérables au fil des nouveaux investissements qui accroissent plus vite la productivité que la production si bien que les effectifs s’y amenuisent d’année en année, présence humaine toujours plus clairsemée dans ces lieux qui connurent une telle animation, une telle intensité de vie sociale et qui deviennent lentement des déserts humains, donnant à leurs occupants le sentiment d’une interminable agonie.
Aux antipodes de ces cathédrales (Où est le sacré ?) industrielles, il rencontre aussi les salariés de ces activités de service en plein développement tandis que la désindustrialisation progresse. Et là c’est d’une tout autre fatigue qu’il nous parle. Fatigue du surmenage hospitalier du fait des sous-effectifs chroniques. Même quand au budget du service est inscrit le bon niveau d’effectif, les mystères du fonctionnement bureaucratique des recrutements, des mutations, des remplacements font que les services ne sont jamais au complet, que le travail déborde au-delà des horaires théoriques : les malades sont là, il n’est pas question de les laisser à leur sort. Mais ce travail, il faut le faire vite, trop vite parce que dans la chambre d’à côté un autre malade attend, lui aussi impatient d’être pris en charge, de recevoir ses comprimés, d’être assisté dans sa toilette. Et dans ces métiers si souvent choisis par volonté d’être utile, d’une évidente utilité, le sentiment du travail mal fait parce qu’impossible à faire bien décourage, écrase lentement jusqu’à ce que les années passant vienne la résignation. Accepter de faire son travail le moins mal possible, voilà la souffrance qui mine et fait que la retraite est attendue avec une telle impatience. Mais justement cette retraite, on sait qu’elle va reculer, encore reculer et qu’à la fatigue du découragement s’ajoutera la fatigue du corps, toujours plus pesante.
A Pôle Emploi, les méfaits de la bureaucratisation croissante sont encore plus visibles. Les employés y sont imprégnés de la volonté d’être un « service public ». Et ce qui leur est demandé, c’est de minuter la durée des entretiens, c’est d’orienter vers l’écran d’un ordinateur le demandeur peut-être illettré en attente d’un dialogue. C’est pour les anciens conseillers de l’ANPE de maîtriser les arcanes de l’indemnisation et pour les anciens des Assedic de tout connaître des arcanes des formations de reconversion. La fréquentation quotidienne de chômeurs dont la durée de recherche ne cesse de s’allonger (F. Chérèque ne le dit pas, mais le 1er janvier 1974 la France comptait 30 000 chômeurs de longue durée, la moitié d’entre eux titulaires d’une pension d’invalidité, aujourd’hui 1 200 000) génère chez ces salariés de Pôle Emploi un tel sentiment d’impuissance que le refuge dans les tâches administratives devient la solution de survie, invivable pour les demandeurs, tellement frustrante pour eux.
Digitalisation, centres d’appels, rendez-vous impératifs alors qu’il n’y aura pas d’offre à proposer et que le catalogue des formations disponibles à un délai raisonnable reste incompréhensible. Face au désarroi de ces agents, les directions n’apportent que le silence. Ou plutôt elles apportent un lot quotidien de renforcement des normes. On pense à Napoléon disant « Aujourd’hui je sais ce qu’à 10 heures du matin font tous les lycéens de France », on pense aux lois de décentralisation qui devaient permettre de modeler les réponses en fonction des spécificités des territoires, des particularismes des besoins et on voit ce caporalisme gestionnaire qui impose.
Le compte-rendu presque analytique de ses rencontres avec des aides-ménagères est fascinant. Chacun des bénéficiaires de ces aides n’a besoin, ou n’a droit qu’à une ou deux heures de soutien en début et en fin de journée. D’où pour les aides ménagères un travail non seulement à temps partiel, mais de plus éclaté entre plusieurs personnes à soutenir. Les unes gentilles, agréables, reconnaissantes même, les autres bougonnes, avec des sautes d’humeur qui peuvent virer à l’agressivité. Et pour ces aides-ménagères une invisibilité totale de leur travail : elles courent d’un lieu à l’autre, jonglant entre voiture personnelle, commode mais coûteuse, et transports en commun, coupées de toute relation avec des collègues de travail elles aussi soumises au même éclatement, à la même parcellisation, avec un employeur invisible sauf en de rares réunions qui ont nécessairement lieu le soir et ne sont pas payées en heures supplémentaires. Et pourtant ce caractère individuel, personnel de la relation avec la personne qu’elles assistent donne du sens à leur travail et leur permet de le faire avec de vraies satisfactions. Ce sens qui justement disparaît dans les grandes organisations découpées dans leurs matrices services/hiérarchies qui réussissent à éteindre tout enthousiasme.
Tout dans ce livre reste humain, totalement humain. Le chapitre consacré à la visite de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Marne est marquant. Il y a une relation minutieuse des conditions de la visite, de son organisation, des changements de tenue selon les zones dans lesquelles on l’autorise à pénétrer. Et en même temps tout cela baigne dans des mises en relation permanentes avec l’environnement politique, économique, écologique, géopolitique. On ne se trouve ni dans une tentative d’ethnologie participative ni dans un concentré des débats de Nuit debout. Pas de pédanterie, pas de dilution d’un tract de propagande. Non, une intelligence qui s’applique à comprendre autant les individus que les organisations, à saisir leurs interactions, à saisir leurs contradictions. Pas l’ombre d’un slogan simplificateur, mais une bienveillance sans faille pour ces salariés conscients de leurs impuissances et en recherche d’une reconstitution de leurs autonomies. En recherche d’une reconstitution du « sens », ce sens perdu qui est devenu la nouvelle forme de la « souffrance au travail ».
Parce que – et ce n’est pas la moindre surprise de ce livre qui restitue des échanges – la « souffrance au travail » est omniprésente. Certes la Genèse nous l’a annoncé il y a quelques millénaires. Mais enfin Germinal n’est plus, et d’ailleurs mines de charbon et de fer sont fermées en France. Mais infirmières ou employées de banque, aides familiales ou galvanoplastistes, conseillers de Pôle Emploi ou techniciens d’Orange, la « souffrance » revient dans leurs propos avec insistance. Il ne s’agit plus pour la plupart de cette souffrance physique qui broyait les dos et les membres et qui coexistait avec la fierté du métier et la satisfaction de percevoir un salaire. Il s’agit de l’insatisfaction profonde devant des organisations qui ne permettent pas de faire son travail correctement, conformément à ce que devrait être sa « mission », que ce soit l’attention aux personnes ou la qualité du produit. Insatisfaction et insécurité actuelle ou crainte, voilà les deux ingrédients qu’on trouve tout au long de ces ressentis collectés par François Chérèque. Comment le syndicat, le syndicaliste peut-il agir face à ce rouleau compresseur du management par les chiffres, par la pression pour la productivité accrue par la réduction des moyens ? Que les innombrables dispositions du Code du travail sur les négociations obligatoires ou facultatives, que les grand-messes des « grandes conférences sociales » paraissent impuissantes devant cette généralisation d’une acceptation résignée d’une dégradation à peine perceptible au quotidien, mais écrasante dans la durée !
Pour en savoir plus :
– François Chérèque, Patricia Romain Nabila et les autres, Albin Michel, 2011
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