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Claude-Emmanuel Triomphe

Ce qui se passe en France depuis l’élection d’Emmanuel Macron n’est pas ordinaire. Il n’est pas anodin qu’à ce jour face aux sirènes des « exit » et autres trumpismes, face aux tentations autoritaires qui parcourent l’Europe centrale, notre pays ait donné sa chance à une aventure différente. Car, au-delà d’un pari gagné par un homme audacieux et qui a bénéficié d’un incroyable concours de circonstances, au-delà d’une combinaison droite et gauche – avec un avantage plutôt net à la droite -, au-delà d’un changement de génération, celle-ci recèle un formidable potentiel: celui de faire de la politique autrement, en France et en Europe.

 

Pour affronter les nombreux défis d’un pays profondément polarisé – entre gagnants et perdants, « abrités » et exposés, métropolitains et ruraux ou semi urbains – le choix d‘une démarche rassembleuse et diverse est tout sauf anodin. Il constitue dans la 5e République une innovation majeure. Et ce d’autant que le populisme est loin d’être vaincu : il a certes subi une défaite, mais la guerre promet d’être longue. Pour terrasser durablement la bête qui sommeille en nous, la nouvelle équipe gouvernementale, si elle parvient à passer l’épreuve des législatives, devra réaliser une quadruple performance – économique, sociale, sociétale et européenne.

Reconnaissons donc à cette équipe son potentiel. Sans pour autant masquer des craintes, qui à ce jour restent entières. D’ailleurs, je ne retire pas une virgule de ma lettre ouverte d’entre deux tours.

Passons sur le fond du programme : d’autres s’en sont déjà chargés et s’en chargeront avec talent ! Mais examinons plutôt la méthode, tant le comment importe au moins autant que le quoi. La réforme est un art difficile, les quinquennats précédents l’ont amplement démontré. Et dans un pays présidentialiste, la tentation du passage en force, permise par les dispositifs constitutionnels tels que le 49-3 ou les ordonnances, n’est jamais loin.

Une première interrogation porte sur la place donnée à la capacité d’agir des individus, des collectifs et des collectivités. A l’alliage du bottom up et de l’empowerment (anglicismes qui témoignent des difficultés de notre langue et donc de notre culture à s’approprier des mécanismes). Certes pendant la campagne, le mouvement En Marche a fait appel à la mobilisation citoyenne. Mais qu’en sera-t-il après l’accession au pouvoir ? Quelle sera la part réservée à l’engagement citoyen, et notamment à celui des plus jeunes, dans les réformes ? Le risque d’une substitution d’une nouvelle technocratie à une autre plus ancienne n’est pas mince. Quelles leçons tirer de la colère qui s’est largement exprimée ? Comment sortir de l’entre-soi délétère de la République française et permettre à chacun et à tous d’être beaucoup plus les artisans de leurs destins ? Il ne suffit pas de vouloir moraliser la vie publique. La limitation du nombre de mandats, leur non-cumul, la parité vont dans le bon sens. La démocratie participative reste balbutiante. D’autres voies, y compris certaines de celles proposées par la France insoumise, mériteraient d’être discutées. Et puis, comment faire en sorte que dans notre pays les collectivités soient des acteurs majeurs d’une refondation nécessaire ? Et ce, tant dans les métropoles que dans les zones périurbaines ou rurales. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la question territoriale est restée très discrète jusqu’ici.

 

Il y a bien entendu la question spécifique du dialogue social qui est loin de se résumer à la problématique de l’inversion des normes. Il y a des pays comme la Suède où le dialogue social d’entreprise n’est pas synonyme de régression. La question centrale est celle des pouvoirs et contre-pouvoirs dans la sphère socio-économique et de leur légitimité. Et quand on voit le peu de cas que font les écoles, à commencer par les « grandes » et l’ENA, de la question du dialogue social et de l’importance des contre-pouvoirs, on n’est pas tout à fait rassuré. Par ailleurs, il est évident qu’à l’instar du politique, le syndicalisme salarial comme patronal ne peut s’affranchir de la question du faire autrement. Dans les entreprises, dans les branches, dans les organismes paritaires, etc. La balle est dans le camp du politique comme dans celui des partenaires sociaux. Puissent les ordonnances annoncées ne pas entraver cette autre nécessaire recomposition.

Il y a enfin la question de l’expérimentation. Celle-ci connaît chez nous deux travers majeurs. Celui d’une sous et d’une sur expérimentation. Côté « sous », nous connaissons, notamment en matière sociale, la multiplication des expériences ne débouchant sur aucun effet systémique et qui s’épuisent une fois leur animateur parti. Côté « sur », il y a l’utilisation plus qu’abondante depuis quelques années du langage de l’expérimentation dans la conduite des politiques publiques. Mais qui ne s’est que très pauvrement traduit dans la pratique : on généralise avant de connaître les résultats, on invente, doublonne ou « triplonne » sans se soucier de ce qui a été initié par d’autres, on évalue pour ne jamais en tirer de leçons. Souhaitons que les réformes annoncées sachent utiliser à bon escient, y compris en matière de droit du travail ou de transformation de la protection sociale, une expérimentation digne de ce nom.

 

Bref, engagement citoyen et pouvoir d’agir, décentralisation, dialogue social, et expérimentation : c’est à l’aune de la méthode plus qu’à celle du contenu des réformes que l’on devra juger une révolution annoncée. En marche, citoyens !

 

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