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danielle kaisergruberOn a beaucoup dit que la campagne pour les élections présidentielles en France avait été nulle : c’est faux. Qu’il y avait une grosse « fatigue démocratique ». Ce n’est pas tout à fait juste. Une grosse fatigue oui : deux ans de crise sanitaire, de mesures restrictives, de craintes et d’angoisses, et puis maintenant l’horreur quotidienne de la guerre et de lendemains menaçants. L’Europe endormie dans la paix perpétuelle de Kant l’avait cru oubliée.

Et une vraie lassitude devant la répétition du film électoral : les mêmes scénarisations par les mêmes chaines de télévision, les mêmes candidats, et au final le même duel installé dans les vieilles institutions gaulliennes sans plus de gaullistes. Mais c’est aussi que le cirque médiatique a duré trop longtemps : c’est dès le mois de septembre 2021 qu’a commencé le décompte du nombre de jours restant avant l’élection. Et surtout qu’a commencé le déferlement du journaliste entré en politique. Déjà lors des précédentes présidentielles on avait commencé à parler de « pré-campagne » : le monde des médias était tout frétillant d’avoir sous la main un nouveau candidat, jeune qui plus est. C’était Emmanuel Macron qui a su en jouer.

La pré-campagne de 2022 a été sinistre. Un matin d’octobre, j’ai noté que le nom de Zémour avait été prononcé 31 fois entre 7 heures et 9 heures à la radio, et c’était sur Inter !

Dans les semaines plus proches, la présence persévérante de la pandémie qui se traine, puis la guerre en Ukraine n’ont pas toujours laissé la place aux discussions nécessaires. L’entrée en campagne trop tardive d’Emmanuel Macron a pu, avec raison, être ressentie comme un mépris des électeurs à qui on se doit de donner du grain à moudre. Mais les sujets étaient en fait très intéressants et très importants : les choix énergétiques décisifs pour la transition énergétique (qui auraient mérité bien plus d’argumentations, de temps et de visibilité), les prises de position des différents pays européens et la construction de leur solidarité face à la Russie, les questions de défense et des frontières. Il est peu de sujets plus profonds et plus déterminants pour l’avenir. Sans parler de l’éducation où il y a encore tant à faire et du système de santé, sans parler des choix concernant la dépendance et les vieux et très vieux.

Et pourtant, il reste cette insatisfaction comme si dans notre pays si porté à l’idéologie et aux passions politiques, on était en manque. Comme si, après les bouleversements de ces deux dernières années, personne n’avait vraiment fait l’effort de penser tout ce que la crise sanitaire et le grand confinement ont révélé : oubliés les mots de « sobriété » ou de « résilience ». Alors que lorsque les grands flux de la mondialisation et des transports sont mis à l’arrêt dans le monde, c’est plutôt bien pour la planète. Lorsque le travail des « invisibles » devient indispensable pour que la vie soit possible, de la production et l’acheminement de la nourriture à la gestion des déchets (voir dans Metis le dossier « Les métiers du quotidien », avril 2022). Lorsque la santé, le soin, la continuité de l’école deviennent les premières priorités (voir dans Metis le dossier « Le care : un travail, des métiers, une philosophie », février 2022).

Lorsque de nombreux salariés découvrent ou redécouvrent que leur métier n’a pas de sens ou qu’à l’inverse il a beaucoup de sens, mais aucune reconnaissance (voir dans Metis « Travailleurs invisibles et back office, de quoi parle-t-on ? », avril 2022)

Il faut n’avoir pas beaucoup intégré toutes les transformations du « travail éloigné » pour ne parler du travail que sous l’espèce de la retraite. Il faut n’avoir pas senti à quel point les faibles satisfactions et les grandes frustrations ressenties au travail produisent une grosse envie de ne plus y aller et une très forte réticence à voir s’éloigner le moment de « s’arrêter ».

L’augmentation du coût de l’énergie serait plutôt une bonne nouvelle pour le climat (je ne crois guère aux changements de comportement par la seule vertu) : alors faut-il s’acharner à « compenser » ici ou là, pour les uns ou pour les autres, plutôt que d’entreprendre par des négociations sociales les nécessaires démarches de revalorisation salariale, de transformation des conditions de travail et d’ouvertures de parcours positifs pour tous ceux qui ont un « pouvoir d’achat » trop faible. Probablement aussi la réduction des écarts salariaux au sein des entreprises. Les sujets du travail (voir dans Metis les articles de Martin Richer : « Le travail : angle mort des campagnes présidentielles » et « Le travail dans la présidentielle 2022 : le consommateur écrase le producteur ») sont venus trop tard, et mal, dans les débats. C’est dommage.

Mais les partenaires de sociaux qui viennent de mettre à la signature un accord d’affirmation de leur propre agenda social et les Français ont sans doute raison de penser que la vie ne s’arrête pas le 24 avril au soir !

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.