par Christophe Everaere
CDD, temps partiel, intérim mais aussi et de plus en plus stages, entrepreneuriat, portage salarial: les formes de l’emploi atypique ne cessent de se diversifier. Mais si certaines prospèrent, d’autres stagnent ou restent marginales. Christophe Everaere, professeur de sciences économiques à l’IAE Université de Lyon 3, revient pour Metis sur la notion d’emploi atypique et interroge les nouvelles sécurités du salariat contemporain.
– Dans votre livre, vous avez choisi d’analyser comme « emplois atypiques » des formes d’emploi qui ne sont pas très bien connues même si elles sont aujourd’hui nombreuses : les stages, l’auto-entreprenariat, le portage salarial, les multiples « emplois aidés »… Pourquoi ?
Mon objectif était de dresser un panorama le plus complet possible de toutes les formes d’emploi et de travail qui sortent du schéma salarial classique, même s’il n’y a pas de contrat de travail. Avec la définition élargie des emplois atypiques que j’ai retenue (toute activité professionnelle exercée en dehors du CDI, à temps plein, hors des locaux de l’employeur), on prend en compte à la fois les emplois atypiques bien connus que sont le CDD, l’intérim et le travail à temps partiel, mais aussi les travailleurs en freelance, les auto-entrepreneurs dont 40 % cumulent salariat et travail indépendant, les stagiaires, les cadres en portage salarial, les salariés des groupements d’employeurs mis à disposition des adhérents, les salariés des entreprises sous-traitantes qui travaillent chez les donneurs d’ordres, etc.
A l’aune de cette définition élargie, entre 8 et 10 millions de personnes travaillent de façon atypique en France, soit le tiers de la population active. Les formes d’emploi et de travail atypiques sont contrastées, à la fois en volume, en nature, en apport de flexibilité et/ou de sécurité, et en gravité. La gravité raisonne avec la problématique sociale de la précarité à laquelle les emplois atypiques sont souvent associés. Mais ce n’est pas le cas pour tous les emplois atypiques, ni pour toutes les personnes qui peuvent choisir d’exercer une activité professionnelle sur un mode différent du schéma salarial classique.
Ce qui m’a intrigué au départ de cette réflexion est que les emplois atypiques, a priori les plus sécurisés, tels que le portage salarial, les groupements d’employeurs, les coopératives d’activités et d’emploi, ou le prêt de personnel inter-entreprises à but non lucratif, sont les moins répandus. Un peu comme si les emplois atypiques sécurisés étaient condamnés à la marginalité, par opposition aux emplois atypiques dominants générateurs de flexibilité pour les entreprises, au détriment de la sécurité professionnelle des personnes. L’intérim et le travail à temps partiel imposé sont souvent visés par ce reproche de précarité. Mais là aussi, il faut nuancer : 2/3 des salariés à temps partiel refusent un travail à temps plein si on leur propose ; de même que 20 % des intérimaires refuse une embauche en CDI quand l’entreprise utilisatrice de l’intérim propose de les recruter. Soulignons que ces travailleurs atypiques « volontaires » ont en commun d’être relativement qualifiés et ils disposent d’un capital humain qui leur procure un certain pouvoir de négociation sur le marché de l’emploi.
– Voulez-vous montrer que les frontières du salariat classique sont en voie d’atténuation, et que peut-être le salariat va disparaitre ?
Le salariat classique (CDI à temps plein exercé dans les locaux de l’employeur) reste dominant en France, à hauteur des 2/3 du volume des emplois. Le travail à temps partiel, forme massive d’emploi atypique, stagne en France depuis la fin des années 1990, comme je le précise après. De son côté, l’intérim en France n’a pas rattrapé les sommets atteints en 2001 et 2008. Sachant que les sommets restent modestes puisque l’intérim ne concerne que 2 % des salariés en France (taux calculé en équivalent temps plein). Ce qui a progressé rapidement dans la période récente, c’est l’auto-entreprenariat (environ 400 000 auto-entrepreneurs actifs), lequel touche aujourd’hui des personnes très diverses qui ne s’attendaient pas à travailler sous ce régime : des séniors ou des jeunes diplômés qui peinent à décrocher un emploi. La question des stagiaires est délicate, car elle sort officiellement de la relation salariale (les stagiaires étudiants n’ont pas de contrat de travail), leur nombre exact est sujet à caution (certaines statistiques évoquent quand même un million de personnes), et la question du salariat déguisé (remplacement d’un salarié normal par un étudiant en stage) est taboue, aussi bien dans les entreprises qui « embauchent » des stagiaires que dans les écoles ou universités qui signent des conventions de stage.
Au final, je ne pense pas que le salariat va disparaître, du moins à court terme. Tout le monde n’a pas envie et/ou n’est pas capable de créer une entreprise, de trouver des clients et de décrocher des contrats de prestation rentables et concurrentiels. Et les entreprises savent qu’il est difficile de générer une performance collective et durable avec des personnes temporaires, partiellement impliquées dans l’entreprise, ou avec des personnes stressées et amères qui vivent sous la contrainte d’une situation professionnelle atypique qui ne leur convient pas.
La stagnation du travail à temps partiel depuis une quinzaine d’années en France, la chute brutale de l’intérim en 2009, ainsi que le caractère confidentiel de plusieurs formes d’emploi atypiques qui n’ont jamais décollé (groupements d’employeur, portage salarial, prêt de personnel, etc.) m’incitent à penser qu’on ne devrait pas dépasser de façon significative le seuil du tiers des emplois atypiques par rapport à l’ensemble de la population active.
En revanche, les pratiques de recrutement ont nettement évolué dans la période récente. Il est frappant de constater la forte progression des recrutements en CDD de courte durée (moins d’un mois) : 5,3 millions en 2000 contre 12 millions en 2010 (hors intérim). Cela s’explique par l’explosion des « contrats d’usage » qui sont des CDD dérogatoires sans contrainte (pas de durée maximale, ni de délai de carence, ni d’indemnité de précarité) autorisés dans des secteurs précis où les activités sont temporaires « par nature » et où il est d’usage constant de ne pas recourir au CDI. Depuis 2003, une jurisprudence favorable y a limité les risques de requalification des CDD en CDI. Ces CDD dérogatoires sont particulièrement répandus dans le secteur du déménagement, l’hôtellerie-restauration (les fameux « extras »), les activités sportives, et les services culturels (les non moins fameux intermittents du spectacle).
– Comment évolue l’emploi à temps partiel ? Est-il le plus souvent subi ou souhaité ? Est-il toujours majoritairement féminin et voué aux emplois peu qualifiés ?
Il est notable de constater que les principales formes d’emploi atypique ont cessé d’augmenter, voire pour certaines, ont enregistré un recul. L’emploi à temps partiel a connu un pic à la fin des années 1990 et semble se stabiliser à hauteur de 18 % (soit 4,2 millions de personnes) depuis plus de dix ans en France. A l’exception des Pays-Bas qui ont enregistré une croissance continue et régulière du travail à temps partiel (la moitié de la population active travaille aujourd’hui à temps partiel dans ce pays), les autres pays européens ont connu une stagnation identique à celle de la France.
Le travail à temps partiel reste très féminin : 83 % des 4,2 millions d’actifs à temps partiel (23 H / semaine en moyenne) sont des femmes exerçant plutôt des emplois peu ou pas qualifiés : un tiers des femmes sous statut employé travaille à temps partiel, contre à peine 10 % de cadres.
Au vu des statistiques disponibles à ce sujet (voir notamment les travaux de Mathilde Pak, à ce sujet), le travail à temps partiel est considéré comme choisi pour environ 2/3 des personnes concernées. « Choisi » signifie en l’occurrence que le temps partiel n’est pas exercé faute d’avoir trouvé un emploi à temps plein.
Nous pourrions deviser longtemps sur le caractère relatif de ce choix ou de cette « volonté » de travailler à temps partiel, exprimée notamment par des mamans actives, des salariés malades (6,5 % des personnes choisissent le temps partiel pour des raisons de santé) ou par des étudiants qui tentent, non sans difficultés, de concilier étude et emploi. Mais les statistiques fournies ici reposent sur les déclarations des répondants, à partir de leur perception et de leurs propres critères de décision personnels.
Les contrastes entre les volumes de temps partiel subi et choisi selon la catégorie socioprofessionnelle (et donc le niveau de qualification) sont flagrants : il y a entre deux et quatre fois plus de temps partiel choisi parmi les cadres et les professions intermédiaires. Tandis que pour les employés et plus encore pour les ouvriers, c’est le caractère subi du temps partiel qui domine.
– Certaines formes d’emploi sont innovantes, comme le prêt de salariés d’une entreprise à une autre pour faire face à des retournements d’activité. Mais elles ne sont pas très utilisées, alors que ce sont des manières intelligentes de concilier flexibilité pour les entreprises et sécurité pour les salariés. Idem pour les groupements d’employeurs. Pourquoi est-ce que ces formules ne se développent pas davantage ?
Effectivement, les Groupements d’Employeurs (GE) sont très peu répandus. Hors secteur agricole, il y aurait en France environ 400 GE regroupant 10 000 entreprises adhérentes, qui emploient 12 000 personnes. Ce chiffre atteint 35 000 salariés (contre 2,1 millions d’intérimaires en données brutes) si l’on prend en compte l’ensemble des 4 500 GE, tous secteurs confondus, pour un chiffre d’affaires global de 650 millions d’Euros. C’est d’autant plus paradoxal que les groupements d’employeurs sont l’une des rares formes d’emploi atypique approuvées par la quasi-totalité des partenaires sociaux.
Ce qui fait défaut au groupement d’employeurs, ou au prêt de personnel interentreprises, n’est pas le manque de sécurisation pour les personnes. Les personnes mises à disposition chez les adhérents du GE disposent, en principe, d’un CDI signé avec le groupement. Seul le lieu d’exercice du travail varie selon les adhérents et leurs besoins. En ce sens, le GE échappe à la critique de précarité à laquelle les formes d’emploi et de travail atypiques sont généralement associées.
En revanche, le processus de mutualisation auquel renvoie le GE est contraignant pour les entreprises utilisatrices des services du GE. Ce dispositif nécessite en effet une certaine anticipation et coordination pour organiser le partage de la personne, sans compter le devoir de responsabilité solidaire des adhérents en cas de difficulté de l’un d’eux. Un autre risque perçu est celui de la confidentialité des informations traitées par les personnes partagées entre les différents adhérents qui peuvent être concurrents sur un territoire donné, risque sensible pour des petites entreprises potentiellement intéressées par les GE.
Or, ce besoin d’anticipation pour définir le cadre de la mutualisation ou du partage des RH entre plusieurs entreprises, entre en contradiction direct avec le besoin de réactivité, c’est à dire le besoin de pouvoir disposer très rapidement de quelqu’un en cas de surcroît temporaire d’activité, ou pour remplacer un salarié absent pour cause de maladie, le matin même parfois où cette absence se manifeste et met en difficulté l’entreprise concernée. Dans cet enjeu de réactivité, l’intérim est imbattable ; les GE, de leur côté, de par leur objectif premier de mutualisation, ne peuvent pas lutter sur l’argument de la réactivité.
En effet, l’intérim répond à des besoins très rapides (devoir de réactivité très fort imposé aux entreprises de travail temporaire), relativement brefs (moins de 2 semaines en moyenne) et plutôt à temps plein (missions relativement intensives) pour du personnel peu ou pas qualifiés : 78 % des intérimaires en France sont des ouvriers dont la moitié n’a aucune qualification, alors que les personnes salariées des GE sont plus qualifiées.
– Que pensez-vous des nouvelles manières de travailler « à la tâche » sans contrat de travail comme le font les chauffeurs qui travaillent pour Uber ou d’autres réseaux de ce type ?
Ces pratiques confirment la transposition d’une relation salariale en une relation commerciale. C’est ce qui s’est passé pour des chauffeurs de taxi salariés, à qui leur employeur a proposé de devenir indépendants pour travailler dans une relation commerciale de type client / fournisseur. L’intérêt pour l’entreprise de disposer de prestataires flexibles qui facturent à hauteur des services demandés semble évident. Cependant, je doute que ce modèle puisse se répandre partout. En l’occurrence chaque chauffeur travaille de façon isolée, sans avoir besoin d’interagir avec les autres. A priori, tous les chauffeurs sont interchangeables et le donneur d’ordres confie les courses à effectuer en fonction des appels et des chauffeurs disponibles. Le schéma organisationnel est ici relativement simple.
Une telle organisation est impossible ailleurs dès lors que les personnes ont besoin de coopérer durablement et intensément pour réaliser leur travail. Dans ce cas, il est indispensable de créer des unités socio-organisationnelles relativement stables dans lesquelles les personnes partagent des informations, s’entraident, se font confiance, coopèrent et se sentent unies par un objectif commun et partagé. La compétence et l’efficacité collective que tous les dirigeants appellent de leur vœux est incompatible avec un modèle d’entreprise complètement désintégrée, composée uniquement de prestataires indépendants, isolés les uns des autres, et ne réagissant qu’à des stimuli commerciaux.
– Comment voyez-vous les évolutions à venir du « contrat de travail » ?
Il est effectivement beaucoup question du contrat de travail unique. Cependant, je doute que les quinze millions de titulaires d’un CDI renoncent facilement à ce contrat globalement plus sécurisé qu’une mission d’intérim ou un contrat saisonnier, au prétexte qu’il faudrait partager un peu l’insécurité qu’éprouvent les cinq millions de personnes qui souffrent de précarité. L’insécurité des précaires arrange la sécurité des titulaires, car ce sont les précaires qui servent naturellement de variables d’ajustement en cas de difficultés. Combien de titulaires de CDI ont protesté lorsque des centaines de milliers d’intérimaires se sont retrouvés à la rue quasiment du jour au lendemain fin 2008 ? Ce n’est pas qu’une question politique, c’est aussi un choix de société qui renvoie chacun à ses devoirs de générosité et de partage des contraintes.
Du côté des entreprises, les attentes sont très différentes d’un secteur d’activité et d’une entreprise à l’autre. Certaines peinent à recruter et fidéliser les compétences dont elles ont besoin ; d’autres travaillent vraiment sur des rythmes saisonniers. Une solution unique pour des besoins et des aspirations différentes ne me semble pas être la bonne solution.
Christophe EVERAERE est professeur de sciences de gestion à l’IAE Université de Lyon 3. Il vient de publier aux Editions Liaisons sociales « Les emplois atypiques, quelles réponses au besoin de flexicurité?«
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