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2_Jean-Luis DAYAN

Entre le flou prudent du programme présenté début juin aux partenaires sociaux et les pistes explosives « fuitées » peu après dans Libération, il était difficile de savoir jusqu’où le gouvernement Philippe voulait aller dans sa réforme du marché du travail. Tel qu’intercepté cette fois par Le Monde, le projet de loi d’habilitation présenté le 28 juin en conseil des ministres devrait exclure les chiffons rouges, mais pas les sujets qui fâchent. A la veille du débat parlementaire, c’est moins cependant le contenu circonstancié de la réforme qui importe ici que sa logique et ses intentions.

 

« Libérer l’énergie des entreprises et des actifs tout en donnant de nouveaux moyens concrets à chacun de trouver sa place sur le marché du travail et de construire son parcours professionnel : telle est la transformation sociale profonde dont notre pays a besoin. » Difficile de s’opposer farouchement à une telle ambition, héritée en droite ligne de la « flexisécurité ».

 

La réforme du droit du travail sera son premier acte, qui devrait occuper l’été : nouvelle articulation des négociations d’entreprise et de branche, simplification du dialogue social, sécurisation des relations de travail. Suivraient à l’automne la sécurisation des parcours professionnels (apprentissage, assurance chômage, formation professionnelle) et en 2018 la réforme des retraites.

 

Calendrier mis à part, le programme n’entre guère plus dans le détail ; il pose pourtant déjà nombre de questions. D’abord celle du diagnostic. En l’état, le droit du travail briderait les énergies, des travailleurs comme des employeurs. L’objection n’est pas nouvelle et n’a pas attendu la Loi El Khomri pour nourrir d’âpres débats. Toujours est-il que le nouvel exécutif la reprend pleinement à son compte, et avec elle le diagnostic de l’économie orthodoxe selon lequel chômage et croissance atone sont d’abord affaire de rigidités sur le marché du travail. Il s’y attaque sur trois fronts : production des normes, représentation du personnel, licenciement, sans exclure chaque fois d’aller loin dans la dérégulation. Menées à des rythmes et degrés divers par nombre de nos partenaires, trente années de réformes « structurelles » de cet acabit se sont parfois accompagnées d’un recul du chômage, mais souvent aussi (« en même temps » diraient d’aucuns) de la stagnation des salaires et de la montée de la précarité, du sous-emploi, des inégalités et de la pauvreté. C’est donc aller vite en besogne que reprendre tel quel ce programme pour la France sans se soucier plus que ça de ses effets collatéraux.

 

Il y a plus. Tenu au nom du parler-vrai, le discours gouvernemental comporte d’inquiétants raccourcis, pour ne pas dire de faux-semblants. Déroger par accord d’entreprise aussi bien à la loi qu’aux accords de branche libérerait de nouvelles capacités d’adaptation, au plus près du terrain. Soit. Mais ce qui a soulevé des foules contre la loi El Khomri n’est pas l’idée, somme toute de bon sens, de la diversification des normes ; c’est la menace, fut-elle en partie fantasmée, de leur recul généralisé. Encouragée depuis les lois Auroux de 1982, la négociation d’entreprise n’a suscité de remous que dans sa visée dérogatoire, chaque fois qu’il s’est agi d’autoriser des normes locales moins favorables aux salariés que la loi ou l’accord de branche. Là est la question : un pays d’ancienne industrialisation doit-il forcément en rabattre sur ses acquis sociaux pour retrouver la voie de la prospérité dans une économie mondiale en mutation profonde ? N’en déplaise à la France Insoumise, la réponse n’est pas simple ; mieux vaudrait cependant poser ouvertement la question que vanter candidement les vertus de « l’agilité » en éludant ses risques.

 

Justement, objectera-t-on. La réforme jouera sur les deux tableaux, en échangeant dérégulations contre nouvelles sécurités. Sauf qu’on ne sait plus très bien non plus ce que « sécurité » veut dire. Quand le gouvernement entend « sécuriser les relations de travail », il ne parle pas de la sécurité de l’emploi, mais de son contraire. Ce sont les employeurs qu’il veut protéger des risques du licenciement (par exemple en « barémisant » les dommages, intérêts prud’homaux) ou des lourdeurs de la représentation du personnel, vus comme autant de freins à l’embauche.

 

Restons honnêtes. Dans un second temps, il prévoit aussi, pour sécuriser les parcours professionnels, de développer l’apprentissage, d’étendre l’assurance chômage aux démissionnaires et aux indépendants et de former massivement les jeunes et les salariés menacés. Autant de contreparties tangibles au recul des normes et des procédures, dessinant les contours d’un nouveau compromis social. Le propre d’un bon compromis étant d’être équilibré, que penser de celui qui s’ébauche ? Les avancées promises sont-elles à la hauteur des reculs annoncés ? La « libération des énergies » tiendra-t-elle ses promesses ? Pourra-t-elle à elle seule non seulement réduire le chômage, mais créer en nombre des emplois de qualité (rémunération, perspectives, participation, qualité de vie au travail…) ? La réforme en gestation est encore loin d’offrir ne serait-ce que l’ébauche d’un régime de sécurité professionnelle qui fasse pendant à l’emploi salarié durable, lequel reste pour beaucoup la norme du travail décent.

 

Pas seulement faute de nouvelles garanties, forcément longues et complexes à construire. Faute aussi de choix assumés. La sécurité des parcours sera-t-elle la seule affaire de l’Etat, garant de droits individuels financés par l’impôt, comme semblent l’annoncer les réformes à venir de l’assurance chômage et de la formation professionnelle ? Quelle place sera laissée aux assurances sociales, assises sur la cotisation et la gestion paritaire ? Comment sera garantie la capacité d’agir des personnes sur le marché du travail (revenu de remplacement, formation, mobilité, initiative, représentation, négociation…) ? Si « statut de l’actif » il y a, tiendra-t-il lieu de protection sociale a minima pour des travailleurs ubérisés, ou d’un véritable régime universel de liberté professionnelle ?

 

Beaucoup de questions pour un seul quinquennat, c’est vrai. Mais qu’y aurait-il à perdre à les poser ?

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.