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En quelques décennies, le discours sur l’entreprise s’est largement banalisé en Europe et dans le monde industrialisé. Devenue un acteur central de nos sociétés dans le domaine économique mais aussi dans le domaine social ou sociétal, l’entreprise est désormais le plus souvent célébrée. Alors que certains veulent la « libérer », d’autres voudraient davantage l’obliger. Cette inflation dans le discours comme dans les rôles a un inconvénient majeur : celui de masquer aujourd’hui ce que sont les entreprises – aux figures multiples – les transformations de leurs organisations comme de leurs rapports de pouvoirs internes et externes. Où en est-on ?

 

Outre le fait que la triple unité de temps, de lieu et d‘action a, pour ce qui concerne la majorité des entreprises, largement disparu, il est frappant de constater combien la vision qui la sous-tendait, celle de la grande entreprise industrielle, continue à prédominer. Et s’il serait fou d’opposer industrie et services tant les deux sont souvent intimement liés, il serait tout autant déraisonnable de faire l’impasse sur le fait qu’une grande partie du capital autrefois matériel est devenu immatériel : l’économie de la connaissance, incluant celle du traitement de l’information, a pris le pas sur le reste abolissant en partie la summa divisio entre capital et travail. Or force est de constater combien celle-ci pèse lourd dans nos représentations !

 

Solitaire ou solidaire ?

De même, l’on continue à désigner l’entreprise comme un tout, peu important la manière dont il fonctionne, alors que ce qui frappe aujourd’hui c’est la variété organisationnelle de l’entreprise. En interne, les fonctions y ont considérablement évolué : ces dernières décennies, notamment dans les grandes organisations, les activités liées à la finance, à la communication, aux systèmes d’information, au contrôle de gestion ont crû considérablement tandis que d’autres comme celles liées à la maintenance, aux ressources humaines ou encore à la conception des méthodes ont décru, le plus souvent du fait de leur externalisation. Les hiérarchies sont devenues à la fois plus matricielles, plus plates et parfois moins palpable, la mode actuelle étant celle du « lean ». Tout cela a considérablement modifié les rapports de pouvoirs internes, les indicateurs de performance et la manière de diriger. Parallèlement à cette réingénierie interne, l’entreprise d’aujourd’hui est devenue de plus en plus solidaire, alors que persiste une vision beaucoup plus « solitaire ». Cette solidarité n’a rien de moral. Elle est objective et organisationnelle: du fait d’un triple mouvement de spécialisation, d’externalisation et d’internationalisation, il n’y a plus d’entreprise qui ne dépende pas des autres. C’est l’ère de la sous et de la co-traitance généralisée ou si l’on préfère de l’entreprise en réseaux et des chaînes de valeur.

 

Propriétaires ou actionnaires, responsables ou redevables ?

La propriété de l’entreprise a, elle aussi, beaucoup évolué. Largement dépendante il y a quelques décennies des marchés des biens et services, elle l’est devenue au moins autant, si ce n’est plus, des marchés financiers. Peut-on dire pour autant que l’actionnaire est devenu propriétaire ? Ce raccourci usuel est totalement abusif. La détention de droits sur le capital ne constitue pas pour autant une copropriété de l’entreprise. Et pourtant l’on fait comme si ! Le monde des PME où le nombre d’entreprises familiales reste important n’est pas à l’écart de ce mouvement, tant il a lui aussi renforcé, via les banques, ses liens avec la finance.

 

Dans ce contexte, les entreprises aujourd’hui sont- elles plus responsables que celles d’hier ? La diffusion du concept de responsabilité sociale dont les contours sont devenus aussi larges que vagues peut ici prêter à confusion. Il est vrai que les demandes envers l’entreprise, surtout envers les grandes, paraissent s’être multipliées et ce parallèlement à une certaine dissolution des liens sociaux traditionnels. Et si les entreprises d’aujourd’hui se doivent de mieux prendre en compte ses comportements face à l’environnement ou à la diversité de nos sociétés, la facilité avec laquelle elles peuvent échapper à des responsabilités aussi basiques que celles du paiement de l’impôt est autrement plus frappante !

 

Emploi, autonomie et contre-pouvoirs

Un mot encore sur l’emploi et la notion de contrepouvoirs. L’emploi, terme dont Alain Supiot nous a rappelé qu’il s’est introduit dans la langue française pour désigner une charge accordée par un suzerain à son vassal, renvoie à une relation de travail basée sur la subordination juridique du salarié. Celle-ci a depuis nourri toute une série de concepts et de systèmes dont le moindre n’est pas celui de la sécurité et de la protection sociale. De même, la conjonction du salariat et de l’ère industrielle nous a amené à imaginer des contre- pouvoirs se développant au sein de chaque entreprise d’une part, et à l’intérieur des Etats nations de l’autre. Mais les évolutions actuelles ont considérablement affaibli les institutions qui ont pu ainsi s’y développer. Quid de l’équilibre entre autonomie et subordination dans nombre des organisations actuelles ? Où sont les contrepouvoirs dans l’entreprise-réseau et à l’époque du capital immatériel ? Quid enfin de l’internationalisation, non pas vue comme la cerise sur le gâteau mais comme la matrice de base des contrepouvoirs dans des organisations transnationales ?

 

Consciemment ou inconsciemment, le discours européen – entendons ici non pas celui des seules institutions de l’UE mais celui qui a habituellement cours en Europe – passe largement à côté de ces mutations majeures. Le retard du politique est ici redoutable. Il n’a malheureusement guère à attendre des partenaires sociaux, devenus prisonniers d’institutions et de représentations aujourd’hui décalées pour ne pas dire obsolètes. Et pour dire un mot de la conjoncture française, l’on ne peut que se désoler de l’énoncé d’un pacte de responsabilité qui, tourné vers les entreprises, ne s’adresse pas à elles, ni même sous couvert de contreparties, à celles et ceux qui les font au quotidien. Pour ce qui est de l’entreprise, beaucoup reste à entreprendre !

 

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