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A quoi servent les économistes ? Voilà bien une question que l’on se pose régulièrement.  Experts écoutés et parfois redoutés ? Conseillers du Prince ? D’aucuns en rêvent sans doute mais les gouvernants prennent bien peu en compte les résultats des sciences sociales…Pierre Maréchal a lu attentivement le dernier livre d’Abhijit V.Banerjee et Esther Duflo Economie utile pour des temps difficiles.

Huit ans après avoir publié  Repenser la pauvreté, Esther Duflo, franco-américaine, et son mari américain d’origine indienne Abihjit Banerjee ont entrepris ce livre « pour donner espoir ». Leur premier ouvrage était un texte visant à populariser les résultats de leurs nombreux travaux (1) qui leur ont valu de recevoir le prix dit Nobel d’économie en 2019 (avec Michael Kremer). Ce nouveau livre répond, disent les auteurs, à un besoin de faire le point face à un monde qui va mal, confronté à un certain nombre de défis et d’impasses. Sortant de leur domaine de spécialité mais en s’appuyant sur les meilleurs travaux récents, ils montrent en quoi l’échec des politiques économiques est en partie imputable à des idéologies soutenues par une mauvaise pensée économique.

Il en résulte un livre puissant et passionnant, à la fois audacieux (remise en cause des doxa) et modeste (quand on ne sait pas, il faut dire qu’on ne sait pas). Par la complexité des sujets abordés il suggère plusieurs niveaux de lecture, mêlant des chapitres où sont convoqués et discutés les meilleurs travaux d’économistes sur des sujets comme les migrations, la croissance ou le commerce mondial avec des chapitres moins fondés sur des travaux théoriques (peut-être n’existent-ils pas vraiment) mais où de nombreuses  observations stimulent la réflexion (l’impact des nouvelles technologies, les inégalités, l’environnement).

Les auteurs ont surtout travaillé dans les pays pauvres ou en développement mais ils observent que les pays développés rencontrent aussi beaucoup de problématiques de pauvreté. Ecrit aux Etats-Unis en américain, ce livre s’inscrit largement dans les débats actuels de ce pays. Mais c’est aussi une réflexion qui s’appuie sur une vision mondiale des économies.

L’autre apport original est une analyse de ce que l’on pourrait appeler les blocages mentaux (pourquoi on nie les évidences des faits) et comment les débloquer. Les auteurs ont ainsi inséré un chapitre un peu inattendu intitulé « Préférences, désirs et besoins », montrant ainsi, et c’est effectivement très important, pourquoi les « mauvaises idées » ont du mal à céder le pas aux « bonnes idées », à reconnaitre les faits. Ils témoignent ainsi d’un réalisme concernant les résistances, fruit sans doute de leurs expériences mais également de leur souci de faire progresser l’action en analysant la raison de tels freins.

Les économistes : utiles, inutiles ou toxiques ?

On se souvient de l’étonnement de la Reine d’Angleterre qui se demandait pourquoi les économistes n’avaient pas prévu la crise de 2007.

Mais il y a plus grave.

40 ans de transformations ont changé le monde en profondeur avec des aspects positifs et des aspects négatifs mais au final le monde va mal.

Tous ces bouleversements n’ont pas été volontaires mais ils sont, en grande partie, le fruit de politiques inspirées par des économistes qui ont semé les graines de la mauvaise économie.

Les politiques sont puissantes, elles façonnent le cours des choses.  Mais elles ont souvent été fondées sur des idées erronées soutenues par la mauvaise économie, celle qui affirme que le libre-échange est bon pour tous, que la poursuite de la croissance est un objectif incontournable, témoignant d’un optimisme irréductible à l’égard des mécanismes de marché… autant d’affirmations qui, en réalité, reposent sur l’ignorance, l’idéologie et l’inertie. Cette pensée économique est portée par ceux qui s’arrogent le droit d’ignorer le poids des faits et de la preuve. D’où le constat du hiatus entre le pouvoir d’influence des économistes et la faiblesse théorique de nombre de leurs travaux : et les auteurs de dénoncer l’usurpation à conférer un statut de scientifique à des résultats qui ne font l’objet d’aucun consensus de la communauté des économistes.

C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les économistes sont devenus inaudibles.

Pour être audibles, il faudrait obtenir la confiance que les économistes, par leurs prétentions (ils se trompent souvent) et par leurs désaccords, peuvent difficilement conquérir. C’est une corporation très divisée et dogmatique.

Les auteurs notent deux choses :

  • Quand il y a consensus entre économistes (ce qui est rare) il est totalement différent de l’opinion courante
  • Lorsque l’opinion du public et celle des économistes différent, ce ne sont pas toujours ces derniers qui ont raison.

Or, les auteurs affirment qu’il existe une bonne économie et l’objet de ce livre est de le montrer. Face aux grands défis d’aujourd’hui : l’immigration, le libre-échange, la croissance, les inégalités et l’environnement, la fiscalité ou le rôle des Etats,  les grandes idées dominantes qui inspirent les actions des politiques sont contredites par les faits ou plus exactement par un très grand nombre de travaux de la bonne économie.

Cette bonne économie repose sur un cœur de métier qu’Abhijit  Banerjee et Esther  Duflo  définissent de la manière suivante : « tenir compte des faits, se méfier des solutions miracles et des réponses toutes faites, être modestes et honnêtes sur ce que nous savons et sur ce que nous ne savons pas, et , plus important encore, se tenir prêts à essayer des idées et des solutions nouvelles, quitte à se tromper tant que cela va dans le sens de l’objectif que nous poursuivons ; bâtir un monde plus humain ».

La bonne économie est donc celle qui tient compte des faits, celle qui consiste à présenter des faits et une interprétation de ces faits, d’en débattre avec les pairs pour dégager un consensus, ou ajoutent-ils, une sorte de « désaccord raisonnable ».

La question des faits qu’il faut rassembler pour confirmer ou infirmer une conjecture, une hypothèse est de première importance et les auteurs se sont fait une spécialité de les construire en s’appuyant sur la méthode des essais randomisés contrôlés, méthode expérimentale qui analyse les effets d’une mesure sur des groupes-tests, dont un groupe de contrôle pour lequel la mesure n’est pas appliquée.

Un des intérêts du livre réside dans les multiples exemples cités qui montrent toute la difficulté et l’art qu’il faut développer pour rassembler des données susceptibles d’apporter des réponses scientifiques.

Ainsi, en produisant une économie utile (apportant des recommandations permettant d’obtenir des résultats positifs), il sera possible de « Make economics great again » (titre du premier chapitre).

Idéologie, ignorance, inertie

Les idées fausses, soutenues par des discours idéologiques dont la cohérence repose sur l’ignorance des faits ou sur des vérités anciennes, sont le malheur de nos sociétés.

Le chapitre sur le commerce international, un des domaines où la pensée économique a apporté des résultats puissants (cf le théorème de Stopler-Samuelson (2) ), montre que le discours sur les vertus de la libéralisation des échanges internationaux est devenu une idéologie ignorant tous les perdants notamment ceux piégés dans des zones sinistrées (situation explicitée dans le chapitre sur les migrations).

Il aurait fallu, pour éviter ces drames qui nourrissent les populismes, consacrer des budgets importants pour limiter le nombre des perdants, soit en les aidant à changer de travail ou de lieu de vie, soit en trouvant un moyen de mieux les dédommager. Mais cela aurait fait apparaitre au grand jour que le commerce international nécessite de gros coûts d’adaptation.

Autre sujet abordé : la croissance.  Malgré l’accumulation de très nombreux travaux, la question de la croissance des économies de chaque pays reste en grande partie inexpliquée même si l’on dispose de nombreux apports théoriques éclairants. Par exemple Robert Solow avait, dès le milieu des années 1950, annoncé que la croissance finirait par ralentir, annonçant la fin des trente glorieuses.

Les auteurs nous livrent un commentaire détaillé des principales doctrines construites, les confrontent aux faits.  De cette complexité, il résulte une somme de cas particuliers (aucun épisode n’est semblable à un autre) dont on peut ou pourrait tirer des enseignements généraux pour stimuler la croissance aussi bien pour les pays développés que pour les pays pauvres. Il n’y a pas de recette.

Il reste que les politiques dominantes des pays développés continuent à rechercher des stimulants pour relancer la croissance dans la baisse des impôts, la réduction de l’intervention de l’Etat espérant que l’agilité retrouvée de ceux qui créent des richesses finira par payer.  Voie illusoire qui a pour effet certain de dégrader les conditions de vie des plus pauvres. Et d’ajouter qu’il n’est pas prouvé que les baisses des impôts pour les riches produisent de la croissance économique.

Au final, les auteurs demandent pourquoi il faut se focaliser sur des politiques de croissance dont la justification théorique est des plus incertaines et révèle l’inertie d’une pensée qui n’a pas fait le deuil des trente glorieuses.  D’autant plus que l’on sait maintenant que la croissance est préjudiciable à l’environnement.

« Economie utile pour temps difficiles » ?

Il fallait faire tout ce travail de remise à plat. Une grande partie des théories économiques qui ont façonné la pensée de nos dirigeants et élites s’est révélée imparfaite voire erronée. Tel est le message porté par les auteurs.

Et pourtant, ils veulent apporter un message d’espoir dans le fait que les économistes, par leurs travaux, peuvent apporter des réponses aux défis d’aujourd’hui en évitant les erreurs du passé.

Quarante ans de grands bouleversements très rapides se sont traduits par un recul de la pauvreté mondiale. Les inégalités entre les pays ont diminué mais les inégalités au sein de chaque pays se sont accrues (voir dans Metis : « Mondialisation et inégalités : fausses idées et vraies menaces », janvier 2013) .

Spécialistes des questions de lutte contre la pauvreté dans les pays pauvres, les auteurs observent qu’aujourd’hui il existe des problématiques communes liées aux phénomènes de pauvreté dans les pays pauvres et les pays riches, notamment à cause du développement du nombre de perdants (voir dans Metis : « Classes moyennes, ultra riches et égalité des chances », juin 2019)  attribuable à leur abandon et à l’incapacité/volonté de leur apporter des solutions favorables.

Les sociétés réagissent souvent aux défis d’aujourd’hui avec les méthodes d’hier. On est passé, en quarante ans d’un visage de la pauvreté comme étant celui de la marginalité à celui de l’exclusion c’est-à-dire de ceux qui n’arrivent pas à rejoindre le « peloton » d’une société qui continuait à s’enrichir  (on parle de les insérer). Puis la vague des perdants est montée, celle des décrocheurs du peloton qui ont perdu l’espoir de le rejoindre.  Or, pour reprendre l’image de la course cycliste, une société ne peut pas fonctionner avec un peloton de plus en plus restreint.

Les dispositifs issus de l’ancien pacte social sont inadaptés, d’autant plus perçus comme coûteux qu’ils ne fonctionnent plus.

Une économie utile est désormais celle qui apportera des éclairages et des réponses à ces défis.

Le message des auteurs est d’affirmer qu’il est possible d’imaginer des dispositifs, des solutions efficaces en mobilisant des ressources pour des résultats avérés. Ils s’appuient pour cela sur leur expérience et leurs travaux. Cela exige de procéder à des essais d’une manière rigoureuse, de comprendre ce qui a marché et les raisons des échecs : là l’apport des économistes devient crucial. Les « bonnes » idées fondées sur l’intuition trompeuse et le bon sens sont rarement pertinentes car elles reposent souvent sur des représentations erronées (et idéologiques) des logiques de comportement des populations en difficulté : elles se traduisent par des programmes coûteux et inefficaces qui contribuent à la perte de crédibilité des hommes politiques et des institutions.

L’avenir totalement incertain et imprévisible pose de multiples questions: quelles technologies avec quels impacts, quel commerce mondial, quelles politiques de l’environnement, quelles suites à la pandémie… ? Le choix prioritaire de l’accumulation de richesses (donc de la croissance) doit être mis de côté. Il se peut qu’une certaine forme de croissance se maintienne mais on ne sait pas comment.

Une priorité serait de repenser les politiques sociales. Dans toutes les évolutions à venir, il y aura des perdants et le rôle des politiques à mener est d’éviter qu’il y ait trop de perdants car il en va de la stabilité de nos sociétés et de l’avenir de nos démocraties.

Le dernier chapitre intitulé « Du cash au care » donne des pistes pour repenser les politiques sociales qui doivent, disent-ils, maintenir la tension entre l’aide pécuniaire et le souci de l’autre. Faute de cela, ces politiques manqueront leur but d’accroitre le bien-être des laissés-pour-compte et des perdants.

Ils montrent que les dispositifs conditionnels d’aide sont souvent inefficaces, qu’ils sont en réalité plus fondés sur des principes moraux que sur l’écoute des besoins des personnes en difficulté. Ils citent des travaux qui démontrent que les aides n’accroissent pas significativement le refus de travailler pour démonter l’argument d’incitation à l’oisiveté mainte fois utilisé.

Ils abordent aussi la question du revenu universel, dispositif dont les principes et les modalités de mise en œuvre doivent s’inscrire dans les contextes locaux. Ainsi, partant du fait « que la crise dans les pays riches est liée au fait que les individus qui pensaient appartenir à la classe moyenne ont perdu l’estime de soi que leur donnait le travail, alors le revenu de base universel n’est pas la solution ».

Est-ce que cela suffit pour redonner espoir ? Est-ce que cela permettra aux économistes de retrouver leur « honneur perdu » ? Les grandes doctrines qui ont servi de guide ont failli ; ce livre contribue à le démontrer après d’autres. Face aux défis présents, nous sommes entrés dans une phase de tâtonnements, conduits à explorer et expérimenter des voies nouvelles et inconnues, avec l’espoir de trouver de meilleurs chemins pour l’avenir. Les auteurs nous montrent quelle part ils comptent prendre dans cette recherche absolument vitale pour tous.

Pour en savoir plus

– Abhijit V.Banerjee, Esther Duflo, Economie utile pour des temps difficiles, Seuil, 2020

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.