Notre dernier dossier l’a montré : comme d’autres vogues managériales, l’« entreprise libérée » est aussi riche de promesses que de dérives ou de faux-semblants. Prise à la lettre, elle ouvre une perspective séduisante, qui aide à penser l’après-taylorisme en tenant les deux bouts : performance et bien-être au travail. Attention pourtant.
Il y a loin du modèle à la réalité.
Une collection d’expériences ne fait pas une tendance. Les années 1980-90 ont certes vu s’élargir les marges de manœuvre des salariés, mais aussi monter de nouvelles contraintes – par les délais, le client, les collègues, la qualité, le contrôle informatisé – qui n’ont pas remplacé les anciennes – consignes, surveillance hiérarchique, cadences, pénibilités – mais s’y sont ajoutées. Avec les progrès de « l’autonomie contrôlée », l’intensification du travail a prévalu sur sa libération. À plus forte raison dans les années 2000, où l’autonomie s’est rétractée quand les contraintes se renforçaient. Avec pour seul contrepoids un surcroît de coopération, entre collègues comme avec la hiérarchie.
Une libération peut en cacher une autre
« L’entreprise libérée » n’est en outre qu’un fragment du discours patronal ; lequel, pris comme un tout, relève aujourd’hui de l’injonction paradoxale. Que dit-il aux salariés ?
• D’un côté : soyez proactifs, inventifs, responsables et coopérez. Ce sera gagnant-gagnant : vous serez aussi productifs qu’heureux au travail, et votre entreprise plus performante, en profits comme en emplois.
• De l’autre (c’est ici le président du Medef qui parle) : « le CDI tel qu’il est fait, est très inquiétant, très anxiogène. Il faut absolument faire que ce CDI soit beaucoup plus sécurisé [sic]. Nous préconisons que, lorsque nous signons un contrat avec un salarié, on puisse intégrer des clauses de séparation dans le contrat, comme un contrat de mariage » (France 2, le 3/11/2015).
Dit autrement, l’économie mondiale étant ce qu’elle est, nul employeur ne saurait désormais s’engager raisonnablement au-delà de ce qu’autorisent ses perspectives immédiates d’activité. Il lui faut être agile, c’est-à-dire fuir l’immobilisation pour ne prendre que des engagements réversibles à vue. Et ce discours-là dessine la face grimaçante de l’entreprise « libérée ». Celle de l’utopie néoclassique réalisée, un espace voué à la combinaison optimale de facteurs parfaitement mobiles, travail humain compris. Actif parmi d’autres, l’emploi y sera géré en flux tendus, à coups de contrats « agiles ». Certes on n’en est pas là : 85 % des salariés du privé sont encore en CDI (classique, pas « sécurisé »), une proportion qui doit sans doute beaucoup plus aux propriétés bien particulières du travail humain (apprentissage, intelligence, loyauté, coopération…) qu’aux exigences du code du travail. Lequel fait certes obligation à l’employeur d’adapter les compétences de ses salariés, et parfois de contribuer à leur reclassement. Mais l’essentiel de l’action publique s’évertue désormais à garantir la sécurité des parcours plutôt que des emplois, autre façon de « libérer l’entreprise ».
Prôner d’un même élan l’engagement des travailleurs et le désengagement des patrons est-il bien raisonnable ? N’est-ce pas rompre symboliquement les termes de l’échange salarial, subordination pour les uns, risques du marché pour les autres ? On dira que les travailleurs en redemandent, mais qu’est-ce qui fait encore tenir l’échange sinon l’ombre de la file d’attente ? Comme motif d’engagement, on fait mieux. Non, la relation d’emploi ne saurait se réduire à l’achat d’un consommable. Elle comporte un immense enjeu d’ordre public, simplement parce que le salariat commande toujours l’accès du plus grand nombre à la sécurité et à la dignité.
Si les dirigeants d’entreprise ne veulent – ou ne peuvent – plus y prendre leur part, qui doit le faire à leur place ? L’individu actif, mis en capacité de conduire seul – ou par plate-forme collaborative interposée – son parcours ? Les institutions du social, vouées à l’accompagnement de masse ? Des travailleurs associés offrant solidairement leurs services ? Que resterait-il alors de l’entreprise si, prise au mot, elle se trouvait libérée de sa première responsabilité sociale ?
Laisser un commentaire