Les confédérations syndicales n’abordaient pas ce conflit sans inquiétude. Les agents des entreprises publiques allaient réagir à la réforme des régimes spéciaux avec une légitime colère, d’autant que le gouvernement avait préparé l’opinion en les désignant comme des privilégiés. Le coup de semonce du 18 octobre avait été un succès. Un taux de participation sans précédent et une grève restée « carrée », sans trop de reconduction les jours suivants.
Les fédérations et confédérations syndicales étaient soucieuses de garder la maîtrise des évènements face à une colère particulièrement vive des cheminots et des agents de la RATP. Une colère doublée, même chez les plus combatifs, du sentiment diffus que la réforme était inéluctable, situation des plus favorables aux « desperados ».
Maîtriser la situation allait être pour toutes les organisations syndicales, SUD Rail compris, l’enjeu majeur de la grève lancée le 14 novembre et reconductible selon les avis des assemblées générales. Celles-ci joueront un rôle décisif pour maintenir l’unité syndicale et éviter les « desperados ». On ne manque pas de vilipender notre syndicalisme, non sans quelques raisons, mais on doit au moins lui reconnaître d’avoir démontré sa capacité à réguler une crise, en dépit de son hétérogénéité.
On a surtout vu les cheminots, la RATP, EDF et GDF, même si l’Opéra n’a pu assurer toutes ses représentations avec les décors appropriés. Les électriciens et gaziers ont des grèves moins visibles. Le syndicalisme y a déjà été confronté, plus qu’ailleurs, à des moments où il a fallu faire face aux limites de l’exclusive défense du statu quo, dans des conflits frontaux avec les pouvoirs publics. Ils en ont appris les bénéfices de la négociation d’acquis compensatoires.
À la RATP, l’anticipation des conflits qui a fait sa réputation sociale ne vaut que pour les questions qui relèvent de la responsabilité de l’entreprise. Là, c’était une affaire qui la dépassait. En ces lieux de la SNCF et de la RATP, les organisations syndicales allaient vivre une situation radicalement nouvelle. Les plus corporatistes tenteraient comme souvent de tirer leur épingle du jeu, mais non sans forte pression interne.
La CFDT égale à elle même
Dans ces entreprises publiques, on a plus souvent qu’ailleurs une carte syndicale, mais on y est d’abord SNCF ou RATP avant d’être syndiqué. Ce n’est pas le cas pour les syndiqués à la CFDT. Sa représentation est faible à la RATP et très affaiblie à la SNCF depuis que la confédération, en opposition avec sa direction fédérale et à la différence de ses consoeurs, a assumé son réformisme et refusé le clientélisme, y perdant la moitié de ses adhérents. La CFDT a appelé seule à la reprise du travail, quand on pouvait craindre un pourrissement de la grève. Lors d’une manifestation, François Chérèque a eu droit aux huées des tenants de la révolution, huées que Nicole Notat avait déjà subies mais avec plus de vigueur. La CFDT n’avait pas grand chose à apprendre de ce conflit. Sa ligne s’avère d’ailleurs confirmée par l’évolution des autres confédérations. Contrairement au discours médiatique ambiant, si avoir raison trop tôt coûte cher, le retour sur investissement peut s’opérer plus tard, dans l’opinion, l’entreprise et tout le salariat.
SUD Rail, le couteau entre les dents
Il y a autant de SUD que de syndicats SUD d’entreprise. En général les militants sont très professionnels, comme ceux que l’on formait traditionnellement au PC et que l’on forme aujourd’hui dans les multiples écoles trotskystes, pour mener l’action dans le champ politique, les associations, les organisations syndicales ou agiter les milieux sensibles comme les étudiants et les lycéens. Cela dit, les percées opérées à France Télécom, (première du genre) et à la SNCF ne sont pas le fait du hasard. Les SUD viennent sociabiliser certains mécontentements sociaux et offrir le rêve d’un peu d’exotisme révolutionnaire. Ils font preuve d’une qualité revendicative qui se traduit par une réelle maîtrise des dossiers, professionnalisme oblige, et par un investissement militant très compétitif. Le tout dans une pratique très participative avec les mandants, antidote du centralisme démocratique et bureaucratique dont les SUD taxent toutes les autres organisations syndicales. Enfin et peut-être surtout, les SUD provoquent, du moins lorsqu’ils font leurs premières percées dans une entreprise, la même peur que celle qu’exerçait la CGT, quand, pour les patronats, elle avait entre les dents le fameux couteau qu’entre temps SUD lui a emprunté. Un contrepouvoir qui fait peur aux dirigeants constitue en soi un intérêt non négligeable pour les salariés. Une fois institutionnalisés à des taux proches de 15 à 20 %, les SUD sont comme tout le monde contraints de faire avec les réalités.
Trotskisme, convergences des luttes et universités
Avec les régimes spéciaux, tout institutionnalisé que soit SUD Rail dans l’entreprise, il est porté atteinte à rien moins « qu’à un acquis fondamental des luttes ouvrières » et, qui plus est, par un gouvernement de droite. Rien de tel pour exiger un troisième tour social, à condition d’initier la nécessaire « convergence des luttes » avec les fonctionnaires, les magistrats, les avocats, pourquoi pas les buralistes, mais aussi et surtout les étudiants et les lycéens, terrain des plus malléables, du moins le pensait-on. Ainsi rééditerait-on 1995, en oubliant que douze ans ont passé, que Sarkozy n’est pas Chirac et qu’aucune autre organisation ne voulait d’une convergence des luttes.
Pour les étudiants et les lycéens, le conflit offre un exutoire et un dérivatif ludique au mal de vivre ambiant. Les média, sensibles au jeunisme et prompts à plaquer sur l’évènement du moment la grille de lecture du précédent, pouvaient donner l’impression qu’un deuxième feu à côté de celui des régimes spéciaux allait créer les conditions d’un embrasement de la convergence des luttes. En fait il y avait bien de quoi faire prendre une mayonnaise mais pas de quoi la faire monter. C’est à un pourrissement du conflit et à un échec de la convergence des luttes qu’on a assisté.
Même le milieu étudiant n’échappe pas au principe de réalité. Le syndicalisme réformiste vient d’y remporter une victoire contre le jusqu’auboutisme, en un lieu où pourtant il germe avec facilité. La simultanéité des mécontentements ne produit pas forcément une cristallisation sans laquelle la convergence des luttes passe à côté de la plaque.
Le syndicalisme « SUD Rail » a poussé les feux dans les assemblées générales et les médias, il est aujourd’hui temporairement dans les négociations. SUD n’a pas eu le monopole de la combativité et n’a pas doublé la CGT sur sa gauche.
Rien n’indique un futur succès électoral des porteurs de la radicalisation des luttes. En effet, la CGT bouge vraiment et elle devient plus attractive. Les agents sensibles au grand soir sont de moins en moins nombreux.
Henri Vacquin
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