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La réforme française des retraites montre qu’une fois de plus le pays du Discours de la méthode en est resté au discours et qu’en matière de méthode notre pays fait pâle figure. Mais surtout, cette réforme – et quoiqu’il advienne des retouches annoncées sur la pénibilité ou les carrières longues, qui ne la rendront pas fondamentalement plus juste –  est avant tout une formidable occasion manquée pour le… travail !

 

Non pas tant à cause de ce passage par la rue devenu incontournable pour des syndicats, dont la force faute de pouvoir se compter en millions d’adhérents, ne se mesure qu’ainsi. Mais à cause de l’ensemble des non-dits qui l’accompagnent. Le système de répartition est-il sauvé ? Quid du niveau des pensions dans 10 ou 20 ans ? Enfin et surtout, quid du devenir de la vie et des parcours professionnels d’une part, aux critères et aux mécanismes de la protection sociale de l’autre ?

 

Car travailler plus longtemps signifie d’abord travailler autrement. Mais ce deal là n’a pas été noué au contraire de ce qui a pu se pratiquer dans certains pays nordiques (on relira le dossier que Metis a publié en mai dernier) Il y avait là une occasion rêvée de mettre sur la table les conditions du travail, les formes d’expression salariales, ces revendications montantes – mais portées par qui ? – du bien-être et du bien-faire, chères à Yves Clot pour qui les risques psycho-sociaux masquent le véritable enjeu de nos activités et de nos relations professionnelles qui est celui de la qualité du travail. Il y avait là une occasion unique de revenir sur les multiples exclusions dont souffrent jeunes et seniors, migrants et autres et vis-à-vis desquels les multiples plans et programmes qui se sont succédés ces dernières années ont été quasi sans effet. Bref, la réforme des retraites ouvrait sur une vaste réforme du travail.  Et il est légitime de prendre à partie des gouvernements qui, non contents de sous-estimer l’hyper sensibilité à la justice, catalysée par la crise et aggravée par les récentes affaires, ont pris ces questions sous un angle techno-financier.

 

Ce travail que laboure sans cesse Metis, nous en interrogeons ce mois-ci l’organisation ! Il y a un an, éclatait l’affaire France Telecom avec ses suicides en rafale. Depuis, nombre d’écrits ont été commis. Comme le rappellent le très intéressant (et court !) rapport rendu public par ASTREES en juin dernier et le débat public très riche qui l’a suivi, la question du travail a été masquée depuis des années par le chômage de masse. « L’emploi, l’emploi, l’emploi » s’écriait même l’ex premier ministre hollandais Wim Kok qui en avait fait le titre d’un de ses rapports au Conseil. Car le flot de réorganisations/restructurations qui rudoie nos économies depuis plus de 30 ans va bien au-delà de l’emploi : il a transformé de fond en comble nos activités, nos manières de travailler, nos façons de vivre. Pas étonnant par exemple que la question du rapport entre santé des personnes et restructurations émerge dans toute l’Europe comme en atteste une synthèse européenne récente. Ni que les conditions de travail que l’on croyait améliorées le soient réellement, comme le montrent les dernières enquêtes européennes.

 

Pas étonnant non plus que le stress soit devenu un objet de négociation sociale à l’échelle de l’UE et que s’y affrontent plusieurs visons, notamment celles qui font la part belle à la dimension individuelle et celles qui privilégient la dimension collective et organisationnelle. Faut-il alors crier haro sur les organisations actuelles ? Nouvelles formes d’expression au travail, contrat de compétences, sous-traitance plus équitable : il y a bien des choses à revoir dit le rapport ASTREES. Mais Xavier Baron nous rappelle que l’organisation du travail, avant d’être « rationnelle et scientifique » ou « sociale et démocratique » est une pratique sociale. Gestionnaire, elle doit nécessairement être efficace. Sociale, est doit être en même temps légitime. Et il montre que loin d’être mort le taylorisme fait aujourd’hui le succès des économies chinoises, indiennes et autres. Et que d’organisation du travail  alternative..point ! Pour Yves Lasfargue, spécialiste du rapport entre nouvelles technologies et travail, l’organisation comme la méthode ont tout simplement disparu, accentuant les dérives d’une civilisation de l’impatience. Certains à l’instar de l’entreprise Generali ont voulu mettre en place une organisation du travail responsabilisante censée à la fois renforcer la communauté de travail et améliorer le lien avec les clients. Mais pour quels effets ? A voir….

 

Dans un autre registre, Danielle Kaisergruber nous offre deux notes de lecture passionnantes. Dans un livre si joliment intitulé Eloge du carburateur, Matthew B. Crawford montre que la sagesse est sous le capot ! Il se moque de nos sociétés de la connaissance où le travail y est devenu aussi opaque et absurde que dans les « Temps modernes » de Chaplin et redoute un monde dans lequel notre rapport aux objets concrets aura disparu. Quant à Norbert Alter, longtemps sociologue pour France Telecom, son ouvrage Donner et prendre a le mérite de mettre, entre autres, l’accent sur ce qui ne se compte pas, mais qui compte tant.

 

Alors, pour en revenir à l’actualité, il est sans doute justifié d’en vouloir à des gouvernements qui souffrent d’une vision étriquée de l’emploi, inexistante du travail et dépassée du social. Le problème ne se limite pas malheureusement aux gouvernements Comme le dit de manière fulgurante Alain Touraine dans une interview au Monde alors que « la réalité est devenue « maxi », que l’économie globalisée a connu une formidable déflagration,  la réponse politique est « mini ». C’est tout le monde de l’entre deux, le monde des corps intermédiaires qui est épuisé. Nous sommes en train de sortir du social ». Et donc des concepts qui l’ont structuré : le travail industriel, une Europe maîtresse du monde, une division de l’espace entre villes et campagnes, une certaine majesté de la loi, une « communauté nationale », une nature considérée comme inépuisable et maîtrisable, etc…Il nous faut aujourd’hui, dit-il, « penser des choses nouvelles et faire des efforts considérables à la hauteur des enjeux eux mêmes immense.  Il y va de notre vivre et s’épanouir ensemble, il y va de nos démocraties ». Le lien entre social et démocratie a été largement fondateur pour le(s) modèle(s) européen(s), le sera-t-il encore demain ? Et quid du reste du monde, dont les choix en la matière ne seront pas moins importants ?

 

 

 

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