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danielle kaisergruber

Étrange mois de mai 2018 : pour peu qu’il y ait du soleil, cela aurait presqu’un parfum d’été. Entre jours de grève des trains, jours de grève des avions, jours fériés et « ponts » subséquents, on voit les Français jongler entre jours de travail, jours de RTT, jours de congés, rattrapage du travail en retard le matin tôt ou le soir tard, travail emporté à la maison. Nombreuses sont les entreprises qui découvrent qu’un peu de télétravail c’est pas mal du tout. En somme, on compose avec les mouvements sociaux comme on compose avec la météo puisque, comme le répètent les conversations entre voisins « le temps on n’y peut rien, il faut le prendre comme il est… »

 

Et pourtant les conflits sociaux du moment méritent bien réflexion et peut-être vont-ils marquer durablement l’histoire du syndicalisme français ?

 

La SNCF par exemple est un véritable cas d’école quant à la difficulté de mettre en débat des sujets complexes dans les configurations qui conviennent et avec les bonnes méthodes. Sans beaucoup de clarté, on voit utiliser les mots « négociation », « consultation », « concertation », « discussion », on voit des syndicats rédiger des amendements pour le Parlement, un syndicat participer à une manifestation très directement politique… C’est aussi que l’on est dans le temps des Congrès : FO en mesquinerie et sans gloire, la CFDT en juin avec comme fil conducteur le travail, la CGT en mars 2019…

 

Reprenons le sujet SNCF, l’entreprise travaille à son projet stratégique : les choix d’investissement, la priorité donnée ou non aux transports du quotidien si maltraités ces dernières années, le choix des lignes à exploiter… le développement des bus et des autres modes de transport… le développement à l’international. C’est une affaire d’entreprise, à discuter avec les syndicats de la SNCF, mais tout autant avec le management et avec l’ensemble des salariés (pas sûr que cela soit bien fait !), et au final il est de la responsabilité de la direction de l’entreprise de trancher. Le projet stratégique ce sont des objectifs à atteindre, mais aussi la manière de s’organiser pour y parvenir : les enjeux d’organisation du travail sont centraux dans une entreprise de service public qui fonctionne en continu, sur l’ensemble du territoire et au-delà. Les questions de temps de travail (temps de travail effectif, temps d’attente, temps de récupération, alternance de jours de travail et de jours de repos…) y sont déterminantes, d’ailleurs elles sont fortement contraintes dans le fameux « statut ». Les questions de polyvalence des salariés sont aussi essentielles : la souplesse d’organisation que donnent la polyvalence et l’augmentation des compétences des personnels est précieuse pour une entreprise de service en pleine vague de numérisation.

 

La question du statut renvoie, comme celle de la position en matière de concurrence, à la Loi, donc au Parlement : là il y a de la discussion en commissions, du travail d’écoute (les Parlementaires « auditionnent » les représentants syndicaux, des experts, des représentants des usagers, des collectivités locales). Surplombant le tout, la question de la dette : on ne peut pas être dans la négociation, cela concerne l’État, le Parlement et nous les contribuables-citoyens. On est dans le jeu de la démocratie politique.

 

L’ouverture à la concurrence a été votée, ainsi que l’arrêt des recrutements « au statut » : des concurrents de la SNCF vont donc exercer le même métier avec leurs propres salariés et de nouveaux entrants (la SNCF embauche beaucoup en ce moment et on peut peut-être espérer voir un peu plus de femmes et de gens de toutes couleurs) vont faire le même travail que les cheminots. Des « agents » de la SNCF vont être transférés dans d’autres entreprises. Il est donc nécessaire de fabriquer une nouvelle « convention collective » pour les salariés du « secteur ferroviaire » : on est dans le jeu de la négociation sociale de branche entre partenaires sociaux. Un round de négociation avait commencé en 2016, puis arrêté par le gouvernement de l’époque : c’est dommage. Mais il existe un point de départ cosigné par la CFDT et l’UNSA.

 

L’abandon ou l’entretien des « petites » lignes, certaines urbaines d’autres très rurales, dépend des collectivités locales, principalement des Régions : c’est un enjeu d’aménagement du territoire et de transition écologique. Les choix doivent se construire localement dans des schémas de mobilité incluant tous les modes de transport en commun mis à disposition des usagers en complémentarité. On est dans le jeu de la démocratie politique locale et nationale dans une République dont il n’est pas inutile de rappeler que depuis 2003, elle a de par la Constitution « une organisation décentralisée ».

 

L’affaire SNCF est un cas d’école, car on y voit quatre logiques et quatre domaines de mise en débat de questions complexes : la concertation avec les parties prenantes sur le projet stratégique d’une entreprise, la fabrique de la Loi, la négociation de branche (dont la loi de réforme du Code du travail de 2017 vient de réaffirmer l’importance) et la construction de politiques publiques des transports au niveau local. Chacune de ces mises en discussion a sa propre temporalité, ses règles du jeu, voire ses rituels. Elles peuvent s’enrichir mutuellement. Il ne suffit pas de revendiquer davantage de dialogue social classique et il serait bien de réfléchir davantage à ce que peuvent être les formes de mise en débat des questions complexes.

 

SNCF : à trop vouloir en faire un combat singulier, un duel à l’ancienne (vous voyez à qui je pense…), tel celui qui vient d’avoir lieu chez Air France où un syndicat se prend pour le DRH de l’entreprise, on n’y gagne rien. Sauf le spectacle.

Les entreprises sont mortelles, les syndicats aussi le sont.

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.