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par Férid Bellali, Xavier Baron

La gestion des âges et des seniors vient de connaître une nouvelle période de gloire. Rien d’étonnant si l’on constate qu’à 45 ans on est, dans l’entreprise, déjà vieux ! La fin des départs anticipés, le chômage des 50-64ans (530 000 personnes en 2004 dont près de 100 000 cadres), les perspectives de réduction des pensions, les débats sur la contribution Delalande et bien sûr, la loi Fillon réformant les retraites…, ont contribué au retour en force de la question de l’âge. Des consultants et responsables d’entreprise ont tenté d’embrayer. Quelques négociations ont produit des accords riches en intentions. Mais en y regardant d’un peu plus près, cette agitation dissimule mal une réalité gestionnaire quasi autistique.

Deux rapports récents européens (2006, CF Biblio) tentent de repérer des bonnes pratiques ou des initiatives pour l’emploi des salariés âgés. Le diagnostic est là : mondialisation, individualisation, productivité plus vieillissement imposent des politiques nouvelles. La conclusion de l’un est d’une sobriété inquiétante : « (…) le recours à des mesures destinées à renforcer la position de ceux maintenus dans les effectifs par l’emploi ou la formation destinées aux personnes âgées (sic) est beaucoup moins développé (que les tentatives pour endiguer le flux vers la retraite anticipée). Là où (les programmes pour le marché du travail à destination des travailleurs âgés) ont été étudiés, leurs impacts, à la fois sur les taux d’emploi et les taux de salaires des travailleurs âgés sont souvent difficiles à mettre en évidence ». L’explication de l’autre, sans appel : « Des décennies de retraites anticipées ont produit une «prédiction auto réalisatrice s’agissant des attitudes, attentes et motivations des salariés les plus âgés ».

Le moteur du progrès est parfois un moteur à explosion. L’allongement de la durée du travail sur des pratiques de gestion de plus en plus calées sur des logiques de marché et obsédées par la « flexibilité » en entreprise pourrait bien mettre le feu aux poudres, même s’il s’agira vraisemblablement plus d’une « implosion ». A ce jour, tout en le niant, les entreprises continuent à vouloir faire sortir les plus vieux….

L’âge d’or des vieux

Dans des temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître, la gestion de l’âge s’est construite… sans avoir à s’énoncer. On manquait alors de main d’œuvre. La mobilité était un signe d’instabilité. L’ancienneté a été élevée au rang de valeur en soi, gage de fidélité, reconnue parfois par la qualification. La hiérarchie « naturelle » de l’âge est respectée. Un père n’est-il pas toujours plus âgé que sa descendance ? Puisque tout un chacun vieillit d’un an tous les ans, la vie au travail a du « bon » sens, tant qu’elle intègre favorablement l’avancée en âge, quitte à l’habiller des atours de l’expérience. Le toujours plus de progrès dont les sciences et (donc) les entreprises sont des champions, s’accorde avec un temps linéarisé, au moins pour les « gagnants ». D’un coté, il y a ceux pour qui le travail est « peine » (notamment physique), usure, perte d’aptitudes dans la durée ; les travailleurs manuels, les ouvriers. De l’autre, il y a les cadres (cravates et mains propres). Pour les uns, tels des vins médiocres, passées les premières années nécessaires à la fidélisation à l’entreprise (avancement à l’ancienneté), il n’y a plus de progression. Les autres, les vins de garde, se bonifient avec le temps. Ils font carrière. Leur temps est linéaire et cumulatif (« plus qu’hier, moins que demain »).

L’âge de l’emploi et le bon emploi des âges

En dehors des secteurs où les aptitudes physiques restent la condition de la productivité directe du travail (le travailleur posté dans l’automobile, les risques de troubles musculo-squelettiques chez la caissière ou le boucher industriel) la précédente vague d’intérêt pour l’âge date des grandes restructurations et de la diffusion massive des nouvelles technologies informatiques. La question s’est d’abord focalisée sur les capacités dites « cognitives ». Nos ouvriers, nos employés, notamment les plus « âgés » s’adapteront-ils aux « NTIC » ? La réponse fut « oui ». Bien sûr, il y a déplacement des aptitudes avec l’âge mais depuis, les travaux ne manquent pas pour s’extasier de l’immense plasticité du cerveau humain, jusqu’à transposer le concept de résilience du domaine des matériaux à celui des personnes. Que « vieux » soit corrélé avec salaires élevés reste un problème, mais l’automatisation a permis sur la période l’amélioration des conditions physiques et d’environnement du travail. Reste l’autre problème ; l’emploi, trouvant lui-même cette fois en partie sa propre solution dans l’âge justement. Plus on a de vieux, plus les problèmes de renouvellement, des parcours des plus performants, des ajustements d’effectifs et de compétences…, trouvent une solution : les départs naturels en retraites. Là où le vieillissement est encore trop lent pour que les sorties naturelles compensent les besoins de flexibilité et de renouvellement, des dispositifs financés par la collectivité sont venus rendre possibles les ajustements en en externalisant les coûts. Certes, les moyennes d’âges se sont déplacées très au-delà parfois de 45 ans, mais en même temps, l’âge biologique des salariés a été rajeuni de 10 ans. Et enfin, qui se plaindrait du « vieillissement des jeunes » dont les durées de formation initiale sont accrues… L’âge n’a donc pas que des inconvénients !

Jusque là, tout va bien !

La collectivité ayant pris en charge cette façon d’ajuster les flux et les stocks, les entreprises n’ont pas eu besoin d’innover. Dans les pratiques, les entreprises confrontées à des sureffectifs ont simplement amené leurs managers à développer des pratiques discriminatoires en s’appuyant sur le jeunisme ambiant et l’individualisation croissante. Elles ont trouvé un facteur facilitant dans les évolutions du travail ; toujours plus qualifié, plus autonome, plus relationnel, plus difficile à évaluer, un travail dont les conditions sont de plus en plus rapidement évolutives. Elles sont parvenues à composer avec tout un jeu de contraintes, en utilisant un critère « objectif » de sélection : l’âge.

Le système fonctionne parce que les « anciens » l’acceptent, tant qu’ils y trouvent, même différé, l’avantage d’une libération plus tôt que prévue, sans risque perçu de paupérisation.

Gérer tous les âges ou laisser faire le marché ?

Le choix bien français d’exclure sur l’âge a ainsi profondément coloré les pratiques d’entreprise. Les jeunes ont été sommés d’attendre leur tour et les anciens sont poussés vers la sortie bien avant que leurs artères ne leur en intiment l’ordre. Avec la fin des retraites financées par les Etats, l’un des rares leviers de respiration/renouvellement dans la gestion des compétences et des parcours dans les entreprises confrontées à des sureffectifs, avec des effets quantitativement significatifs, s’éloigne. Du jour au lendemain, la perspective de ne plus enregistrer suffisamment de départs naturels massifs dans les années à venir inquiète les gestionnaires soucieux des coûts de main d’œuvre, de la productivité, de l’implication, de l’adhésion aux normes, de mobilité et de fluidité, de flexibilité et de réactivité, d’innovation…, autant de valeurs associées aux jeunes. Loin des colloques et des débats officiels avec les partenaires sociaux sur la diversité et l’employabilité des seniors, une solution née de l’extension du domaine de la logique de marché est en expansion rapide.

Des armes de destruction massive aux frappes chirurgicales

Contre les sureffectifs, des armes conventionnelles existent. Puisqu’on ne peut plus recourir aux préretraites progressives ou autres Casa Cats (cessation anticipée d’activité des salariés âgés), il y a les Plans de Sauvegarde de l’Emploi (PSE). Aprement discutés, lourdement encadrés par le Droit, surveillés par les tribunaux, longs, complexes et coûteux, ils ne sont ni discrets, ni précis et surtout, ils doivent être négociés et constituent ainsi des mécaniques « traumatisantes ». Un rapport récent commandé par la Dares montre que le deuxième motif d’inscription au chômage après les ruptures de CDD est aujourd’hui constitué des licenciements pour motif personnel (LED). Ils sont trois fois plus nombreux (dès 2003 et en croissance de 40% entre 1996 et 2003) que les licenciements pour motif économique. Loin d’être seulement motivés par des fautes ou de vraies insuffisances professionnelles (un dossier, cela se construit) le licenciement pour motif personnel est l’outil d’usage croissant pour ajuster les effectifs, voire simplement, conformer la distribution des compétences au modèle que valorise l’entreprise (CF également Premières Synthèses DARES mars 2006).

Des cibles fragiles et socialement tolérées : les seniors

Deux cibles sont privilégiées : les femmes nouvellement mères et les seniors. Ces derniers atteignent d’ailleurs ce statut dès 40 ans pour les « high pot » (les hauts potentiels, dès lors qu’ils ne sont plus jugés aptes d’être dirigeants rapidement) dans les entreprises de culture « up or out ». Avec le licenciement pour motif personnel, la frappe est chirurgicale, discrète, sélective. Les auteures, des femmes en l’espèce, concluent (p. 71 et alii) : « L’exclusion des seniors apparaît comme une variable d’ajustement de l’emploi, comme un moyen consensuel et indolore de réduire les effectifs. (…) depuis les années 1970, les préretraites ont été l’objet d’un rare consensus (…). Aujourd’hui, le contexte institutionnel a changé. La durée du travail est à la hausse et, sauf exception, l’Etat ne finance plus les départs anticipés. Pour réduire leurs pyramides des âges, les entreprises n’ont d’autres choix que de financer elles-mêmes les départs à la retraite de leurs salariés ou de détourner les dispositifs juridiques en licenciant leurs salariés seniors pour motifs personnels ». Les syndicats de salariés sont mal équipés, voire préfèrent fermer les yeux, surtout si le sacrifice des vieux se fait sur l’autel de l’évitement du PSE. Les plus forts vont à la transaction, les plus âgés trouvent encore refuge aux Assedic. Les autres, ce sont les dégâts collatéraux. Ils commenceront par culpabiliser (c’est bien vrai qu’ils sont vieux !), ils somatiseront et parfois obtiendront un lot de consolation dans des jugements symboliquement favorables.

Paradoxalement, ce que révèle l’écart manifeste entre les discours et les pratiques sur la gestion des âges, c’est moins la marque d’une incohérence imbécile ou d’une duplicité machiavélique que celle d’une impuissance des entreprises à intégrer à leur niveau les contraintes de la mondialisation, des évolutions rapides des technologies autrement qu’en faisant une vertu d’une contrainte massive qui les touchent également ; le vieillissement. Elles gèrent les âges par l’exclusion des seniors, quitte à aggraver les conséquences de ce phénomène qui les dépasse largement (coûts sociaux et déséquilibre programmé des systèmes de retraites comme d’assurance chômage). Ces choses là nous dépassent, feignons de les avoir initiées…

Xavier Baron avec Férid Bellali

Bibliographie :

Le licenciement pour motif personnel : un dispositif au carrefour des mutations contemporaines de la relation d’emploi. Etude commanditée par la DARES, Novembre 2005 ; Florence Palpacuer, Amélie Seignour, Corinne Vercher.
www.cadres-plus.net

Manager les quinquas. S. Guérin et G. Fournier, 2005, Paris Ed. D’Organisation, auxquels nous avons emprunté l’expression d’apartheid générationnel.

Ageing and employment. Identification of good pratice to increase job opportunities and maintain older workers in employment. Warwick Institute for Employment Research. European Commission. Mars 2006
ec.europa.eu/employment

Employment initiatives for an ageing workforce in the EU 15. European Foundation for the improvement of Living and Working Conditions, 2006, Dublin.
www.eurofound.europa.eu

 

Premières synthèses DARES, Mars 2006, le licenciement en 2003
www.travail.gouv.fr/IMG/pdf/2006.03-11.1.pdf

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.