J’étais sur son vélo. Peut-être pas sur son porte-bagage, mais à côté de lui. Avec lui, je subissais les cahots des rues pavées de Paris. Avec lui, je frémissais à l’approche des carrefours, me sentant tellement vulnérable, à la merci d’un refus de priorité. J’étais embringué dans SES courses folles de livreur à vélo, mais aussi dans SA course folle de travailleur invisible, qui se bat pour obtenir son permis de séjour. Un compte à rebours rythmé par ses rendez-vous avec l’Office de l’immigration.
Ce cycliste sans papiers, c’est Souleymane, dont le cinéma nous raconte l’histoire, en ce moment sur les écrans (voir la chronique de Jean-Marie Bergère). Et ce film nous parle du caractère ténu des destins, des valeurs qui font notre humanité, mais aussi du travail. Ce travail que Souleymane a compris comme étant le tremplin qui peut lui permettre de s’en sortir. Ce travail qui décuple son énergie, mobilise son espérance pour un futur plus digne, mais qui, aussi, le fait souffrir. Ce n’est pas seulement la dureté des conditions DE travail dont il est question, pédaler sous la pluie, sans compter ses heures, sans avoir eu le temps de manger ou la possibilité de se laver, mais aussi la condition DU travail : il faut payer pour travailler, s’acquitter de la sous-location du compte Uber (ou Deliveroo, les noms ne sont pas prononcés) auprès d’un petit exploiteur, lui aussi noir de peau, mais qui a pu s’en procurer un.
Dure condition que celle du travail manuel, méprisé depuis Platon et Aristote, parce qu’il apparaît comme un obstacle à l’élévation de l’homme vers la vertu. Héphaïstos, le dieu grec des artisans, était né si laid que sa mère l’avait jeté de l’Olympe, si bien qu’il boitait sur ses jambes grêles, ajoutant à sa laideur. Ce n’est pas pour rien dans la distinction qu’opère Hannah Arendt entre l’homo laborans et l’homo faber ; entre le travail besogneux (celui qui harasse les corps) et le travail créateur (celui qu’elle appelle « l’œuvre »). Elle reprenait ainsi la distinction de Locke entre l’ouvrage des mains et le travail du corps, qui rappelle l’ancienne opposition grecque entre l’artisan et ceux qui travaillent par leur corps, qui n’étaient que des esclaves.
Cela m’amène à penser que cette vieille expression de « travail manuel », bien adaptée au travail du paysan, de l’artisan et de l’ouvrier de l’usine fordiste, n’est plus appropriée aujourd’hui. Les « manuels » d’aujourd’hui, les ouvriers contemporains, sont caristes, manutentionnaires, régulateurs de flottes de vélos, déménageurs, installateurs, réparateurs, livreurs à vélo comme Souleymane : ce n’est plus le travail manuel, c’est le travail des corps. Leurs points communs : tout le corps est sollicité et il se confronte à la matière – y compris la matière animale pour un ouvrier d’abattoir ou la matière humaine pour une auxiliaire de vie.
Et la matière, on la respecte. Selon Arthur Lochmann, traducteur, philosophe et charpentier, auteur de La vie solide : la charpente comme éthique du faire (Payot, janvier 2019), les poutres de Notre-Dame ont duré jusqu’au dramatique incendie parce qu’on ne sciait pas ; on équarrissait (« délignage ») à la hache selon les veines naturelles du bois, ce qui lui confère la capacité à évoluer, d’où sa durabilité.
Cela rappelle ce bon vieil Heidegger, dont le père n’était pas seulement sacristain mais aussi tonnelier. Dans « Qu’appelle-t-on penser ? », il parlait de la menuiserie, relevait que le menuisier s’adapte à la nature du bois (« s’accorde avant tout aux diverses façons du bois, aux formes y dormant ») et concluait : « penser est du même ordre que travailler à un coffre », parce que la pensée est une confrontation – comme le travail manuel est une confrontation avec la matière.
L’opposition entre travail manuel et intellectuel est une farce. Joseph Ponthus, auteur de A la ligne, feuillets d’usine, remarque les euphémismes : on ne dit plus la chaîne mais la ligne, le conducteur de ligne plutôt que le contremaître, l’opérateur de production plutôt que l’ouvrier. « Le matin, je me mets sur la ligne de l’usine (un abattoir) et le soir, à la ligne de mon écriture ». Il explique qu’il faut chercher le geste parfait pour bénéficier d’un peu de marge de manœuvre, qui permet à l’esprit de vagabonder ou au travailleur de fredonner (voir en podcast : « Travaux manuels », dans Répliques, l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture, 25 mai 2019).
Mais bien que confronté à la matière, ce travail des corps est en grande partie régulé par une organisation immatérielle, l’économie des plateformes, dont l’opacité est bien montrée par « L’Histoire de Souleymane ». Cette économie fonctionne certes sur des innovations technologiques, mais aussi sur une armée (de réserve ?) de tâcherons, qui pédalent, trottinent, conduisent, likent, commentent pour un salaire de misère, voire pas de salaire du tout.
Et voici ce que dit Abou Sangare, le guinéen qui interprète magnifiquement Souleymane dans le film de Boris Lojkine. Abou qui, « dans la vraie vie », se bat lui aussi pour obtenir ce salvateur titre de séjour et a essuyé plusieurs refus : il est sous OQTF depuis juillet 2024. Il espère que sa notoriété procurée par la réussite du film primé à Cannes lui donne un coup de pouce. Voici ce qu’il dit à Sonia Devillers, dans un entretien sur France Inter, en octobre 2024 : « J’aime le cinéma. Ça m’a permis aujourd’hui d’être avec vous, sur ce plateau. Mais mon rêve, le jour où j’aurai mes papiers, c’est de retourner au garage où je suis mécanicien ».
Evidemment, cette noble profession de mécanicien me ramène à ce merveilleux bouquin de Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, opportunément sous-titré : « essai sur le sens et la valeur du travail » (éditions La Découverte, collection Cahiers libres, mars 2010 ; voir la recension de cet ouvrage dans Metis : « Sous le capot, la sagesse », par Danielle Kaisergruber, août 2010). Crawford y raconte son expérience d’universitaire, philosophe, rédacteur dans un think-tank de Washington, finalement devenu réparateur de motos. Il confesse avoir l’impression qu’un travail manuel est plus intéressant « d’un point de vue intellectuel » : en matière de réparation, le diagnostic, un peu comme en médecine, est un acte de jugement déterminant et élaboré. Il montre ainsi les conséquences délétères de la séparation entre le penser et le faire, qui caractérise encore nos organisations enferrées dans la sainte alliance entre Taylor et Fayol.
Le livre de Crawford est fortement imprégné de l’ouvrage « Ce que sait la main » (The Craftsman, Allen Lane, 2008), du sociologue américain Richard Sennett, dans lequel il constate les limites de cette opposition (« La tête et la main sont séparées intellectuellement, mais aussi socialement » écrit-il) et essaye de la dépasser, en montrant que dans tout travail, même routinier et partiel, il y a pensée.
C’est « l’éthique du faire », qui inspirera plus tard le mouvement des makers, puis les « bifurqueurs », les étudiants d’AgroParisTech et d’autres grandes écoles, en quête d’un travail plus consistant de sens et de valeur(s) et qui se sont opposés aux « bullshit jobs », si bien moqués par l’anthropologue David Graeber (voir sur mon blog : « Les jeunes diplômés et l’entreprise : lost in transition »).
Laurence Decréau, sociologue et auteure du livre « L’élégance de la clé de douze, Enquête sur ces intellectuels devenus artisans », paru en 2015 et « Tempête sur les représentations du travail », s’est imprégnée de l’ouvrage de Crawford et commente : « L’auteur se rend compte qu’en faisant de la mécanique, tout est convoqué : la mise en place d’une démarche hypothético-déductive pour comprendre le mystère de la panne, une culture du sujet – il faut en avoir vu passer beaucoup pour comprendre ce que ça peut être – et tous les sens convoqués à travers le bruit, l’odeur et le toucher… C’est finalement une stimulation intellectuelle profonde dans laquelle tout le corps est mobilisé ». Le lecteur intéressé trouvera un développement sur ce thème dans un article que vient de publier Sophenn Le Roux, « Métiers de la main et métiers intellectuels : une opposition dépassée ? », sur le site de l’indispensable Fondation Travailler Autrement.
Comme le rappelle Jean-Louis Fréchin, directeur de l’agence Nodesign, dans « L’intelligence de la main ? » (Les Echos, 26 mai 2015), ce mouvement se rattache à une très ancienne tradition, celle de « Diderot et d’Alembert, qui ont milité dans l’Encyclopédie pour le développement de la science et des techniques et, à travers elles, ont cherché à reconstituer l’antique union de la tête et des mains ».
De l’« Encyclopédie » à Souleymane, le fil est tracé…
Ce fil nous conduit à mettre en doute l’incantation gouvernementale assénée depuis 2017 : « il faut remettre le travail au centre ». Une société qui encouragerait le travail commencerait par moins le taxer, au détriment de la rente, de l’oisiveté et de l’héritage. Or, c’est exactement l’inverse qui se produit. Dans son article issu de la précédente newsletter de Metis, Pierre Maréchal, propose une analyse critique du livre d’Antoine Foucher, « Sortir du travail qui ne paie plus », qui a l’immense mérite de fixer les ordres de grandeur : « aujourd’hui nous taxons le travail à 46 %, le capital à 30 %, les pensions de retraite à 14 % et l’héritage à 6 % ».
Une charpente est faite pour durer. Et le titre du livre d’Arthur Lochmann, La vie solide, est une réponse à celui du philosophe et sociologue polonais Zygmunt Bauman, La vie liquide, qui décrit nos sociétés instables et imprévisibles. Car le travail, lui, ne se laisse pas saisir aisément et ne flotte pas comme un bouchon au gré des courants et des modes managériales. C’est l’un des points soulevés par l’entretien passionnant que nous a donné Pascal Ughetto, professeur de sociologie à l’université Gustave Eiffel, qui montre que le Covid et les événements qui l’ont accompagné n’ont pas véritablement initié des mutations nouvelles, mais ont plutôt amplifié des évolutions à l’œuvre depuis longtemps, souvent à bas bruit, comme la remise en cause très progressive de la centralité du travail dans nos vies. Et ces évolutions du travail ne bénéficient que de très loin à ces « travailleurs du corps », qui restent essentiellement des invisibles, malgré les promesses présidentielles. Un chiffre que j’extrais d’un des nombreux baromètres qui émaillent l’actualité : 8 % d’ouvriers seulement ont expérimenté le télétravail.
Lorsque vous lirez cet éditorial, contrairement à celui qui l’écrit dans la nuit de dimanche, vous saurez (peut-être…), qui a emporté l’élection présidentielle américaine. Dans son article “L’Amérique des petits fermiers blancs”, Danielle Kaisergruber nous montre le poids de l’histoire, ancrée dans le travail de la terre : « la figure du colon qui a défriché sa terre, du fermier blanc courageux et tenace a valeur de mythe fondateur. Et perdure ». Ces travailleurs de la terre, auxquels s’ajoutent aujourd’hui ceux de la « Rust belt », la ceinture rouillée, qui entoure les terres d’industrie livrées à l’appétit de la concurrence internationale, sont sans doute ceux qui feront pencher l’élection.
Et notre Rust belt à nous ? Le sociologue Nicolas Renahy a retrouvé un groupe d’anciens retraités syndiqués de l’usine de Peugeot à Sochaux. Cette usine dans le Doubs a été la plus grande usine de France dans les années 1970-80, avec près de 40.000 salariés à l’époque, dont les trois quarts étaient ouvriers. Une cathédrale ouvrière. Le site repris par Stellantis ne compte plus aujourd’hui que 5.000 salariés, dont moins de 3.000 sont ouvriers. Dans un entretien au quotidien Libération (2 novembre 2024) Nicolas Renahy livre un détail qui m’a troublé : sur les chaînes de montage de Stellantis aujourd’hui, il y a 25 à 30 mètres entre deux ouvriers. Étonnez-vous que les collectifs meurent, quand le simple bavardage, qui est aussi échange de consignes et de conseils, disparaît de l’activité de travail.
Non mais franchement, c’est quoi ce travail ?
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