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danielle kaisergruberLa crise sanitaire a été (et sera) particulièrement riche en inventions linguistiques. Soit que des mots nouveaux apparaissent et se diffusent, soit que des mots plus anciens refont surface et rendent de nouveaux services à la conversation. Quant au vocabulaire spécialisé de la médecine ou de la science, la maladie fait son effet et on a comme le sentiment d’avoir toujours connu l’hydrocholoroquine ou les respirateurs.

Le « Corona Virus » a d’abord fait une entrée sonore, vu qu’il ne s’agit pas d’une bière (la préférée paraît-il de Jacques Chirac) ni d’un cigare, le mot (et la chose) est parti à la conquête de l’ouest. Avec le (ou la) COVID-19, on a retrouvé le goût des acronymes dont la composition est aussitôt oubliée. La discussion « d’académie » sur le genre de la bête a pu alors se déployer : pour l’Académie française et l’Office québécois de la langue française, la règle veut que le masculin ou le féminin soit déterminé par la traduction dans la langue concernée du mot qui joue le rôle de nom. En l’occurrence « Disease » dont la traduction la plus fréquente est « maladie » : COVID serait donc bien du genre féminin. Je continue de penser que la langue ne se fabrique pas par décrets, mais par l’usage !

Le mot « télétravail » existait déjà dans les entreprises, dans des accords sociaux, en Europe et en France, mais la chose a pris soudain une ampleur de masse tout en suscitant de grands désirs pour la suite et des réflexions quant à l’avenir du « travail à distance ». Cette dernière expression est d’ailleurs plus juste parce que désignant davantage de situations. Le dossier de Metis « Le travail et ses lieux » avait été l’occasion de réfléchir à la variété des situations de travail et de s’apercevoir que la règle racinienne des trois unités (de lieux, de temps et d’action) était déjà souvent battue en brèche. 40 % des Français qui travaillent le faisaient déjà avant la crise sanitaire dans plusieurs lieux : les salariés des transports, du bâtiment, de l’entretien de réseaux travaillent sur des chantiers, les informaticiens (voir entretien avec V. ci-après) et nombre de consultants travaillent chez leur client (ou dans les trains…), les assistantes de vie et aides travaillent à domicile chez les personnes qu’elles accompagnent (voir dans Metis la note de Pierre Maréchal sur le livre Les aides à domicile. Un autre monde populaire)…

Le confinement a été un véritable « crash test » pour le télétravail en imposant « le travail confiné » (selon l’expression de Martin Richer). Il a montré (comme d’ailleurs le téléenseignement ou la télémédecine) que c’était possible, et même que cela pouvait être efficace. Les salariés y ont pris goût, les entreprises aussi, surtout leurs directeurs immobiliers ! Travail à distance, économie de mètres carrés et flex-office feront bon ménage dans les années qui viennent… Est-ce que pour autant le télétravail est un « projet de société » ? La question mérite d’être posée. (Voir l’article de Véronique Bédague-Hamilius « Le tout télétravail n’est pas un projet de société » dans Les Echos). Travail à distance ou distance par rapport au travail ? Qui l’emportera ? Les employeurs ont du souci à se faire.

Le confinement, voilà bien un mot qui ne venait que très rarement à la surface de l’écume des jours et journaux ! « Confiner » en version transitive directe tel un ordre, « se confiner », « confiner avec » (avec qui ? justement, et où ?). Et puis on a eu le « grand confinement », le « déconfinement » et le « reconfinement » : il est probable que la carrière de cette famille lexicale nombreuse est loin d’être achevée. Un pasticheur (eh oui les mots c’est un jeu) a imaginé que Madame de Sévigné l’utilisait ainsi : « Le roi et Mazarin nous confinent tous dans nos appartements. » (voir le « Corona journal » — nouveau mot et nouveau genre littéraire, tout comme « les journaux de confinement » qui se sont multipliés — de Victor Castellani dans Metis).

On pourrait évidemment dire beaucoup sur les masques et bergamasques (dont Venise a pu faire l’économie grâce à l’agilité d’organisation de la Région Vénétie, preuve s’il en faut que les solutions sont aussi locales). L’expression « les gestes-barrières » a été adoptée dès le début : elle va de soi. Il n’en est pas de même de la trop fameuse « distanciation sociale » qui s’emploie toujours ! J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le mal que j’en pense. « Une société sans contact » comme le paiement par carte ou téléphone portable ? Un monde virtuel : « le 19 mai dernier, 3500 employés d’Uber ont appris leur licenciement par une vidéo de 3 minutes sur Zoom ».

C’est dans le domaine de l’économie que l’inventivité linguistique est la moins galopante : c’est qu’il ne s’agit pas seulement de mots, mais de concepts. Les incantations « au jour d’après », « au monde qui vient »… n’y suffisent pas. Et pourtant les idées cheminent : « retour de l’État », « souveraineté européenne », « bien commun mondial » (à propos des vaccins, mais ce pourrait être de bien d’autres choses). Une histoire de mots, de comportements et d’idées à poursuivre.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.