J’ai conscience du caractère provocateur du titre de cet article, alors que beaucoup envisagent le pire à la suite de la publication des ordonnances Travail, concernant la fusion des instances (DP, CHSCT et CE). Je crois au contraire que cette fusion au sein d’une instance unique, le « comité social et économique » (CSE) constitue une réforme progressiste, une nouvelle solution mutuellement gagnante pour les salariés, pour leurs représentants et pour les entreprises.
Voici mes cinq arguments.
1 – La fusion entre DP et CHSCT s’impose
Dans un contexte où la majorité des risques étaient de nature physique, la distinction entre DP focalisé sur les droits individuels et CHSCT centré sur les droits collectifs avait du sens. A l’heure où les risques psychiques ont pris le pas, cette disjonction devient un handicap. Comment par exemple traiter des questions d’incivilités ou de harcèlement en séparant les causes ou les effets individuels et collectifs ? Comment traiter de la question des risques psychosociaux sans entrer dans l’entremêlement entre facteurs liés aux personnes et facteurs liés aux processus de gestion ? Dans son rapport « Les CHSCT au milieu du gué », remis au ministre du Travail en février 2014, le Professeur Pierre-Yves Verkindt, adversaire résolu de la fusion entre CHSCT et CE se prononçait favorablement pour celle entre CHSCT et DP.
Le seul inconvénient – et j’admets qu’il est de taille – est que cette fusion risque de mettre à mal la proximité entre le lieu du dialogue social et celui de la réalisation du travail, proximité bien incarnée par les actuels DP, beaucoup mieux que par les futures commissions santé, sécurité et conditions de travail (SSCT) dont le seuil de création (entreprise ou établissement distinct) se situe à 300 salariés (contre 50 pour les actuels CHSCT). Les rédacteurs des ordonnances sont conscients de ce danger puisqu’ils prévoient que l’accord d’entreprise (défini à l’article L. 2313-2) peut mettre en place des représentants dits « de proximité », mais cela reste une simple suggestion. Personne, ni le patronat ni les salariés et leurs représentants n’a à gagner d’une politisation du débat sur le travail, qui risque pourtant d’intervenir du fait de cet éloignement.
2 – Actionner le levier du travail suppose une approche systémique
La séparation entre CE et CHSCT, pour sa part, avait une justification dans un monde dominé par l’usine et son environnement industriel. En revanche, dans une économie désormais à 75 % tertiaire, elle devient contre-productive, car les syndicats et le patronat ont un intérêt commun à remettre le travail au centre des discussions. Or, le travail échappe à tout découpage en tranches ; il requiert une analyse systémique, qui associe le regard de l’économie et des compétences (celui du CE) et le point de vue de l’ergonomie, de la santé, de la sociologie du travail (celui du CHSCT). Comment par exemple aborder les problématiques d’aujourd’hui, celles du temps de travail, de la charge de travail, celles des conditions de mise en place du télétravail, de la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle, en séparant les aspects économiques et métiers (CE) des aspects santé et conditions de travail (CHSCT) ?
Plusieurs articles (par exemple dans Miroir Social) mettent l’accent sur le besoin de spécialisation. Mais les ordonnances Travail ne vont pas supprimer les compétences et les attributions CHSCT. Elles vont simplement fondre le CHSCT dans le CSE (Comité social et économique), qui reprend toutes ses attributions. Fusionner le CHSCT ne veut pas dire supprimer les attributions HSCT !
D’autres articles de Miroir Social nous disent que l’on devrait garder le CHSCT car les directions d’entreprises savent que la spécialisation est nécessaire et ont donc une direction financière, une DRH, etc. « Toute entreprise ne possède-t-elle pas deux directions distinctes, l’une « financière », l’autre des « ressources humaines » ? » nous disent les promoteurs d’une pétition (« Des syndicalistes lancent un appel pour « le maintien du CHSCT » », Miroir Social, 20 juillet 2017). L’argument me semble bien peu opérant vis-à-vis du fonctionnement réel des entreprises. Certes, les représentants du personnel (RP), eux aussi, conserveront des spécialistes HSCT, des spécialistes emploi, formation, etc. Mais imagine-t-on une entreprise créer un comité de direction emploi et un autre comité de direction conditions de travail ? La spécialisation des élus doit être préservée, mais leurs compétences pluridisciplinaires doivent pouvoir dialoguer dans une instance unique. Celle-ci sera plus forte.
C’est d’ailleurs ce que soutiennent certains syndicats, qui se sont montrés dubitatifs au moment de l’introduction du CHSCT dans la fonction publique d’État. « En 2009, nous émettions des réserves sur le transfert des conditions de travail dans les CHS en se transformant en CHSCT. Les faits nous ont donné raison. Les présidents de comité technique se réfugient trop souvent derrière cette distinction pour ne plus aborder les conditions de travail dans cette instance, alors que pour nous, missions, organisation des services et conditions de travail sont indissociables », soulignait Philippe Grasset, le secrétaire général de la fédération FO des finances dans Miroir Social (3 octobre 2017).
Contrairement à beaucoup, je ne crois pas que la question du travail sera éclipsée par celle de l’emploi, toujours plus urgente, au sein du CSE. D’abord parce que la question de la qualité du travail et de la QVT revient en force à la fois dans les stratégies syndicales et dans l’agenda des directions, ce qui constitue un atout essentiel. Ensuite parce que les ordonnances prévoient un certain nombre de « garde-fous », par exemple le fait que les CSE traiteront les sujets de santé et sécurité au cours d’au moins quatre réunions par an (même fréquence minimum que celle demandée aux actuels CHSCT) en plus, bien entendu des réunions ponctuelles en cas d’événement grave, à la demande des élus ou de l’inspection du travail.
3 – Le manque de ressources implique une meilleure cohérence
La multiplicité actuelle des instances n’est pas une bonne solution pour les représentants du personnel qui ont déjà bien du mal à susciter des vocations et courent d’un comité à l’autre, réduits à cumuler les mandats. La vaste étude de l’économiste Thomas Breda dresse la cartographie des représentants du personnel (RP) et montre qu’un tiers des RP syndiqués sont aussi délégués syndicaux. Selon l’étude REPONSE de la DARES (ministère du Travail), 29 % des représentants du personnel interrogés dans les entreprises de plus de 50 salariés déclarent détenir au moins deux mandats et 33 % d’entre eux, au moins trois mandats, dans l’établissement, l’entreprise ou le groupe, soit un taux de cumul de 62 %. Ce cumul n’est pas favorable au renouvellement des profils : les détenteurs de 3 mandats et plus sont des hommes à 65 % (contre 55 % pour ceux qui n’ont qu’un seul mandat) et 44 % d’entre eux ont plus de 50 ans (contre 31 %).
Ce cumul des mandats enclenche un cercle vicieux dangereux entre crise de vocations et difficultés à assumer l’ampleur des responsabilités. L’étude REPONSE montre que 40 % des RP déclarent qu’ils manquent de candidats aux IRP. L’étude DARES Analyses de 2014 sur les RP met en avant qu’en 2011, dans un quart des établissements du panel interrogé, les représentants du personnel déclarent ne pas souhaiter poursuivre leur engagement. Un dernier chiffre, redoutable, issu de l’enquête « La vision des secrétaires de CE sur leur quotidien et sur le dialogue social » (enquête de ProwebCE, Edenred et SalonsCE, septembre 2015), qui a donné la parole à mille secrétaires de CE représentatifs des entreprises françaises : plus de la moitié des secrétaires interrogés (âgés en moyenne de 43 à 50 ans), assurent avoir des difficultés à recruter quelqu’un pour leur succéder…
Au sein d’un CSE plus « ramassé », la bonne gestion des compétences des élus sera moins problématique, plus cohérente – à condition, bien entendu, que le ministère du Travail tienne ses engagements sur les moyens (formation, heures de délégation, etc), ce qui sera connu dans les tout prochains jours avec la publication du décret afférent.
4 – Le dialogue social et les IRP doivent dépasser l’exercice de leurs droits formels
Le dialogue social à la française, comparé à ce qui se passe chez nos voisins européens, se caractérise par un écart majeur : on y consacre beaucoup de moyens en temps (l’énergie militante est fortement absorbée par les IRP, de même que les directions dispersent leurs moyens sur les nombreuses instances), en argent et en informations remises mais ces moyens produisent très peu de progrès réels, observables. En d’autres termes, la France se situe en queue du peloton européen quant à la proportion de RP qui déclarent que leur action a un impact sur les décisions prises par les directions d’entreprise. Le lecteur intéressé trouvera les faits et chiffres sur ce point dans un article de mon blog : « Le dialogue social à la française, chef-d’œuvre en péril ».
Les défenseurs de la complexité actuelle des instances omettent souvent de mentionner son manque d’efficacité pourtant évidente, y compris du point de vue des salariés. Je rappelle, par exemple, cette étude menée par la DGT (« Questionnaire CHSCT – Travailler-mieux », 27 mai 2010), que chacun s’est empressé d’oublier, qui montrait que le CHSCT, lorsqu’il est consulté en cas de projet important l’est pour 31 % des répondants avant le projet ; pour 33 % pendant le projet et pour 36 % uniquement à la fin du projet ou… jamais. La seule « bonne réponse » est évidemment la première puisque dans les autres cas, la consultation intervient trop tardivement pour permettre d’infléchir le projet (voir : « Les CE et CHSCT : un véritable contre-pouvoir ? »).
Certains prétendent que certes, la situation en France n’est pas brillante, mais reste meilleure que celle observée dans les autres pays européens qui, eux, n’ont pas la chance de disposer d’une instance dédiée à la santé au travail comme nos CHSCT. Vraiment ? L’Union européenne a publié une étude, sous forme d’un euro-baromètre, qui permet d’évaluer les conditions de travail et le mode de management dans les 28 États membres (« Conditions de travail : une nouvelle enquête fait apparaître une détérioration et de grandes disparités en matière de satisfaction des travailleurs », Communiqué de l’UE, 24 avril 2014 et documents afférents en anglais). Sur le sujet clé de la santé et sécurité, seuls 50 % des salariés en France déclarent avoir été consultés dans les 12 derniers mois (contre 62 % en moyenne pour l’UE). Parmi les 28 pays de l’UE, seules Chypre, Malte, la Croatie et la Grèce font moins bien que la France…
En France, on informe abondamment, on consulte beaucoup, pas toujours à bon escient, mais on ne dialogue que très peu – si on retient que l’étymologie de ce mot, que l’on retrouve dans « diagonale », suppose d’enjamber les différences de point de vue.
La fusion des instances permettra une meilleure cohésion des équipes syndicales et des élus, ainsi qu’une approche plus cohérente de la part des directions. Elle permettra un dialogue mieux structuré et, on peut l’espérer, davantage producteur de progrès réels pour les salariés. L’équivalent du CSE en Allemagne, le betriebsrat, qui regroupe non seulement les prérogatives des DP, des CHSCT et des CE, mais aussi celles des délégués syndicaux, a progressivement acquis des attributions fortes, qui vont bien au-delà de la simple information et consultation.
Cette évolution favorable pourrait cependant être contrecarrée par la limitation du recours aux expertises (mise en place d’un « ticket modérateur » de 20 % du coût de certaines expertises par le CSE), qui, à mon sens, entre en contradiction avec la volonté affirmée de davantage négocier dans les entreprises. La réussite d’une négociation dépend de la capacité des acteurs à défendre leur point de vue, argumenter et disposer des informations des diagnostics et du soutien professionnel nécessaires pour établir leurs propositions sur des sujets importants. Même si je suis le premier à reconnaître qu’il y a eu des abus dans le recours parfois excessif aux expertises, elles restent un outil essentiel pour réduire l’asymétrie des connaissances sur les projets et leurs justifications ainsi que pour centrer le débat sur le terrain économique et social. Les possibilités de recours aux expertises devraient être préservées notamment dans les cas où elles précèdent une négociation.
5 – L’extension du digital change la donne
L’essentiel des projets de changement qui sont mis en œuvre aujourd’hui dans les entreprises résulte de l’extension du numérique. Or, une très grande partie de ces projets à fort contenu de digitalisation, qui sont les plus stratégiques pour l’avenir des salariés, échappent aujourd’hui au dialogue social car ils ne rentrent pas dans les cases de l’information – consultation traditionnelle, telle qu’elle est conçue par la structuration des instances de représentation. Il serait totalement inefficace de chercher à traiter ces projets séparément, avec d’un côté leur composante stratégique et économique traitée en CE et de l’autre côté leurs incidences sociales et leur impact sur le travail traité en CHSCT. Ces deux dimensions interagissent en permanence.
Conclusion
Les DP, puis le CE, puis le CHSCT correspondent tous les trois à des époques différentes (1936, 1945, 1982) et à des marqueurs de progrès social. Ils ont rendu de grands services en leur temps. Aujourd’hui, une nouvelle page s’ouvre qui va permettre de trouver les conditions d’une nouvelle efficacité en combinant leurs attributions.
L’objectif : faire en sorte que pour les salariés, l’équation du nouveau dialogue social soit réalisée :
CSE > DP + CE + CHSCT !
Il faut donc dès maintenant, du côté des RP comme des directions, se tourner vers la question : comment faire en sorte de mieux s’organiser, de mieux cultiver nos compétences pour être plus efficace dans le cadre du CSE ? Cela nécessite une vision stratégique du dialogue social. Nous avons du temps pour y apporter des réponses : l’entrée en vigueur de la fusion des IRP est fixée au 1er janvier 2018 pour les entreprises ne possédant pas déjà d’IRP, mais les autres doivent se mettre en conformité au 1er janvier 2020, le temps de fusionner les instances existantes… et éventuellement de négocier la meilleure structuration des instances.
Certaines entreprises franchissent déjà le pas. À titre d’exemple, le DRH d’une grande entreprise de services à la personne vient de me confier la mission de travailler avec ses équipes et avec les RP sur un sujet très simple (dans sa formulation !) : que devons-nous faire pour un dialogue social plus efficace et visible par les salariés dans le nouveau contexte d’organisation de nos IRP ? Rendez-vous dans quelques mois pour partager quelques fruits de cette expérience !
Pour celles et ceux qui veulent aller plus loin, j’ai eu l’occasion de débattre de ces arguments sous l’égide de la revue « Santé & Travail » avec le Professeur Pierre-Yves Verkindt, qui ne partage pas mon point de vue. Les termes du débat contradictoire sont à lire ici : « Débat : Faut-il conserver le CHSCT ? »
– Ce papier a été publié sur le site Miroir Social le 12 ocotbre 2017. –
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