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La rentrée sociale d’octobre 2007 aura marqué une rupture. Le conflit des régimes spéciaux, en l’instant suspendu, aura sûrement été le dernier du genre et le premier d’une nouvelle donne de nos rapports sociaux. Ni pouvoirs publics, ni patronats, ni syndicats n’en sortent indemnes et ceci bien au-delà des fonctions publiques et des entreprises publiques.

Sarkozy et le principe de réalité

Vingt ans après la déclaration de Michel Rocard selon laquelle il faudrait qu’au moins cinq gouvernements chutent sur les retraites avant de voir une réforme aboutir, quelles conditions fallait-il réunir pour en arriver à la situation présente ? Vingt ans d’eau passée sous les ponts, avec des gouvernements de gauche comme de droite, affublés de patronats et de syndicats plus préoccupés de torturer le sens des événements, pour les rendre conformes à leur manière de se les représenter, qu’à les nommer pour ce qu’ils sont.
Le pourrissement des problèmes et le mûrissement de l’opinion, conduisant à nommer explicitement les réalités, ont créé une situation que le vainqueur des élections présidentielles a su mieux utiliser que ses concurrents.
Quelle que soit la manière de poser les problèmes ou d’y plaquer des solutions a priori contestables, le nouveau Président n’en est pas moins l’artisan de la nomination des réalités. La tornade des réformes engagées et les problèmes tous azimuts mis sur la table ont réactualisé les questions et déstabilisé d’autant les plus ancrés dans les certitudes, à gauche comme à droite. Les premiers effets de la confrontation aux réalités entraîneront beaucoup d’autres questions. La situation va contraindre autant la majorité que l’opposition et autant les patronats que les syndicats, à renouer avec le principe de réalité. C’est de cette résurgence du principe de réalité portée par « l’effet Sarkozy » qu’est né le conflit des régimes spéciaux, comme révélateur ultime de l’obsolescence de la gouvernance politique et syndicale de nos rapports sociaux.

Pour tous, faire preuve de pédagogie

La déstabilisation aidant, tout le monde a d’abord tâtonné de se trouver au pied du mur d’un sujet aussi symboliquement lourd que conflictuel. Chacun savait qu’on ne s’en sortirait pas par les biais antérieurs.
Tout le monde savait que l’opinion publique, comme toujours, trancherait l’issue, mais chacun aurait à la faire accepter à ses militances. La tâche n’était simple ni pour le gouvernement avec sa majorité ni pour les organisations syndicales avec leur base. Tout le monde en est devenu prudent et soucieux de faire acte de « pédagogie », à l’Élysée comme dans les confédérations, sachant que le passage en force aurait été la pire des solutions. La contrainte pédagogique d’avoir à re-former les siens aux réalités était présente avant le conflit. Plus ou moins bien menée au tout début, l’exercice de pédagogie a fini par se pratiquer. Ce n’est pas le moindre apport du conflit pour les changements à venir.

La stratégie des pouvoirs publics : ce qu’elle révèle du « Sarkozysme »

L’initialisation du conflit par les organisations syndicales n’était pas difficile à prévoir. Le Président de la République, doté a priori d’une image thatchérienne, pouvait en garder l’apparence le temps nécessaire, rupture et détermination l’y obligeant. Avec l’opinion en soutien, il pouvait, le cas échéant, pousser les organisations syndicales à la faute, en faisant durer les choses.
Quel que soit le succès de la manifestation du 18 octobre, il était simple de programmer que le soir même on prendrait acte de la mobilisation, en affirmant le caractère non négociable des 40 ans de cotisation. On intimerait aux directions des entreprises publiques de ne pas rester inertes ; en jouant du corporatisme de certaines organisations syndicales afin de diviser le mouvement, ou en adressant un courrier à l’ensemble des agents sur ce que pourraient être les compensations offertes si la négociation s’ouvrait.

La revendication syndicale d’une sorte de Grenelle des régimes spéciaux aurait conduit à remettre en cause « l’in-négociable ». C’était inacceptable mais c’était l’occasion de montrer sa détermination. On faisait largement savoir qu’en coulisse les liens n’étaient pas rompus et officiellement, caméra à l’appui, on n’arrêtait pas de se voir. Le temps n’était pas encore venu de « faire par libéralité ce à quoi la nécessité contraindrait » s’agissant d’une réforme qu’il faudrait absolument conclure.
Du 18 octobre au 14 novembre, date de la grève reconductible, on aura tenu ferme sur la ligne : en dramatisant la perspective de « prise en otage » des usagers et en tenant un discours flou aux organisations syndicales, notamment à la CGT. Celle-ci, leader incontesté dans les lieux concernés, est l’interlocutrice privilégiée du gouvernement. Un calcul tout compte fait payant, quand la confédération CGT donnera l’occasion d’une sortie par le haut, avec l’offre de négociation tripartite décentralisée. Une occasion offerte au gouvernement de céder, sans pour autant reculer. Pour les organisations syndicales, une première victoire susceptible d’être portée au crédit du rapport de force créé le 18 octobre, mais aussi une porte de sortie honorable à une éventuelle suspension du conflit en faveur de la négociation. Il fallait néanmoins, du point de vue du gouvernement, faire durer. La « prise en otage » de l’opinion devait être vécue le temps nécessaire, pour rendre la grève d’autant plus impopulaire, et qui sait, avoir son soutien pour faciliter la future mise en place du « service minimum » deux mois plus tard.
On jouerait donc le numéro trop classique de nos relations sociales : « nous sommes prêts à négocier mais à condition d’une reprise préalable du travail ». Il faudra l’intervention de François Chérèque pour rappeler que la « négociation n’a rien d’inconciliable avec le conflit ». Le conflit sera suspendu au moment où les sabotages marquaient la limite à ne pas franchir si l’on voulait vraiment éviter le pire.

Le Sarkozysme : un grand pragmatisme

Fort de sa stratégie, le Président de la République ne peut plus se voir accoler l’image de Margaret Thatcher, sauf dans l’esprit de quelques militances syndicales anarcho- trotskisantes ou archéo staliniennes. Simultanément aux négociations en cours, le Président persiste et signe sur son « travailler plus pour gagner plus » avec les RTT et assène un coup fatal aux 35 heures, cela par le biais des « accords majoritaires » si chers à la CFDT et à la CGT et qui déplaisent tant aux patronats. Diabolisé ou encensé, on ne savait pas trop ce qu’était le « sarkozysme ». Peut-être est-ce moins le portage idéologique d’un libéralisme pur et dur, déjà émoussé, qu’un grand pragmatisme. Un pragmatisme qui semble compter avec le syndicalisme, en l’état de l’opposition et de la vulnérabilité patronale, plus hétérogène que jamais, comme l’a révélé l’affaire de l’UIMM.

Et ce n’est qu’un début

On se rendra vite compte, grâce à l’ouverture des négociations décentralisées, que le début de prise en compte des réalités va voir son champ s’élargir. Ainsi sur l’allongement de la durée de cotisations à 40, 41 et 42 ans. On aura du mal à l’Opéra de Paris à faire danser les danseurs durant 40 années. Il va falloir considérer tout autrement la pénibilité et les inaptitudes qui répugnent tant aux patronats du public et du privé. Le « travailler plus et plus longtemps pour gagner plus » va dévoiler d’autres réalités. Pour les 61 % des plus de 55 ans qui sont inactifs, on devra trouver autre chose que les CDD seniors. Il faudra aller regarder de près comment, depuis la crise de la sidérurgie des années 70, on a créé avec la « convention générale de protection sociale de la sidérurgie », les premiers préretraités de 52 ans. Un précédent qui a fait florès, en faisant à la fois des anciens une variable d’ajustement permanente, et de ces départs précoces un acquis social. Une double perversion qui a généré les 61 % d’inactifs d’aujourd’hui. La boîte de Pandore des réformes est loin d’avoir livré tout son contenu, dont un retour sur nos pratiques du passé. La repentance à la mode va pouvoir s’appliquer à tout le monde.

Henri Vacquin

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