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Qui parmi nous a célébré le 9 mai dernier la fête de l’Europe ? Pas grand monde, j’imagine, et pour cause : qu’y a-t-il donc à célébrer ? A moins de penser que l’agonie d’une certaine idée de l’Europe est un prélude à une refondation désirable. Mais puisque nous en sommes bien loin, parlons d’autre chose ! Je voudrais évoquer ici la question de l’expression des salariés au travail. Promue en France dès 1982 par les lois Auroux, elle fut longtemps décriée avant d’être ignorée. Pourquoi renaîtrait-elle aujourd’hui alors qu’elle avait été accueillie avec une grande méfiance dans les années 80, tant par les dirigeants d’entreprises que par une large partie des représentants du personnel, craignant que celle-ci soit utilisée pour contourner leurs prérogatives ? Pourquoi ressusciterait-elle maintenant alors que d’autres initiatives ont-elles aussi, fait long feu, tels les cercles de qualité que la communauté managériale avait vus comme une piste possible ? La période actuelle lui serait-elle plus favorable ? Sans doute.

 

Au sein du tissu économique et social, réorganisations, mal-être, essoufflement des RH et de la représentation collective sont largement répandus et incitent à chercher des alternatives à des fonctionnements trop usés. Les transformations du travail – devenu plus complexe, plus fragmenté, plus tourné vers un résultat, mais aussi moins défini, moins stable – poussent aussi au dialogue, à la coopération mais aussi à la « dispute » chère à Yves Clot. Et cette prise de conscience est désormais manifeste chez nombre de dirigeants; elle est partagée par plusieurs organisations syndicales. Enfin, la montée du chômage, symptôme d’une crise non pas de l’emploi mais de l’activité, nous oblige à penser non plus « emploi contre travail » mais « emploi et travail ». Une abondante littérature a montré combien notre compétitivité relevait largement du « hors coût », remettant au centre les questions de sens, de qualité et d’efficacité collectives.

 

L’expression au travail, pour quoi faire ?

Il y a évidemment expression et expression. La dimension individuelle de celle-ci est la plus répandue : elle a été cajolée et développée durant des décennies d’individualisation des relations de travail ; elle a été formatée par les outils RH, avec la généralisation des entretiens individuels par exemple. La dimension collective quant à elle est devenue moins « glamour ». Elle relève soit de la représentation, au travers des syndicats et IRP, soit de groupes de travail et autres groupes projets qui fleurissent aujourd’hui dans les organisations. Et à l’instar des réseaux sociaux, d’autres voies émergent qui permettraient une contribution du plus grand nombre au travail.

 

S’exprimer et donc entendre et écouter, mais pour quoi faire ? Cette idée semble parfois menaçante. Pour les hiérarchies supérieures ou intermédiaires des entreprises, pour les représentants du personnel, parfois même pour les salariés ! En situation de réorganisation ou de crise, il est tentant soit de la comprimer soit de vouloir la limiter dans ses objets – les conditions, le mal ou le bien-être au travail – dans sa durée – provisoire -, le temps que les choses se calment, dans son périmètre, en sélectionnant ceux dont la parole peut être autorisée.

 

S’agit-il de passer un mauvais moment ? De renvoyer au sommet ? Ou bien de gagner durablement en performance globale et en bien-être collectif ? Parfois vue comme un défouloir, l’expression de tous peut aussi conduire à se préoccuper d’un élargissement de la gouvernance des entreprises avec l’entrée de salariés dans les conseils de surveillance comme en Allemagne ou dans les conseils d’administration, comme vient d’en décider en France le récent accord national interprofessionnel sur l’emploi. Pourtant, ces dispositions souhaitables répondent mal aux préoccupations quotidiennes des salariés et des managers et à la nécessité d’une expression « au » mais aussi « sur » le travail, pris dans une acception à la fois très concrète mais aussi très large.

 

Une formidable opportunité pour le management et pour le syndicalisme
Les entreprises ont beaucoup misé dans les années passées sur des process RH de plus en plus sophistiqués, mais aussi sur la communication interne ou externe. Mais pour quels résultats en termes de confiance, de bien-être, de performance globale ? Le management, méfiant au départ sur l’expression directe et collective, semble désormais s’y ouvrir tant il découvre que l’expression est un levier formidable pour les entreprises et pour les personnes. Les dérapages sont très rares et la démarche est efficace et peu coûteuse au regard des coûts engendrés par des systèmes sans qualité. Elle se traduit par un engagement ou un réengagement dans l’entreprise. Les occasions de s’y mettre pullulent donc. Reste la volonté, la créativité et… le courage ! Il en va de même pour les partenaires sociaux, syndicats de salariés au premier chef.

 

Dans nombre de pays européens, la démocratie sociale est à la peine, et le système de relations professionnelles essoufflé. Or, s’agissant de l’expression directe, les systèmes représentatifs institués, aux prises avec un salariat devenu très composite et aux intérêts peu convergents, craignent d’être débordés à la fois par des directions qui voudraient faire si ce n’est contre eux du moins sans eux, mais aussi par des salariés dont l’appétence à s’affilier syndicalement est faible et l’individualisme réputé forcené. De nombreux exemples montrent pourtant que ces risques sont marginaux. Qu’il y a ici beaucoup plus de complémentarité que de concurrence qui se construit. Que l’expression peut permettre, lorsque l’on s’en empare – y compris via les réseaux ou autres technologies dites nouvelles – un nouveau souffle de la délibération ou de la négociation en entreprise. Que le manque d’expression et de participation est bien plus coûteux pour la légitimité des institutions représentatives que l’inverse.

 

Ce bref plaidoyer, pour dire qu’en ce domaine comme dans bien d’autres les paroles célèbres d’un pape polonais sont plus que jamais de mise : n’ayons pas peur !

 

Pour en savoir plus :
– la note publiée par ASTREES en avril dernier et intitulée : Expression directe au travail, le retour ?
– L’interview exclusive de Jean Auroux

 

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