5 minutes de lecture

danielle kaisergruber

« Tu fais quoi comme travail ? ». 
« Je suis entre-deux »
Entre un job et un autre dans le meilleur des cas. Entre une formation et un emploi à trouver (ce serait bien s’il pouvait correspondre à cette formation un peu pointue que j’ai suivie durant trois mois). Au chômage. Au chômage et avec un petit boulot à côté (on appelle ça « activité réduite » et ce système s’est massivement développé depuis qu’il a été créé par accord entre les partenaires sociaux). À la charge de mon mec. À la charge de ma copine.

 

Situations de transition, dont on ne connaît pas le volume, mais que l’on constate partout autour de soi. Comme s’il y avait davantage de gens en transition que de gens posés, stables. Ce devrait être une grande urgence que de s’occuper de toutes ces transitions, de chercher à les « sécuriser » comme on l’a dit souvent dans le débat collectif. On en parle moins car, curieusement, la question du chômage et de la précarité n’est pas au cœur des discussions actuelles, par exemple celles du Grand débat. Question refoulée pourtant si décisive dans les causes des multiples colères qui s’expriment.

Difficile de comprendre que les négociations sur l’assurance-chômage aient pu buter sur la question des contrats courts : une part importante de ces contrats sont d’une journée et se reproduiront chez le même employeur quelques jours plus tard. Quand on pense que l’on moque régulièrement la flexibilité anglaise du « work on call » ! Seule l’U2P (artisanat et entreprises de proximité) s’est montrée prête à envisager un système de bonus/malus qui paraît pourtant de bon sens et que les économistes de tout bord recommandent. Les entreprises qui actuellement font payer leur flexibilité à l’assurance-chômage (c’est-à-dire aux cotisations sociales des employeurs et jusqu’à maintenant des salariés, et à l’État c’est-à-dire à nos impôts) se verraient taxer d’une cotisation plus élevée que les entreprises plus vertueuses. Le Medef s’y refuse, en s’arcboutant sur le besoin des entreprises de s’adapter ! Et les contrats courts ne fonctionnent pas du tout comme points de départ d’un retour à des formes d’emploi plus stables : ils forment au contraire comme une gigantesque trappe à « bad jobs ».

 

Difficile de comprendre que dans le cadre du « big bang » de la formation de la loi « Pour choisir son avenir professionnel », on ait décidé de chambouler le CIF (Congé individuel de formation) qui permettait à des salariés de faire de vraies transitions en suivant des formations longues de reconversion et de changement de métier. Après avoir voulu le supprimer ! Heureusement défendu par les organisations syndicales, il a été recréé sous une autre forme que les salariés et les entreprises mettront longtemps à s’approprier.

Et pourtant, la conception de l’assurance-chômage comme « universelle », concernant les salariés en « rupture conventionnelle », les démissionnaires et les travailleurs indépendants est bien une réponse à ce besoin de transitions qui devraient se passer sans drame. Le chômage n’est plus vu comme un accident dramatique, mais comme un moment de passage, de recherche d’un nouvel emploi, de formation, en somme une transition positive.

Être en transition n’est pas chose facile : je suis deux, à la fois celle que j’étais avant de changer, et celle que je serai après. Cela vaut pour l’identité professionnelle comme pour des changements plus intimes. De là un grand besoin de formules juridiques adaptées (on peut repenser aux travaux sur les « marchés du travail transitionnels »), de sécurisation (on ne doit pas tout perdre en même temps, et il faut veiller au niveau des « revenus de remplacement ») et d’accompagnement (car il ne faut pas « tomber » dans l’inactivité et faire du moment de transition un moment de dynamique). Quelle assurance pour les transitions professionnelles voulons-nous ? On perçoit que le passage à une autre conception (plus proche du modèle nordique ?) est en marche, mais sans toujours bien voir comment cela pourrait marcher.

C’est aussi qu’en écho aux situations personnelles, c’est toute la société qui est en transition : héritière malheureuse des années récentes de crise financière et économique, et comme au bord de nouveaux horizons qui font peur. La transition est partout : transformation numérique (quelle entreprise n’a pas aujourd’hui sa direction de la transformation numérique ?), transition écologique ressentie comme plus que nécessaire, mais si difficile à traduire dans nos quotidiens de consommateurs, de voyageurs, d’habitants… On se sent comme au bord d’un monde nouveau (les voitures qui se conduiront toutes seules et seront économes, le travail qui se fera tout seul, les masses de données qui nous surplombent et autorisent toutes les manipulations). On aime et on redoute ce monde nouveau. Déjà que les situations des uns et des autres sont instables, se font et se défont : dans l’emploi et le travail, dans la famille en particulier. Les inégalités réelles et perçues se font de plus en plus individuelles (voir le dernier livre de François Dubet, Le Temps des passions tristes). Le plus stable reste peut-être le territoire d’appartenance, ou la nation que beaucoup recherchent à nouveau. L’Europe n’est pas une idée assez mobilisatrice, quand elle l’est c’est pour un petit nombre de gens.

Se concentrer sur des propositions concrètes, celles du « Pacte social et écologique » proposé à la suite du travail de plusieurs syndicats et de nombreuses associations est une manière de faire des transitions nécessaires un projet. La démocratie du faire ensemble.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.